La crise ukrainienne se résorbe


Mais une fausse analyse de celle-ci conduit à de mauvaises conclusions


Par Moon of Alabama – Le 22 avril 2021

Il y a environ deux mois, nous avons discuté du fait que les États-Unis croient en leur narrative et se heurtent à la réalité. Le gouvernement américain n’est certainement pas le seul à créer des récits, à y croire, puis à échouer lorsqu’il est confronté à la réalité. Porté par les groupes de réflexion et les médias, le moule narratif s’est développé dans l’ensemble du monde « occidental ».

Sur le danger de ce développement, l’article ci-dessus citait Alastair Crooke qui écrivait :

Nous sommes tellement investis, tellement immergés, dans une "réalité" particulière que les "vérités" des autres ne seront pas - ne pourront pas - être entendues. Elles ne se dressent pas fièrement au-dessus de la plaine infinie du discours consensuel. Elles ne peuvent pas pénétrer la coquille durcie d'une bulle narrative dominante, ni réclamer l'attention des élites si investies dans la gestion de leur propre version de la réalité.

La "grande faiblesse" ? Les élites en viennent à croire à leurs propres récits - oubliant que le récit a été conçu comme une illusion, une parmi d'autres, créée pour capter l'imagination au sein de leur société (pas celle des autres).

Ils perdent leur capacité de détachement et ne peuvent plus se voir eux-mêmes - comme les autres les voient. Ils sont tellement enchantés par la vertu de leur version du monde qu'ils perdent toute capacité d'empathie ou d'acceptation des vérités des autres. Ils ne peuvent pas entendre les signaux. Ce qu'il faut comprendre ici, c'est qu'en parlant au passé (et en n'écoutant pas) d'autres États, les motivations et les intentions de ces derniers seront mal interprétées - parfois de façon tragique.

Ces dernières semaines, nous avons traversé une crise qui aurait pu facilement connaître une fin tragique.

Depuis février, l’Ukraine a constitué une force pour reprendre par la force militaire la région renégate du Donbass, dans l’est de l’Ukraine. Après avoir attendu plusieurs semaines pour voir la situation plus clairement, la Russie a commencé à assembler une contre-force militaire soutenue par des déclarations suffisamment fortes pour dissuader l’Ukraine de poursuivre ses plans. Le danger d’un assaut ukrainien s’est maintenant éloigné.

Aujourd’hui, le ministre russe de la défense, Sergei Shoigu, a donné l’ordre aux troupes de retourner dans leurs bases. Cependant, une grande partie de l’équipement restera sur les terrains d’entraînement près de l’Ukraine jusqu’à ce que les manœuvres régulières d’automne aient lieu plus tard cette année. Cela permet de minimiser les coûts de transport et de disposer d’un peu de temps si quelqu’un en Ukraine a de nouveau des idées stupides.

La Russie a clairement gagné ce round.

Mais ce n’est pas le cas si on regarde le récit « occidental ». Dans cette version, les plans ukrainiens et le rassemblement d’armes lourdes et de troupes près de la frontière du Donbass n’ont jamais eu lieu. Le récit dit que cette confrontation a commencé par une « agression russe » lorsque la Russie a montré très publiquement sa force potentielle.

Seuls quelques analystes du côté « occidental » ont rejeté ce récit et se sont attachés à la réalité. Dmitri Trenin, du Centre Carnegie de Moscou, est l’un de ceux qui ont vu l’affaire correctement :

En février, Zelensky a ordonné aux troupes (dans le cadre du processus de rotation) et aux armes lourdes (pour une démonstration de force) de se rendre à proximité de la zone de conflit du Donbass. Il ne s'est pas aventuré aussi loin que Porochenko, qui a dépêché de petits navires de la marine ukrainienne dans les eaux contrôlées par la Russie près du détroit de Kertch fin 2018, mais c'était suffisant pour qu'il se fasse remarquer à Moscou. Le fait est que même si l'Ukraine ne peut pas sérieusement espérer gagner la guerre dans le Donbass, elle peut réussir à provoquer la Russie pour que celle-ci réagisse. Ce qui, en retour, produirait une réaction réflexe des partisans occidentaux de l'Ukraine et aggraverait encore les relations avec Moscou, notamment pour l'Europe. D'une manière ou d'une autre, le sort de Nord Stream II affectera directement les intérêts de l'Ukraine. Le fait d'être considérée comme une victime de l'agression russe et de se présenter comme un État sur la ligne de front contrôlant l'avancée de la Russie vers l'Europe est un atout majeur de la politique étrangère de Kiev.

La Russie a intentionnellement réagi de manière excessive à la première action de Kiev. Elle a démontré sa capacité d’extermination et a fait comprendre aux sponsors occidentaux de Zelensky que toute nouvelle provocation aurait des conséquences extrêmement graves.

Comme l’a dit Poutine hier :

Ceux qui sont à l'origine des provocations qui menacent les intérêts fondamentaux de notre sécurité regretteront ce qu'ils ont fait comme jamais.

Le plan de Zelensky n’a pas fonctionné. Bien qu’il ait obtenu des déclarations verbales de soutien de la part de Biden et de l’OTAN, tout le monde savait qu’il s’agissait de promesses vides.

Mais pour les personnes qui se sont laissées prendre au piège du faux récit, la situation est différente.

Considérez cette réaction de la part d’un membre du European Council On Foreign Relations (un lobby américain en Europe) à l’ordre de rentrer aux casernes donné par Shoigu aujourd’hui :

Gustav C. Gressel @GresselGustav - 13:15 UTC - Apr 22, 2021

Je dois féliciter (drapeau des États-Unis) @JoeBiden pour son succès dans la dissuasion et la gestion de la crise. Les bons avertissements ont été envoyés à Moscou, les bons renseignements à l'Ukraine. (Drapeau de la Russie) n'a pas pu extorquer de concessions, n'a pas pu provoquer. Voyons si ces forces ne sont pas simplement redéployées vers (drapeau de la Biélorussie).

En effet, l’ordre donné par Biden la semaine dernière de retirer deux navires de guerre qui étaient censés aller en mer Noire pour soutenir l’Ukraine était vraiment un acte de forte dissuasion. Mais ce n’était pas un avertissement pour Moscou. Cela n’a pas dissuadé la Russie de faire quoi que ce soit. Cela a surtout mis fin aux illusions de Zelensky sur le soutien américain.

Pour Gressel, qui, comme d’autres, est attaché au récit « occidental », le sens est différent. Il semble vraiment croire que les États-Unis ont dissuadé la Russie de réaliser des projets néfastes, qu’elle n’a jamais eus en tête. Il ignore que la Russie a réagi à une provocation ukrainienne d’une manière qui, en fin de compte, a fait paraître l’OTAN et les États-Unis faibles.

Le danger est que Gressel, et d’autres « politologues » comme lui, puissent un jour occuper des postes gouvernementaux et utiliser leurs illusions acquises pour gérer la prochaine crise. Enfoncés dans l’idée que la Russie reculera si elle est suffisamment « dissuadée », ils se tourneront vers des mesures carrément hostiles à la Russie et qui pourraient avoir des conséquences très tragiques. Pour répéter l’avertissement de Crooke :

Le fait est qu'en parlant aux autres États (et en ne les écoutant pas), les motifs et les intentions de ces derniers seront mal interprétés, parfois de manière tragique.

Moon of Alabama

Traduit par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone

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