Par Olivier Foreau – Le 18 décembre 2016 – Source Normalosphere
Dans une vibrante tribune intitulée « En France, les femmes sont libres » (Huffington Post, 05/09/2016) Manuel Valls s’est fixé dernièrement un nouveau défi pédagogique : faire entrer dans le crâne d’une journaliste étrangère les concepts de principes républicains et de laïcité à la française. À lire ses explications pour le moins embrouillées, on devine que la tâche est rude. D’ailleurs il concède, bon prince, à propos de la laïcité : « Je sais combien cette singularité française a du mal à être comprise à l’étranger. » Car il faut bien le reconnaître, la laïcité « à la française » n’a pas grand-chose à voir avec celle des autres. Il en va de même pour les « principes républicains », inconnus dans le reste du monde, ce qui explique le fait qu’en France les femmes sont libres, contrairement à celles qui vivent ailleurs.
Difficile de lui donner tort : nos principes ne manquent pas de susciter la perplexité hors de l’hexagone, notamment à l’ONU qui voit dans les arrêtés anti-burkini une « interdiction discriminatoire » et « stupide » (Le Monde, 30/08/16). Certains ont du mal à comprendre qu’au pays autoproclamé de la liberté et de la tolérance, ceux-ci doivent s’exercer sous contrainte policière, à coups de procès-verbaux et d’humiliations publiques. Prompts à s’imaginer les Français comme autre chose que des animaux, ils continuent à ne pas voir ce qui fait notre singularité : la passion de l’obéissance.
La France étant aussi le pays de l’égalité (c’est écrit sur la boîte), on serait bien en peine d’y dénicher la moindre trace de rapports de force, d’antagonismes de classes ou autres vieilleries de ce genre. Il y a bien quelques inégalités ici ou là (une personne sur sept sous le seuil de pauvreté), qu’on s’emploie naturellement à « réduire », sans le moindre résultat car les inégalités c’est un peu comme le terrorisme ou la sclérose en plaques, un phénomène quasiment impossible à expliquer, et contre lequel on lutte avec les moyens du bord, c’est-à-dire en commençant par relativiser les choses. D’autant que les prêcheurs de la gauche libérale nous mettent régulièrement en garde : à trop vouloir prendre ces questions au premier degré, on a vite fait de basculer dans l’extrémisme, quitte à se retrouver à la lisière du fascisme… Est-ce bien raisonnable ?
Pour rester fréquentables, nous avons donc mis le social de côté au profit des valeurs, notion suffisamment protéiforme pour que tout le monde s’y retrouve, et auréolée d’une noblesse indéfinissable. Nous avons pris de la hauteur vis-à-vis des sempiternels clivages partisans, et pour réaliser ce bond qualitatif il a suffi de ressortir de nos armoires l’imagerie des années trente, avec ses démocraties, ses dictateurs, son Bien et son Mal absolus. Désormais c’est pour la démocratie et elle seule que nous roulons, à l’image de nos aïeux unis dans la résistance contre la dictature et la barbarie. À présent que les idéologies ont prouvé leurs dangers, comme on dit, s’avouer de droite ou de gauche n’émeut de toute façon plus grand monde. On peut même être des deux à la fois, ce qui n’est pas un mince progrès, et exercer sa liberté d’opinion sans se sentir obligé d’en avoir une.
Notre ennemi ce n’est plus la finance mais l’oppression, la haine, le sexisme, etc. Le langage des valeurs, c’est comme une lessive à laquelle aucune tache ne résiste : sa vertu essentielle est de pouvoir légitimer à peu près tout, à commencer par les décisions du gouvernement, qui en ont souvent bien besoin. C’est la certitude, inestimable, de ne plus jamais se tromper de camp. « L’Occident est allé au secours de populations qui luttaient contre des régimes dictatoriaux et oppresseurs. […] La France ne se déshonorera pas à soutenir des dictatures ou à fermer les yeux sur leurs agissements », s’autocongratule Franck C, membre zélé de la normalosphère, à propos du désastre syrien. Il est clair que l’appartenance à la démocratie, jointe à une notre foi servile en ses représentants, confère à chacun d’entre nous une autorité morale sur le restant de l’espèce humaine. Résolument optimistes, nous ne sommes pas à court de munitions pour rendre le monde meilleur, et ne désespérons pas qu’il finisse un jour par trouver grâce à nos yeux.
Pacifistes, forcément pacifistes
L’actuelle incarnation du Mal, l’ennemi public numéro un du monde libre, c’est bien sûr et plus que jamais le président syrien, « dictateur sanguinaire qui tue son propre peuple » depuis plus de cinq ans, alors que tout le monde pensait que ce serait l’inverse. Dès le 9 mai 2011, l’Union européenne « condamne notamment les tirs à balles réelles lors des manifestations pacifistes ». Inutile de rappeler qu’à cette nouvelle, le sang et les valeurs de François Hollande n’ont fait qu’un tour, au point qu’à peine élu président il s’est empressé de larguer en douce aux pacifistes en question tout ce qu’il fallait pour étriper en bonne et due forme les forces de l’ordre syriennes. Plus tard (bien plus tard même), il s’en est expliqué : « On ne pouvait pas laisser les seuls Syriens, qui préparaient la démocratie (…), être sans armes », car « les rebelles syriens méritent tout notre soutien » (Le Parisien, 21/08/14).
Aussi elliptique que faire se peut, le chef de l’État ne juge pas utile de préciser qui sont les rebelles en question, ni ce qu’ils ont fait au juste pour mériter tout notre soutien, ni en quoi ils préparent une démocratie quelconque. Il lui a suffi de mentionner qu’ils « faisaient face […] aux armées du dictateur Bachar al-Assad » pour que nous les parions automatiquement de toutes les vertus. Dans notre imaginaire préformaté ils sont devenus autant de résistants en puissance, et ce n’est pas parce que nous passons volontiers l’éponge sur les bavures de la police française que nous sommes disposés à tolérer celles des autres… En mars 2011, avant qu’on ait eu le temps de se demander pourquoi les premiers tirs avaient eu lieu, la réponse avait déjà atterri dans nos assiettes, prête à être avalée : si les forces de sécurité syriennes ont tiré sur des manifestants, c’est parce qu’elles sont au service d’un dictateur, autrement dit c’est dans leur nature de le faire. Quoi de plus logique ? Penser qu’elles aient pu le faire pour une autre raison ne serait-il pas, d’une certaine manière, un début de complaisance envers la barbarie ?
Passablement différente est la version du père Frans van der Lugt, prêtre hollandais résidant en Syrie et témoin direct des événements : « Dès le début il y a eu le problème des groupes armés, qui font aussi partie de l’opposition… L’opposition de la rue […] est armée et emploie fréquemment la violence brutale, dans le seul but d’en rejeter la responsabilité sur le gouvernement […] Dès le début, les mouvements de protestation n’étaient pas purement pacifiques. Dès le début j’ai vu des manifestants armés qui défilaient dans les manifestations tirer les premiers sur la police. Très souvent la violence des forces de sécurité était une réaction contre la violence brutale des rebelles armés. »
« Il y a aussi des sunnites pro-Bachar al-Assad, et les rebelles n’ont pas le soutien de la majorité » (cath.ch). Il faut avouer qu’en France, c’est un peu pareil : les auteurs d’attentats et les tueurs de flics ne jouissent pas non plus d’un franc soutien de la population, et nous avons sûrement des progrès à faire de ce côté-là. « Pour le Père Frans, l’opinion publique internationale est mal informée sur ce qui se passe vraiment en Syrie. […] Les chrétiens, comme d’autres minorités […] préfèrent cependant dans leur majorité le système actuel, garantissant la laïcité, craignant l’arrivée au pouvoir d’un régime islamiste qui les marginaliserait. » Cette bienveillance à peine voilée envers le « boucher de Damas » ne pouvait pas durer éternellement, et le père van der Lugt a été liquidé de deux balles dans la tête le 7 avril 2014, semble-t-il par les amis de Laurent Fabius, à savoir les rebelles modérés du front al-Nosra (source Wikipedia).
Toujours est-il que sa version des faits est corroborée par Le Parisien du 20 mars 2011, soit au tout début du « soulèvement pacifique » : « Des centaines de manifestants ont mis le feu dimanche au Palais de justice et à d’autres bâtiments et voitures à Deraa au sud de Damas, après des heurts avec les forces de l’ordre qui ont fait un mort et 100 blessés, selon des témoins. […] Les protestataires ont également incendié des locaux des sociétés de téléphonie mobile MTN et Syriatel. […] Des bandes de malfaiteurs ont attaqué des hôpitaux à Deraa et mis le feu à des biens publics et privés, semant la terreur parmi les habitants. Elles ont tiré sur la police qui n’a pas riposté » (confirmé également par Libération le 24 mars 2011). On comprend mieux ce que François Hollande appelle « préparer la démocratie ».
Quant au Monde, il a fait ce qu’il sait faire le mieux, c’est-à-dire ne pas informer du tout, histoire de continuer à nous vendre le plus longtemps possible ses « manifestants pacifistes ». C’est ainsi que le 19/03/12, on y découvre « [qu’]un an après le début du soulèvement, le terrorisme et la lutte armée sont en train de prendre le pas sur la protestation populaire ». Si la foule avait mis le feu au Palais de justice de Paris, Le Monde aurait-il mis là aussi un an à s’en apercevoir ?
« L’engrenage infernal »
Pour embobiner convenablement l’opinion, il faut souvent se résoudre à inverser la chronologie des causes et des effets, quitte à sombrer dans l’invraisemblance la plus caricaturale, qui est devenue la marque de fabrique du Monde (exemple parmi bien d’autres, mais qui reste quand même un modèle du genre). Dans le cas syrien, l’enchaînement des événements est présenté selon un ordre immuable, destiné à valider en continu le radotage présidentiel, en vertu duquel «Bachar al-Assad est à l’origine du problème. » (Le Monde, 28/09/15).
La caractérisation du régime comme une machine à réprimer permet de lui coller sur le dos toutes les atrocités du conflit, selon le principe de la propagande guerrière qui veut qu’il y ait deux camps en présence, l’un qui fait la guerre (celui de la dictature), et l’autre qui ne la fait pas (celui des pacifistes). Même si elle a le mérite d’être intellectuellement à la portée du public français, cette logique de cour de récré a du mal à rester plausible sur la durée. Et les choses se compliquent avec l’entrée en scène d’État islamique (Daech pour les intimes), dont les vidéos, qui font un tabac sur Youtube, ne brillent pas vraiment par leur pacifisme. À partir de 2014 les puissances occidentales se retrouvent contraintes d’échafauder cahin-caha, dans le ciel syrien, une « coalition antiterroriste » pour faire mine de bombarder cette organisation dont elles ont toujours pensé le plus grand bien.
C’est un véritable déchirement pour François Hollande, qui « s’était toujours refusé à frapper État islamique en Syrie » car ce n’est jamais très loyal de bombarder ses amis, et en l’occurrence « qui frappe Daech conforte Bachar », analyse Le Monde du 02/11/15. Qu’à cela ne tienne, notre champion de la synthèse par le bas lutte désormais contre « l’alliance du terrorisme et de la dictature » (Le Monde, 28/09/15), expression qui suppose que non content d’être un tyran, Assad est par-dessus le marché un parrain de l’État islamique, c’est-à-dire l’allié de ceux qui ont juré sa perte. Le paradoxe n’est qu’apparent, si on en croit l’argumentaire pour le moins expéditif d’Atlantico (10/09/15) : « Assad est cynique au dernier degré. Il a contribué très directement à la montée en puissance de l’EI, jouant comme tous les dictateurs la politique du pire » [1]. Bref, c’est en quelque sorte le dictateur idéal, père de toutes les calamités, y compris de ses propres déboires et de l’internationalisation du conflit.
Chercher à remettre cette chronologie à l’endroit, en s’interrogeant par exemple sur le rôle des puissances occidentales et de leurs alliés du Golfe dans le déclenchement de la « rébellion », est typiquement le genre de comportement à éviter, surtout si on travaille dans « l’information » et qu’on tient à garder sa place 1. Année après année, qu’il pleuve ou qu’il vente, la presse ressert inlassablement le même pitch : la Syrie n’a jamais eu d’autre ennemi que son président, ni celui-ci d’autres ennemis que ses concitoyens. Nous devons nous figurer ce pays comme l’auberge des Thénardier, paumée au fond des bois jusqu’à ce que Barack Obama et François Hollande, Jeans Valjeans post-modernes, aient soudain eu vent de son existence.
Ce décalage permanent entre la description du conflit et son ampleur réelle permet aux sauveurs occidentaux d’apparaître à chaque fois en spectateurs effarés face à l’horreur, ce qui les exonère implicitement de toute responsabilité antérieure. Ce n’est qu’au moment où ces responsabilités commencent à devenir difficiles à occulter (notamment à cause d’une « révolution » qui dure plus longtemps que prévu) qu’ils passent du statut de spectateurs impuissants à celui d’acteurs malgré eux. À ce même moment, quelques critiques (démocratie oblige) se font discrètement entendre : Jean-Pierre Chevènement se hasarde à parler sur Europe 1 d’« erreur gravissime », de « grosse bêtise ». D’autres parlent d’irréalisme, ou encore d’aveuglement. La thèse de l’aveuglement, procédé vieux comme le monde pour planquer les exactions les plus néfastes sous le tapis des intentions vertueuses, vise surtout à entretenir l’aveuglement de l’opinion, qui du reste ne demande que ça. Autant dire qu’ici la « critique » vaut absolution, car comment blâmer sérieusement quelqu’un qui a été aveuglé par son envie de bien faire ? On blâmera tout au plus son incompétence, ce qui est clairement un moindre mal pour des individus comme François Hollande ou Laurent Fabius, vu la quantité incalculable de destructions et d’homicides dans lesquels ils sont impliqués.
Elizabeth Hoff, représentante de l’Organisation mondiale de la santé en Syrie, s’adresse au Conseil de sécurité de l’ONU le 21/11/16 : « Avant le début du conflit, la Syrie avait l’un des systèmes de soins de santé les plus avancés du Moyen-Orient. Tandis que le pays atteignait la catégorie des pays à revenu intermédiaire, […] les taux nationaux de couverture vaccinale étaient de 95 %. Le secteur pharmaceutique syrien prospérait, produisait plus de 90 % des médicaments nécessaires au pays et exportait ses produits dans 53 pays. À présent, près de six ans plus tard, le tableau est tout à l’opposé. D’après l’Organisation des Nations Unies, plus de 300 000 personnes ont été tuées. » Que s’est-il passé ? Explication d’Alain Juppé [3] dans Le Monde du 18/10/16 : « Assad […] est responsable de la mort d’au moins 300 000 de ses compatriotes » – ce qui revient à dire que pour Alain Juppé, Daech et al-Qaïda n’ont jamais fait de mal à une mouche. Les « décodeurs » du Monde ne sont pas en reste pour vanter le caractère plutôt inoffensif de l’État islamique: « 80 % des victimes [de la guerre en Syrie, NldR] ont été tuées par les forces gouvernementales (armée régulière, milices locales et milices chiites étrangères alliées du régime), et 10 % par l’EI ». Inutile de préciser que lorsque le même État islamique frappe sur le sol français, Le Monde et Alain Juppé sont les premiers à nous abreuver de leur épouvante et de leur indignation.
Liberté et dignité, des slogans porteurs
Certains pourraient se demander comment le chef de l’État, obsédé par la liberté d’expression au point de livrer des missiles antichars à des marcheurs pacifistes, a pu oublier de distribuer des tasers, des flash-balls et des fusils à pompe aux manifestants français contre la Loi travail, de façon à ce qu’ils puissent faire jeu égal avec la police qui leur balançait des grenades à tout va, quand elle ne leur fonçait pas dessus en camion. Mais comment mettre dans le même sac un peuple entier (22 millions d’habitants) aux prises avec un despote, et une poignée de « casseurs » de la CGT qui se prélassent au pays de la liberté et de l’égalité ? Car toutes les revendications ne se valent pas. Examinons, par exemple, celles des Syriens : « Durant les premières semaines de manifestations, les seules revendications des protestataires concernaient la liberté et la dignité dont ils avaient été trop longtemps spoliés. […] Les Syriens avides de liberté et de dignité […] restent dans leur immense majorité pacifiques », lisait-on le 07/09/11 dans l’instructif et ô combien impartial blog du Monde, Un œil sur la Syrie. « Le régime ne semble pas avoir beaucoup à craindre d’une opposition émiettée, peu organisée et sans programme », note le 05/02/2011 Libération, qui mentionne un « appel lancé sur Internet à des manifestations […] contre la “monocratie, la corruption et la tyrannie” ».
Ce n’est pas sans autosatisfaction que nous apprenons que l’opposition syrienne est favorable à la liberté et à la dignité, et qu’en revanche elle désapprouve la corruption et la tyrannie. Quoi de plus transpartisan, quoi de plus semblable à nous ? Le fait qu’elle n’ait pas de programme confirme à quel point elle partage nos valeurs. Et nous ne pouvons que souscrire à des slogans comme « liberté » et « dignité », qui concernent à peu près tout le monde, alors que ceux des manifestants contre la Loi travail ne concernaient au fond que deux catégories de personnes, celles qui ont un travail et celles qui n’en ont pas. Politisés à l’extrême, les militants anti El Khomri n’ont pas seulement fait preuve de misogynie en contredisant cette ministre, ils ont voulu mettre leur grain de sel dans la tambouille législative alors que personne ne leur avait demandé leur avis, ce qui montre assez leur absence de respect pour le débat démocratique. « Une partie de ces casseurs, chauffés à blanc par la haine et encouragés par l’impunité judiciaire, pourra être tentée de basculer dans le terrorisme. Nous devons nous inquiéter de leur jonction éventuelle avec les fous de Dieu », prophétisait Pascal Bruckner dans Le Figaro du 20/05/16. « Faudra-t-il alors classer ces radicaux dans la catégorie des terroristes ? La question reste ouverte. » Même son de cloche chez Pierre Gattaz, patron du MEDEF et maître à penser du parti socialiste, à propos des grèves de la CGT : «Faire respecter l’État de droit, c’est faire en sorte que les minorités qui se comportent […] comme des terroristes, ne bloquent pas tout le pays. » (Le Monde, 30/05/16).
En Syrie, « l’insurrection armée a été précédée par le soulèvement d’une partie croissante de la population, qui, en 2011 et 2012, ne demandait rien d’autre que […] des réformes assurant plus de liberté, de dignité et de justice », continue à rabâcher Le Monde du 19/10/16. De quelles réformes s’agissait-il concrètement, peu importe car le fait de vouloir des réformes est en soi un signe de positivité, qu’il serait malvenu de ne pas saluer. Et le problème avec la CGT c’est justement son refus des réformes et du changement, attitude typique de ceux qui sont « arc-boutés sur leurs acquis », pour reprendre la formule choc de François Fillon. Tout comme le gouvernement d’Assad, la CGT incarne le conservatisme, c’est-à-dire ce qui nous horrifie au-delà de tout.
« Nous ne pouvons plus avoir dans les semaines qui viennent de telles manifestations sur Paris, […] avec l’hôpital Necker qui a été dévasté, c’est insupportable », s’alarmait Manuel Valls sur France Inter le 15/06/16 à propos d’un bris de glace, événement impensable dans un pays comme le nôtre. « Les casseurs voulaient tuer des policiers », tweetait-il fébrilement dans la foulée.
Quand des hôpitaux sont attaqués à Deraa et que la police se fait tirer dessus réellement, personne ne parle de casseurs car sous un régime qualifié par nous de dictature, on estime que chacun a le droit de faire ce qui lui chante – meurtres, pillages, etc. – en vertu du principe que la démocratie n’a pas de prix. En France, « pays des Lumières et des libertés » dont se gargarise Manuel Valls, ce n’est évidemment pas la même chose, et il est bien naturel que les manifestations soient considérées comme une atteinte à l’État de droit, les grèves comme des prises d’otages, et les militants de gauche comme des terroristes. Il n’est pas moins naturel que le gouvernement impose à coups de 49.3 une loi rejetée pendant des mois par les deux tiers de l’opinion. Un pays comme le nôtre, soumis à un état d’urgence permanent, à une propagande hystérique et à une surveillance de masse sans précédent, correspond en tous points à ce que nous avons l’habitude de nommer une démocratie moderne.
L’art de rester soi-même
« La période de transition doit débuter avec la chute ou la mort de Bachar al-Assad », a déclaré à deux agences de presse, dont l’AFP, le négociateur en chef de l’opposition syrienne, le chef rebelle salafiste Mohammed Allouche, (L’Obs, 13/03/16). Le « négociateur » en question « dirige Jaïch Al-Islam, un groupe rebelle syrien d’obédience salafiste soutenu par l’Arabie saoudite, un des plus influents mouvements rebelles en Syrie », nous apprend Le Monde, sans toutefois s’appesantir sur les activités de ce sympathique groupe. C’est dommage, car elles ne manquent pas de pittoresque : « Les atrocités que Jaïch al-Islam […] a perpétré ont été soigneusement ignorées, mais rivalisent avec celles commises par l’EI. Il est vrai que les deux milices, ainsi qu’al-Qaïda ont en commun leur appartenance au wahhabisme, connu pour ses pratiques féroces […] ». Selon l’OSDH, […] le groupe « utilise les prisonniers et les captifs comme boucliers humains ». « Parmi eux se trouvent des familles entières. » […] Une vidéo publiée sur internet montre trois camions transportant des cages en fer dans laquelle ont été enfermés hommes et femmes séparés, circulant dans une rue dévastée au milieu d’immeubles en ruine. (IHS NEWS, 02/11/2015).
Un défenseur aussi ardent de la liberté et de la laïcité ne pouvait qu’être bombardé (c’est bien le cas de le dire) négociateur en chef de l’opposition syrienne, même si la négociation n’a pas l’air d’être son fort : « Les négociations sans fin portent atteinte au sort du peuple », assène-t-il avant de démissionner de son poste, le 29 mai dernier, pour protester contre l’échec des discussions de paix de Genève, autrement dit contre le fait qu’Assad soit toujours en vie [4].
Si Le Monde présente avec autant de décontraction le chef d’un groupe de tortionnaires salafistes comme le négociateur attitré de l’opposition syrienne, c’est qu’il ne juge même plus nécessaire de dissimuler le véritable visage de cette opposition. Il compte désormais sur nous (et il a bien raison) pour nous le dissimuler à nous-mêmes, et pour continuer à recracher sans faiblir le catéchisme qui nous a été déversé dessus cinq ans durant. Nous avons capté l’essentiel, à savoir que toute critique envers l’opposition syrienne peut nous rendre suspects de fascisme, de complotisme et de révisionnisme. Est-ce réellement cela que nous voulons ? [5]
L’opinion publique, obstacle à la libération des peuples
La démocratie telle que nous l’entendons, c’est donc un combat quotidien : contre soi-même d’abord, mais aussi contre certains préjugés qui ont la vie dure, comme par exemple celui qui voudrait que la démocratie ait quoi que ce soit à voir avec le peuple, la souveraineté ou le pouvoir du peuple. Spécialiste de l’initiative citoyenne, Daniel Cohn-Bendit est catégorique : « Je suis contre le peuple », s’égosille-t-il. « Il faut arrêter de dire que le peuple a toujours raison. » En effet, le problème avec les peuples c’est que leur notion de la démocratie ne coïncide à peu près jamais avec la nôtre, ce qui nous force en général à intervenir militairement. C’est notamment le cas dans nos anciennes colonies (dont la Syrie), pour des raisons culturelles évidentes, puisqu’elles ont cru bon de s’émanciper avant que nous ayons eu le temps d’achever leur éducation. Mais ce qui dépasse l’entendement, c’est que nos propres opinions publiques puissent faire preuve de réticence lorsque nous agressons des pays qui ne nous ont rien fait, et ne nous menacent en rien : comment ne voient-elles pas que si un pays ne représente aucune menace pour nous, cela augmente justement nos chances de pouvoir l’anéantir en toute impunité ?
« Des frappes aériennes furent envisagées contre des cibles militaires en Syrie. Ce n’étaient […] que des gesticulations, sauf peut-être pour Paris. À Londres, en effet, David Cameron suspendait sa décision à un vote positif aux Communes […]. À Washington, Barack Obama prétendait indispensable l’accord du Congrès », accuse « Le Libé des Syriens » [sic] (10/03/16) qui déplore au passage « l’opposition des opinions publiques […] à des interventions militaires forcément coûteuses, financièrement et humainement. » Même amertume chez John Kerry, le supérieur direct de Jean-Marc Ayrault, dans Le Monde du 01/10/16 : « Beaucoup d’Américains ne pensent pas que nous devrions nous battre et envoyer de jeunes Américains mourir à l’autre bout du monde ». « M. Kerry a expliqué […] que les États-Unis n’avaient pas les justifications nécessaires, en droit, pour attaquer le régime de Bachar Al-Assad. » […] « Nous n’avons pas la base qu’il faut (…).
« À moins d’une résolution votée par le Conseil de sécurité de l’ONU (…) ou à moins d’être directement attaqués, ou à moins d’être invités à prendre part au conflit. Les Russes y ont été invités par le régime ». « Nous essayons de suivre la voie diplomatique, et je comprends que cela soit frustrant. Personne n’est plus frustré que nous. » En effet quoi de plus frustrant, pour un représentant de la démocratie, que le dialogue? Visiblement au bout du rouleau, le secrétaire d’État américain a donc fini par le reconnaître : notre présence en Syrie n’a pas plus de légitimité que celle de l’État islamique.
Si l’opinion publique n’arrive pas forcément à comprendre comment une coalition dite « antiterroriste » peut afficher les mêmes objectifs que les groupes djihadistes qu’elle prétend combattre, c’est parce que le peuple – à cause de sa nature prosaïque – a l’habitude de penser les conflits en termes d’intérêts : l’un veut ceci, et l’autre cela. Tandis qu’une approche éthique comme la nôtre puise sa source dans des principes universels, désintéressés et transpartisans, qui permettent notamment de violer sans vergogne le droit international. La grandeur de l’éthique, c’est qu’elle ne recule devant rien.
Le vote, un danger majeur pour la démocratie
Bashar Ja’afari, représentant permanent de la République arabe syrienne aux Nations unies, trouve notre éthique un peu envahissante : « Vous n’avez pas à décider qui doit diriger la Syrie. C’est aux Syriens d’en décider. Les Syriens ne décideront pas qui sera le successeur d’Obama aux USA. Donc c’est nous (les Syriens) qui déciderons. C’est ça la démocratie. » (interview devant les Nations Unies, 25/09/16).
Qui pourrait croire à l’impartialité de ce monsieur au sujet de la Syrie, quand on sait qu’il est lui-même syrien ? Comment ne pas voir qu’il se soucie essentiellement de l’avenir de son pays, et assez peu de celui des autres ? Eh bien non, M. Ja’afari, la démocratie c’est quand tout le monde décide, pas seulement les Syriens : quid de nos amis américains, quid de nos amis saoudiens, quid de la « communauté internationale » ? Quid du monde libre ? En soi nous ne voyons pas d’inconvénient à ce qu’un peuple choisisse qui va le diriger, à condition tout de même que ce soit quelqu’un qui nous plaise, autrement dit quelqu’un que nous puissions diriger à notre tour, pour le plus grand bien des Syriens et de la gestion de leurs ressources naturelles.
Mais peut-on vraiment compter sur eux pour faire le bon choix ? En mai 2012, l’idée d’un scrutin n’effleurait même pas François Hollande, qui pataugeait en pleine rêvasserie néocoloniale : « Le chef de l’État a confirmé que Paris accueillerait début juillet une nouvelle conférence […] pour organiser l’opposition à Assad, car “il ne faut pas non plus mettre n’importe qui à la place” [sic] ». (Le Parisien, 30/05/12). Il s’agissait de savoir, en gros, à qui on allait confier les enfants, une fois qu’on aurait lynché les parents. Comme chacun peut le voir quatre ans et demi plus tard, ce projet émouvant s’est soldé par un fiasco absolu (tant sur le volet « garde des enfants » que sur le volet « lynchage »), et au final François Hollande n’a pu mettre personne à la place de personne.
Il faut dire qu’en juin 2014 Bachar al-Assad n’a rien trouvé de mieux que d’organiser une élection présidentielle et de la gagner – typiquement le genre de provocation qui passe mal auprès du président français, tellement carbonisé dans l’opinion qu’il a dû renoncer à se représenter en 2017, et de ses camarades spécialistes de la guérilla urbaine. Sans surprise, leur rejet a été aussi unanime que le vote des Syriens en faveur d’Assad : « Pour le secrétaire d’État américain […] il s’agit d’une “non-élection”. “C’est un zéro pointé”, a déclaré John Kerry. » (Le Monde, 04/06/14). Laurent Fabius a déploré une “farce tragique”. « Le plébiscite du 3 juin sera vite oublié », conclut Le Monde, résolu à ne pas perdre espoir en la démocratie.
« Cette présidentielle que Bachar al-Assad a tenu à organiser n’est qu’une farce électorale, alors que plus de la moitié du pays échappe au régime et que 9 millions de Syriens sont réfugiés ou déplacés », argumente le journal saoudien Al-Hayat le 03/06/2014 – en oubliant de mentionner qu’au Liban les réfugiés ont pu voter, et ne se sont pas privés pour le faire en masse : « Ils ont fui leur pays mais veulent voter pour leur président », fulmine Europe 1 le 28/05/14. « En voiture ou en autobus, à mobylette ou à pied, des milliers de Syriens, bourgeois, ouvriers ou réfugiés, ont pris d’assaut mercredi leurs ambassades au Liban et en Jordanie pour ré-élire le président Bachar al-Assad. ». « Réel ou pas [sic], cet “enthousiasme” a semé le chaos à Beyrouth et ses environs », se désole France 24 face à cette « vague humaine ».
En Europe, bastion de la liberté d’expression et des droits de l’homme, il n’y a eu aucun débordement à déplorer : « La France et l’Allemagne interdisent aux Syriens de voter dans leurs ambassades […] Le Quai d’Orsay argue que Bachar al-Assad, dont la réélection est attendue à la prochaine présidentielle, “ne saurait représenter l’avenir du peuple syrien” » (Libération, 12/05/14) [6]. En Europe, nous avons compris depuis longtemps que le meilleur moyen d’assurer l’avenir des peuples, c’est de leur arracher la langue.
Notes
- N’en déplaise à Atlantico, certains esprits forts persistent à voir dans l’essor de l’État islamique autre chose qu’un effet du cynisme de Bachar al-Assad : « Un mot sur Daech, d’abord. […] Quel est le docteur Frankenstein qui a créé ce monstre ? Affirmons-le clairement, parce que cela a des conséquences : ce sont les États-Unis. […] L’Irak et le Moyen-Orient “appartiennent” aux États-Unis, comme les conflits régionaux, en cascade, que cette agression [de l’Irak, NldR] a engendré, tout comme l’État islamique, “appartient aux États-Unis. » Général Vincent Desportes – Sénat, comptes rendus de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, 17 décembre 2014.
- La reprise d’Alep par le gouvernement syrien commence à faire, dans la presse, l’effet d’un transfert psychanalytique. La vérité remonte à la surface, par bribes, après cinq ans de refoulement continu : « On ne peut nier que ces mouvements populaires aient été relayés voire organisés par des milices armées par des puissances régionales telles que l’Arabie saoudite ou la Turquie », lit-on par exemple dans Le Parisien du 10/12/16. Il y a seulement quelques semaines, de telles réminiscences n’étaient même pas imaginables.
- Deux fois – deux de trop – ministre des Affaires étrangères : après des débuts prometteurs lors du génocide rwandais en 1994, dix-sept ans plus tard il prouve qu’il a toujours « la pêche » avec la démolition de la Libye, suivie par l’entreprise d’annihilation de la Syrie.
- Préoccupation partagée par ses compagnons de lutte pour la liberté et la dignité : « Le chef d’Al-Qaïda en Syrie offre 3 millions d’euros pour tuer Assad » (Le Point, 13/10/2015). « Le chef djihadiste a précisé qu’il verserait cette récompense même si Assad était tué par un membre de sa famille et a affirmé qu’al-Nosra protégerait le meurtrier et sa famille. » De quoi combler d’aise un autre adepte de l’appel au meurtre, Laurent Fabius, selon qui « Assad ne mériterait pas d’être sur la Terre » (Francetv info, 17/08/12).
- Dans la partie d’Alep contrôlée jusque récemment par la rébellion syrienne démocratique, les gens commençaient enfin à vivre comme nous : « Beaucoup des civils sous contrôle des groupes armés d’opposition […] vivent dans la peur constante d’être enlevés s’ils critiquent le comportement des groupes armés en place », rapporte Amnesty International le 04/07/16. « Ils contrôlent ce que nous pouvons et ne pouvons pas dire. Soit vous êtes d’accord avec leurs règles sociales et leurs politiques, soit vous disparaissez. »
- « Obama a dit très clairement que l’avenir de la Syrie ne passe pas par Bachar al-Assad », ressassait encore l’an dernier le président français, colporteur empressé de la parole divine. Les Syriens, quant à eux, semblent estimer que leur avenir ne passe pas par le dépeçage de leur pays et son retour au Moyen Âge, sous la houlette des gangs intégristes que nous avons envoyés pour les « libérer ».