La crise comorienne oppose la Chine et la France, au large des côtes africaines


Par Andrew Korybko – Le 16 octobre 2018 – Source eurasiafuture.com

andrew-korybkoDeux des grandes puissances étrangères les plus influentes en Afrique sont entrées en lutte d’influence sur cet archipel d’Afrique de l’Est, et la résolution de la crise en cours déterminera laquelle prendra le dessus sur l’autre.

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Au vu de leur emplacement, de leur histoire et de leurs relations internationales, les Comores constituent sans doute l’un des pays les plus étranges au monde géopolitiquement. Ancienne colonie française au large des côtes d’Afrique de l’Est, le pays est de nos jours très proche de la Chine, et constitue le pays membre le plus austral de la Ligue Arabe. Les Comores ont subi plus de 20 tentatives de coups d’État en à peine plus de 40 années d’indépendance, dont certaines ont été lancées par le tristement célèbre mercenaire français Robert Denard ; et le pays a fait récemment l’objet des gros titres pour avoir pris part à un trafic de citoyenneté douteux, des passeports ayant été vendus pour un total de 100 millions de dollars à des ressortissants du Moyen-Orient. Vu dans le passé comme l’un des rares partenaires internationaux de l’Iran, le pays a retourné son allégeance vers l’Arabie saoudite après avoir rompu ses liens avec Téhéran en janvier 2016, par suite des tensions toujours en cours entre la république islamique et le royaume wahhabite. Cet ensemble positionne les Comores de manière très singulière à l’intersection des intérêts géopolitiques français, chinois et saoudiens.

Contexte constitutionnel

L’archipel, comptant trois îles, s’est retrouvé une fois de plus dans la tourmente en début de semaine après que, sur l’île d’Anjouan, des manifestants ne bloquent l’une des routes de la capitale régionale de l’Est en réponse à un référendum controversé qui s’était tenu à l’été 2018. Le président Azali Assoumani, arrivé au pouvoir par un coup d’État en 1999, déjà titulaire de deux mandats, et réélu en 2016, était parvenu à faire ratifier par le peuple sa proposition de changement radical de la constitution du pays au mois de juillet, avec 92% d’électeurs en faveur du changement et 62% de participation. Pour brosser le tableau de la situation de manière grossière, ce petit pays, pauvre mais densément peuplé, voit en ce moment la présidence tournante hébergée par l’île de Grande Comore au Nord-Ouest. La rotation avait été mise en place dans la constitution de 2001, qui faisait suite aux accords de Fomboni, eux-mêmes conclus pour mettre fin à la crise séparatiste d’Anjouan entre 1997 et 2001.

Les origines de ce conflit sont extrêmement complexes. On peut dire qu’elles relèvent principalement de rivalités politiques écloses au cours de la soi-disant et mal nommée période de « transition démocratique » des années 1990 – période particulièrement chaotique. Le compromis constitutionnel qui avait été fait était que chacune des trois principales îles que sont la Grande Comore, Anjouan et Mohéli disposerait d’une large autonomie, du même ordre que les deux entités constituant la Bosnie, et comme dans ce pays des Balkans ravagé par la guerre, chacune d’entre elles aurait son propre président régional, et participerait à une présidence tournante représentant l’ensemble du pays. Cet accord s’est révélé extrêmement dispendieux, les salaires des gouvernements ayant été estimés à la hauteur incroyable de 80% du budget national. Assoumani voulait rationaliser la gouvernance pour baisser les dépenses et permettre au gouvernement de réinvestir ses ressources au bénéfice de l’une des populations les plus pauvres du monde.

Assoumani contre Abdou

Le problème est que sa réussite au référendum a changé les règles, et a retiré au dirigeant d’Anjouan la perspective de prendre la présidence tournante du pays en 2021, chose que lui-même et les habitants de l’île escomptaient dans le respect de l’accord de Fomboni. L’île, deuxième plus peuplée de l’archipel, avait en outre succombé aux tentations de séparatisme pour une brève période de 2007-2008, dans un conflit qui n’avait pu être résolu que par une intervention militaire soutenue par l’Union africaine, ce qui avait constitué une zone à risque pour le moment où Assoumani allait mettre en œuvre les changements décidés par le référendum de l’été dernier. Il est à noter que l’opposition avait fait appel au boycott de ce scrutin, et soutenait qu’après la suspension de la Cour constitutionnelle par le président plus tôt en 2018 faisait de ce référendum un scrutin illégal. Les dernières informations de l’archipel semblent indiquer que le pays pourrait être sur la voie d’une nouvelle crise séparatiste.

Le gouvernement dénonce une « opération de déstabilisation » orchestrée par Salami Abdou, le gouverneur d’Anjouan. On a vu des « navires occupés par des hommes en armes », en provenance du département français voisin de Mayotte, attiser les violences sur cette île. Chose importante, les Comores revendiquent officiellement la possession de Mayotte : à l’origine, Mayotte, située le plus à l’Est, faisait partie de la même colonie française que les Comores ; le référendum tenu en 1975 sur l’ensemble de l’archipel avait vu Mayotte décider de rester française, alors que les autres îles, homogènes avec Mayotte en termes ethniques et religieux, avaient choisi la voie de l’indépendance. Ce choix avait été ré-affirmé par Mayotte en 2009, quand 95% des 61% de participants avaient voté pour voir leur statut changer du statut de territoire d’outre mer (TOM) à département d’outre mer (DOM). Les observateurs avaient attribué ce choix au désir des habitants de conserver une économie et un système de sécurité sociale bien meilleurs, qui sont ceux qui caractérisent la France, et font de Mayotte la destination de nombre d’immigrants illégaux comoriens.

Stations de repérage par satellite & extraction d’énergie au large

Autre point intéressant, Anjouan avait demandé à être rattachée au territoire français lors des premiers jours de son indépendance de facto en 1997 – et l’on peut penser qu’elle était motivée par les raisons exposées ci-dessus pour Mayotte – mais cette demande avait été poliment rejetée par Paris, sans doute au vu du poids économique improductif qu’aurait constitué ce territoire pour la France ; mais il est également spéculé que l’ancien pays colonisateur des Comores avait apporté son soutien tacite à l’île lors de sa nouvelle crise séparatiste de 2007-2008. En surimpression de tout ceci, on trouve le facteur Chine, dont l’influence n’a fait que croître pour atteindre, voire dépasser, celle de la France. La République populaire est désormais considérée comme premier partenaire stratégique des Comores, après avoir été le premier pays à en reconnaître l’indépendance et y avoir investi au fil des décennies. On a vu ainsi la Chine construire aux Comores, qui en avaient cruellement besoin, des infrastructures modernes, et contribuer à y éradiquer les maladies.

Sur un terrain plus conspirationniste, mais assez raisonnablement, il a été dit que la Chine ne prête attention à un pays si insignifiant économiquement et si instable politiquement que pour servir ses propres intérêts stratégiques, par la construction possible d’une station de repérage par satellite aux abords de l’équateur, et par la prospection des eaux riches en gaz naturel liquéfié au large des côtes de Tanzanie et du Mozambique, où nombre de dépôts naturels de gaz ont déjà été répertoriés. Dans le pire des cas, la position de premier plan de la Chine aux Comores lui laisserait exercer une influence sur les zones avoisinantes et garder l’œil sur les activités navales de la zone, ce qui suffirait à justifier ses investissements, comparablement dérisoires à l’échelle de la Chine, mais significatifs pour les Comores. Mais tout ceci pourrait se voir balayé, si l’occident réussissait à requalifier Assoumani de « dictateur assoiffé de pouvoir pro-chinois mettant de manière irresponsable l’intégrité territoriale de son pays en danger », et son « référendum illégal » et « provoquant » pour l’amener à subir des sanctions, ou pire.

« Patriote dictateur », ou « Dictateur patriote » ?

C’est ici qu’il devient intéressant d’expliquer ce qu’avait Assoumani en tête en lançant ce référendum et précédemment, en suspendant la cour constitutionnelle. Selon lui, les accords de Fomboni – comme les accords de Dayton avant eux en Bosnie – ont rendu les Comores ingouvernables et incapables de planification à long terme, et sa conviction étant faite que des réformes devaient inévitablement être menées, quand bien même il devrait s’en remettre directement au peuple au travers d’un référendum pour déstabiliser la branche judiciaire de l’« État profond » qui avait peut-être bien des raisons intéressées de lui barrer la route. Il ne faut pas oublier que, pour le meilleur ou pour le pire, le pays ne dispose pas d’une tradition démocratique occidentale, et les tactiques autoritaires grossières y sont la norme. Reste qu’il aurait dû anticiper que sa tentative hardie de modifier les lois du pays sans disposer du soutien complet de l’électorat allait porter à conséquences.

Il est difficile de croire qu’il ait pu penser que les habitants d’Anjouan allaient laisser passer l’« affront » politique contre l’autonomie de leur île sans réagir, et les désordres de type révolution de couleur, et le soutien supposé apporté par le département voisin de Mayotte (qu’il ait été coordonné par le gouvernement français lui-même ou par l’immense population comorienne illégale qui y réside) étaient prévisibles. Il est impossible de savoir quelles seraient les intentions réelles de Paris derrière une agitation clandestine ou une exploitation passive de ces désordres, après que la France ait refusé la demandé de ré-annexion formulée par Anjouan il y a vingt ans ; une possibilité pourrait être une volonté d’encourager une escalade de guerre hybride rapide, qui pourrait soulever des condamnations occidentales du gouvernement, le sanctionner, et pousser un scénario de changement de régime pour remplacement un gouvernement trop proche de la Chine, pour les raisons sus-mentionnées.

Conclusions

On n’en est qu’au début de la crise comorienne, mais cette occurrence apparaît plus significative géo-stratégiquement que toutes celles qui l’ont précédées dans l’histoire de ce pays vieux de quarante ans : les enjeux de nouvelle guerre froide derrière ce conflit impliquent la Chine et la France. Si les rumeurs s’avèrent exactes et que la Chine dispose bien d’intérêts en repérage satellite ou en extraction d’énergie aux Comores, alors cette dernière déstabilisation (aussi peu surprenant que cela puisse apparaître avec le recul) s’inscrirait dans une tendance plus large visant à « revenir en arrière » sur l’influence de ce pays, même s’il faut reconnaître objectivement que la crise traversée par le pays aurait pu être évitée, et ce malgré les arguments convaincants justifiant le choix de ce référendum controversé. L’historique déplorable de plus de 20 tentatives de coups d’États suggère que la situation pourrait rapidement replonger dans une situation de ce type, avec des conséquences imprévisibles pour le pays à terme.

Les quatre développements les plus importants à suivre pour les observateurs internationaux sont :

  • Anjouan tentera-t-elle de faire sécession une fois de plus ?
  • L’Occident essayera-t-il de faire pression par des sanctions et d’autres moyens coercitifs sur Assoumani pour qu’il annule les résultats de son référendum et/ou recule ?
  • Quel niveau de soutien (y compris militaire) l’Union africaine portera-t-elle à ou contre Assoumani (dans le premier cas, en répétant l’opération séparatiste de 2008 si Anjouan refait sécession, et dans le second cas, en relation avec une opération française « Diriger depuis l’arrière » de changement de régime contre lui) ?
  • Et enfin, quel niveau de soutien la Chine et l’Arabie saoudite apporteront-elles à Assoumani pour lui permettre de survivre aux possibles sanctions occidentales et/ou de restaurer la souveraineté des Comores sur Anjouan si l’île fait de nouveau sécession ?

Il reste bien entendu également la possibilité qu’Assoumani se voit destitué par un coup d’État militaire que la situation se voit résolue selon les souhaits présumés de l’occident tôt ou tard, mais cela n’est pas à prendre pour acquis malgré l’historique que présente le pays. À ce qu’il semble, l’homme est vraiment populaire auprès de certaines franges de la population (au moins les habitants de son île natale de Grande Comore, qui constitue également le foyer principal et surtout le siège de la capitale nationale du pays). Il n’est pas non plus connu pour l’emploi de mercenaires qui pourraient soudainement lui planter un couteau dans le dos contre espèces sonnantes et trébuchantes (étrangères/françaises).

Autre scénario possible : le gouvernement national pourrait reprendre le contrôle d’Anjouan et la révolution de couleur pourrait voir son éclosion en guerre hybride échouer, sachant que c’est la situation de guerre hybride qui permettrait l’application de sanctions et tout ce qui s’ensuit. Quoi qu’il en soit, cet étrange pays et la crise qui s’y déroule méritent d’être scrutés, de par leur position sur le jeu de la nouvelle guerre froide.

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.

Traduit par Vincent, relu par Cat pour le Saker Francophone

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