Par M.K. Bhadrakumar − Le 21 mai 2019 − Source indiapunchline.com
Les premiers commentaires chinois concernant le résultat des élections générales en Inde ont été publiés. Le moment est important, car le décompte des voix n’a pas encore eu lieu en Inde. Cependant, les commentaires ont présumé que le résultat ne pouvait pas être contraire à la tendance indiquée par les sondages à la sortie des urnes, à savoir que le Premier ministre Modi se voit confier un mandat renouvelé pour présider un nouveau gouvernement.
Cette présomption est globalement conforme aux estimations des commentateurs chinois des dernières semaines et des derniers mois. Ces derniers n’ont pas ménagé leur enthousiasme pour le gouvernement Modi. Contrairement à l’opinion répandue parmi les Indiens selon laquelle le gouvernement Modi a montré une inclination pro-américaine en politique étrangère, l’opinion chinoise – et russe – s’est montrée globalement favorable à la politique indienne au cours des cinq dernières années.
La Chine n’a pas été particulièrement troublée par le fait que l’Inde a renforcé ses relations avec les États-Unis ou que son non-alignement est en grand danger. Cette opinion a été renforcée après le sommet informel de Modi avec le président chinois Xi Jinping en avril à Wuhan et avec le président russe Vladimir Poutine un mois plus tard à Sochi. On peut raisonnablement considérer que Xi et Poutine ont côtoyé Modi de très près, intimement, et ont décidé de faire affaire avec lui, même dans les nouvelles conditions de la guerre froide.
En fait, dans un geste extraordinaire de camaraderie, le Kremlin a annoncé la décision de conférer à Modi le prix national le plus prestigieux de Russie, après le début des élections indiennes.
Un commentaire de l’Observer dans le journal du parti communiste chinois Global Times du 20 mai révèle de manière éloquente le soulagement de savoir que Modi sera à la barre des affaires à Delhi à un moment critique de la géopolitique dans la région. Les extraits suivants sont intéressants :
1. “La réélection de Modi stabilisera et améliorera davantage les relations sino-indiennes. Pendant le mandat de Modi, les relations entre l’Inde et la Chine ont témoigné d’une tendance au développement soutenu. La rencontre entre le président Xi Jinping et Modi en 2018 a ouvert un nouveau chapitre pour les relations bilatérales des deux pays et jeté les bases des relations futures.”
2. Certes, les actions de Modi ont également suscité la controverse en Chine – comme sa bonhomie initiale avec la direction tibétaine basée à Dharamsala, ses trois visites à l’État du Arunachal Pradesh ou la montée du nationalisme hindou qui “restreignait en quelque sorte la politique de Modi à l’égard de la Chine”. Mais c’étaient là des actes en direction de la politique intérieure de l’Inde dans le but de “rallier du soutien” au parti Bharatiya Janata, alors que “de manière générale, la politique de Modi était saine”.
3. “Modi a séparé les conflits politiques de la coopération économique, un geste judicieux qui produit des résultats réciproques pour les deux pays – Inde et Chine. Modi sait que les relations tendues avec la Chine ne vont pas dans le sens des intérêts de l’Inde.”
4. “L’Inde a rejoint la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures bien que les États-Unis et le Japon s’y soient fermement opposés… L’Inde a maintenu sa politique de non-alignement et n’a pas ajusté ses politiques chinoises conformément à la stratégie de Washington pour Beijing. Ce sont toutes des réalisations diplomatiques positives de l’administration Modi.”
5. À l’avenir, “Ces politiques se poursuivront si Modi est réélu… La réélection de Modi est bénéfique pour la continuité de ses politiques à l’égard de la Chine et la confiance mutuelle des deux pays”.
6. “Le conflit entre l’Inde et le Pakistan est un facteur important qui influence les relations entre la Chine et l’Inde. La Chine encourage toujours les deux pays à établir une confiance réciproque par le biais d’une coopération dans les domaines du commerce, de l’économie, de la lutte contre le terrorisme et dans d’autres domaines. Comme le Pakistan et l’Inde sont tous deux membres de l‘Organisation de coopération de Shanghai, ils auront davantage de coopération dans ce cadre”.
Le commentaire se félicite de la tendance récente, selon laquelle le déficit de l’Inde dans les échanges commerciaux bilatéraux se réduit progressivement. Et il envisage que la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine “offre plus de probabilité… que la Chine se tourne vers l’Inde lorsqu’elle cherche un substitut aux importations”. Les produits pharmaceutiques et les logiciels informatiques sont des domaines particulièrement prometteurs. De même, le commentaire est optimiste quant à la possibilité que l’Inde envisage de nouveau les projets Belt and Road [Nouvelle Route de la Soie] en Asie du Sud.
Les commentateurs chinois ont toujours salué Modi en tant que “réformateur” qui entraîne l’Inde sur la voie de la modernisation et de la croissance rapide. Selon eux, Modi est loin d’être dogmatique en matière de politique étrangère, il est ouvert au développement de la coopération avec la Chine, conscient des avantages qu’une telle coopération peut apporter pour faire avancer son programme de développement.
Sur le plan stratégique, la Chine ne craint pas ouvertement que, sous la direction de Modi, l’Inde continue à étendre son soi-disant “partenariat clé” avec les États-Unis. Mais la “ligne rouge” sera l’autonomie stratégique de l’Inde, qui, dans le contexte Indo-Pacifique, se réduit au fait que Modi place ses chariots en cercle face aux stratégies régionales de Trump. Dans l’évaluation chinoise, Washington souhaite ardemment attirer l’Inde dans son mouvement, mais Modi a agi intelligemment en prenant toutes les bonnes choses venant des grandes puissances sans rien perdre de ce qui pourrait nuire à la liberté de pensée et d’action de l’Inde.
Curieusement, la Russie partage également le point de vue chinois. Nous ignorons dans quelle mesure les politiques indiennes ont figuré dans les discours sino-russes – et nous risquons de ne jamais le savoir. Mais l’Inde étant un “État pivot” dans la situation mondiale actuelle, ses politiques ont un impact sur le processus d’intégration eurasienne, qui est au cœur des stratégies russe et chinoise. Il est donc tout à fait concevable que Moscou ait joué un rôle important en coulisses pour obtenir la suppression du blocage chinois sur le dénouement de l’affaire Masood Azhar.
Sans aucun doute, le règlement de la controverse sur Azhar dans la litanie des discordes entre l’Inde et la Chine est un moment décisif dans la trajectoire des relations entre les deux pays. Il est concevable qu’une période de diplomatie créative s’annonce alors que la Chine assume la présidence du Financial Action Task Force (GAFI) pour la prochaine année, à compter de juillet – Xiangmin Liu, actuellement directeur général du département juridique de la Banque centrale de Chine et en même temps vice-président du GAFI, prend le relais de la présidence, pour un mandat d’un an, des mains de l’Américain Marshall Billingslea à la réunion du groupe d’Orlando, en Floride.
Entre l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et le GAFI, une réflexion dialectique pourrait aboutir à un règlement raisonnable du problème apparemment contradictoire et insoluble du terrorisme dans les relations indo-pakistanaises. C’est là que la position unique de la Chine pour promouvoir la réconciliation entre en jeu. La réunion plénière du GAFI revêt une importance vitale pour le Pakistan, car il sera décidé si le pays doit être retiré de la “liste grise” [du terrorisme] ou maintenu sur cette liste en raison d’éventuelles lacunes résiduelles. Bien entendu, cela pèsera beaucoup pour améliorer la réputation du Pakistan vis-à-vis des prêteurs multilatéraux tels que le FMI, la Banque mondiale, la BAD, etc., ainsi que sur la notation du risque par des agences telles que Moody’s, S & P et Fitch. Islamabad attache une grande importance à la décision du GAFI.
De manière significative, Sushma Swaraj participe à la réunion des ministres des Affaires étrangères de l’OCS à Bichkek le 20 mai. Swaraj rencontrera certainement ses homologues chinois et pakistanais à Bichkek. La réunion au sommet de l’OCS doit avoir lieu les 13 et 14 juin. Autant dire que si la Chine réussit à trancher le nœud gordien du terrorisme dans les relations indo-pakistanaises, une nouvelle perspective s’ouvre dans les relations sino-indiennes et nous verrons peut-être une nouvelle ère dans la politique de la région.
De toute évidence, la Chine est consciente que le triangle Chine-Pakistan-Inde est à un point d’inflexion. Ma Jiali, chercheur principal à l’Institute of Contemporary International Relations, a été cité dans un article paru hier dans Global Times : “La présence croissante des États-Unis aura une influence limitée sur l’ensemble des relations sino-indiennes” et dans le domaine de la sécurité régionale, il a souligné que la Chine continuerait à jouer un rôle de médiation dans les relations indo-pakistanaises. Ma a ajouté que la Chine accordait une grande importance à ses relations avec l’Inde et le Pakistan. La Chine poursuivra ses relations avec le Pakistan et accordera une grande importance aux préoccupations de l’Inde.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par jj, relu par San pour le Saker Francophone