Le coup paradigmatique donné par l’Afghanistan à la vision occidentale, arrive à un moment d’inflexion historique : les États se détournent délibérément de ce modèle raté qui avait soutenu Ghani.
Par Alastair Crooke – Le 13 septembre 2021 – Source Al Mayadeen
« Avant de voler 169 millions de dollars et de s’enfuir après sa disgrâce, le président fantoche de l’Afghanistan, Ashraf Ghani, a été formé dans des universités américaines d’élite, a reçu la citoyenneté américaine, a été formé à l’économie néolibérale par la Banque mondiale, a été glorifié dans les médias en tant que technocrate « incorruptible », a été coaché par de puissants groupes de réflexion de DC comme l’Atlantic Council, et a reçu des prix pour son livre, Fixing Failed States ». C’est le paragraphe introductif de l’analyse de Grayzone sur ce que Ghani représentait pour les États-Unis.
Il a, bien sûr, été parachuté au pouvoir « élu » à Kaboul, précisément pour servir les intérêts américains : Ghani a travaillé à la Banque mondiale pendant une décennie, supervisant la mise en œuvre de « programmes d’ajustement structurel ». Il a principalement participé à la néolibéralisation du Sud, mais a également joué un rôle dans l’aspiration par Wall Street de tous les actifs valables de l’ancienne Union soviétique.
Dans un discours prononcé en 2005, il a fait l’éloge du pillage dévastateur par l’Occident des ressources naturelles appartenant à l’ex-Union soviétique. (L’UNICEF a publié un rapport en 2001 selon lequel la décennie de privatisations massives imposées à la Russie a causé une surmortalité stupéfiante de 3,2 millions de personnes, réduit l’espérance de vie de cinq ans et entraîné 18 millions d’enfants dans une pauvreté abjecte).
Ghani a été « préparé » spécifiquement pour transposer ce programme à l’Afghanistan également. Il s’agissait d’un projet pilote, dans la même veine : un terrain d’essai pour la poussée occidentale visant à exporter le marché et la gestion technologique basée sur les données, partout dans le monde – comme mode incontestable d’organisation sociale et culturelle. La question, selon Ghani lui-même, « n’était plus de savoir quel système un pays voulait, mais plutôt quelle forme de capitalisme et quel type de participation démocratique les États obtiendraient. »
Si la fuite spectaculaire de Ghani est un symbole frappant de la pourriture et de la corruption au sommet de la hiérarchie afghane, cette pourriture est bien plus profonde et bien plus vaste. La « débâcle afghane » a été avant tout la défaite et l’humiliation de ce projet managérial, axé sur les données et le marché, que ce soit en Afghanistan ou au Pentagone, tout aussi managérial (où pendant 20 ans, jusqu’à la toute dernière minute avant son implosion, le mantra mensonger répété par tous les généraux était que tout allait bien : beaucoup de « progrès » en Afghanistan). Des progrès étaient réalisés – jusqu’à ce qu’ils ne le soient plus. Jusqu’à l’effondrement.
Il s’agit d’une défaite frappante et complète de la notion de « Reset » dirigée par Clinton et Blair, selon laquelle les marchés libres rendaient la politique totalement inutile : que les Big Data et le managérialisme des experts sur les marchés (c’est-à-dire sur les marchés étendus à « tout ») étaient la clé d’un gouvernement fonctionnel dans le monde libéral moderne.
Les questions politiques et sociales existentielles seraient nuancées par le « Third Wayism » (c’est-à-dire qu’elles ne seraient pas résolues, mais simplement embellies par des réponses faciles), ou « réglementées » pour être conformes. La réponse à tout : étudier les données de masse.
Le point ici est que le coup paradigmatique donné par l’Afghanistan à la vision occidentale (qui est bien plus qu’une simple sortie dysfonctionnelle), arrive à un moment d’inflexion historique : les États se détournent délibérément de ce modèle raté qui a entretenu Ghani.
Ils font évoluer leur réflexion selon des trajectoires tout à fait différentes, qui remettent fondamentalement en question le managérialisme technique occidental. C’est ce qui se passe en Chine (où Xi Jinping s’inspire ouvertement de Marx, Lénine et Mao pour sa vision de l’avenir de la Chine), en Russie (où les économistes sont remontés jusqu’à « L’État commercial fermé » de Johann Fichte (1800), aux théories de Friedrich List (1827) qui ont radicalement critiqué l’« économie cosmopolite » d’Adam Smith et de J. B. Say), puis l’Iran (qui se plonge dans « Our Economics » (Iqtisaduna) de Mohammad Baqir Sadr, un ouvrage majeur de l’économie islamique).
La Chine, cependant, a déjà lancé sa révolution, la « prospérité commune », et la met en œuvre. Les éditorialistes choqués de Bloomberg et du Financial Times ont manifestement l’habitude de considérer la Chine comme allant inévitablement vers une libéralisation accrue. Et, enfermés dans cet état d’esprit, ils considèrent la « prospérité commune » comme un ajustement politique technocratique ou comme un « problème de conformité » ponctuel qui vient de surgir.
Toutefois, comme le fait valoir Michael Every de Rabobank, cette interprétation néglige le fait que la pensée de Xi Jinping n’est pas favorable aux marchés ouverts, mais plutôt profondément ancrée dans le matérialisme historique de Marx, qui prédit que le capitalisme s’effondrera en raison de problèmes structurels profondément enracinés, en particulier depuis que l’Occident s’appuie de plus en plus sur les bulles d’actifs et l’assouplissement quantitatif, plutôt que sur l’investissement en capital productif.
En ce qui concerne la Chine, la pensée de Xi exige qu’elle revienne à une direction plus étatique – bien que dans le cadre d’une économie mixte de type léniniste – et qu’elle mette l’accent sur la sécurité nationale.
Tout cela peut choquer les observateurs occidentaux qui considèrent que la Chine est « capitaliste » et qui attribuent donc des intentions purement technocratiques à tout développement dans ce pays. Toutefois, s’ils lisaient la théorie ou l’histoire marxiste, ils constateraient qu’avec le retour opportuniste au capitalisme de libre marché, soumis aux contrôles de l’État, Lénine a effectivement adopté la position marxiste/menchevik de facto selon laquelle il faut d’abord assimiler « les conditions matérielles préalables manquantes » à la modernisation, précisément pour aider à faire progresser l’économie sur l’échelle de développement vers un stade plus élevé du socialisme – et ensuite vers le communisme.
Ainsi, alors que de nombreux Occidentaux considèrent que la Chine a de facto un système capitaliste néolibéral, cette vision n’est pas seulement trop simpliste, elle est même fausse, insiste Michael Every. Si beaucoup de ce que dit la Chine peut sembler « occidental » ou facilement identifiable : par exemple, « vert », « durable », « centré sur les gens », etc., cela ne signifie pas que la philosophie politique sous-jacente est, de quelque manière que ce soit, « occidentalo-libérale ».
La Chine ne se contente pas d’une adhésion de pure forme au marxisme, elle s’inspire des racines des traditions de pensée marxistes, tout en y ajoutant des interprétations modernes afin de choisir sa propre voie. Le système capitaliste occidental étant manifestement en difficulté, les dirigeants chinois se sentent encouragés à aller de l’avant dans ce domaine. La Russie et l’Iran tracent également leur propre voie. La défaite en Afghanistan, fondée sur des données, pourrait s’avérer être le canari dans le tunnel du projet néolibéral.
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone