Par Guillaume Durocher – Le 14 mai 2019 – Source Unz Review
Les dirigeants politiques et économiques s’entendent aujourd’hui pour dire que nous devons maximiser la croissance économique. Cette hypothèse touche pratiquement tout le spectre politique, à l’exception d’une minorité radicale de Verts opposés à la croissance qui prônent la décroissance. Tout le monde voudrait plus d’argent dans son porte-monnaie personnel, dans le bilan de son entreprise et/ou dans les finances de l’État (du moins pour mettre fin aux programmes d’« austérité »). Dans ce contexte, l’obsession du président américain Donald Trump pour les derniers chiffres boursiers n’est pas très différente du mantra du président Jean-Claude Juncker sur « l’emploi et la croissance ».
Il est vrai que la croissance économique est bonne, du moins à court terme. L’anxiété perpétuelle des chefs d’entreprise à l’idée de faire des profits est apaisée et ils peuvent s’enrichir grâce à des primes ou à des options d’achat d’actions. Les familles peuvent plus facilement joindre les deux bouts chaque mois. Le gouvernement, qui perçoit plus d’argent en impôts, a plus d’argent à dépenser pour l’aide sociale, l’éducation et les soins de santé.
Le problème, c’est que le désir d’argent et de sécurité financière des humains ne peut jamais être satisfait par la croissance économique. Plus une société possède ; plus un niveau élevé de richesse et de confort est tenu pour acquis ; plus nous avons de désirs supplémentaires ; plus nous devons dépenser d’argent simplement pour maintenir notre apparence sociale. Alors que les générations passées vivaient sans voiture, aujourd’hui, c’est considéré comme une nécessité. Alors qu’une minorité seulement de personnes dans les années 1920 ont obtenu leur diplôme d’études secondaires, aujourd’hui, près de la moitié des Occidentaux vont à l’université – au prix de dettes publiques ou personnelles – pour faire des études et obtenir un diplôme dont la valeur est souvent douteuse. Alors que les générations passées ont peut-être souffert de la faim, depuis la Seconde guerre mondiale, l’obésité s’est répandue dans le monde entier comme une épidémie. L’homme travaille, et poursuit la croissance, pour des « biens » qui sont intrinsèquement inflationnistes, ou qui deviennent carrément « mauvais ».
Comme disent les Français, l’appétit vient en mangeant : plus on en a, plus on en veut. Le ventre est une fosse sans fond. Il peut y avoir trop d’une bonne chose en apparence. Je ne crois pas exagérer quand je dis que la société d’après-guerre est caractérisée par l’obésité physique et spirituelle.
Ne vous méprenez pas : je ne suis pas un primitiviste qui croit que nous devrions avoir un mode de vie de subsistance en admiration devant des pauvres volontaires, les Spartiates, Diogène le Cynique, ou Mahatma Gandhi. Cependant, je pense que nous avons oublié une idée traditionnelle de base : si un minimum de richesse matérielle est certainement nécessaire pour une existence humaine saine, après un certain niveau, l’augmentation de la richesse conduit à une diminution rapide des rendements, voire à une nocivité totale.
C’est ce que suggère le graphique ci-dessus qui compare le PIB par habitant et l’espérance de vie : aux alentours de 20 000 dollars par an et par personne, l’augmentation de la richesse cesse d’avoir un grand effet sur l’espérance de vie. En fait, les avantages du PIB en tant que tel peuvent être surestimés par ce graphique, car le PIB par habitant est souvent un bon indicateur de l’organisation socio-économique compétente en général, qui peut être la cause sous-jacente de l’amélioration des soins de santé et de la sécurité. Ainsi, un pays organisé avec compétence qui ne cherche pas à maximiser la richesse peut avoir une espérance de vie élevée à un niveau de PIB par habitant encore plus bas (un bon exemple en est Cuba : L’espérance de vie des Cubains [79,1 ans] est légèrement supérieure à celle des Américains).
Je voudrais proposer une autre vision de l’économie et de la croissance économique, qui n’est en fait rien de plus que la vision traditionnelle du républicanisme classique et moderne. En un mot, la croissance économique et le pouvoir d’achat ne sont pas des fins en soi. Au contraire, la richesse n’est qu’un moyen de parvenir à des fins particulières, qui doivent être déterminées par les citoyens. Les buts que je propose sont eudaimoniques (comme l’a d’abord posé Aristote) : faire en sorte que nous, en tant qu’individus, nations et race humaine, « prospérions » et réalisions au maximum notre potentiel et nos facultés biologiques. Ce bien public eudaimonique a été défini par Charles Darwin comme suit :
Le terme « bien commun » peut être défini comme l’éducation du plus grand nombre d’individus en pleine vigueur et en parfaite santé, avec toutes leurs facultés, dans les conditions auxquelles ils sont soumis. Comme les instincts sociaux de l’homme et des animaux inférieurs ont sans doute été développés par presque les mêmes étapes, il serait souhaitable de prendre comme norme la moralité, le bien commun ou le bien-être de la communauté, plutôt que le bonheur général ; mais cette définition exigerait peut-être une certaine limitation de l’éthique politique 1), p. 145].
L’avantage de l’eudaimonisme est de mettre fin à notre trajectoire économique sans but, caractérisée par l’accumulation de choses. Une économie eudaimonique, en revanche, viserait d’abord à assurer la survie de l’homme et ensuite à promouvoir l’excellence humaine.
Cela soulève la question : Qu’est-ce que l’« excellence » humaine ? Il peut y avoir un débat à ce sujet. Nos sociétés expriment cependant une croyance implicite : les créatures rationnelles et conscientes ont plus de valeur que les créatures simplement animées (animaux) ou végétatives (plantes), et c’est pourquoi les humains (et éventuellement d’autres espèces sensibles) devraient jouir de certains « droits ». Cela reflète la conviction que la rationalité et la capacité de connaissance et de conscience de l’homme sont nos plus hautes facultés. Ce n’est pas un mauvais point de départ.
La rationalité, la connaissance et la conscience de l’être humain sont en outre développées et transmises par la formation, la recherche et la culture. Pour Aristote, travailler pour gagner sa vie était une chose terrible – il souhaitait même qu’il y ait des robots divins pour faire le travail pour nous, un rêve tout à fait possible à l’ère de l’automatisation – et les humains devraient plutôt, dans la mesure du possible, se livrer à des loisirs. Mais pour lui, les loisirs ne signifiaient pas être un drogué au chômage, mais plutôt réaliser le potentiel humain en tant qu’être rationnel et social, notamment en pratiquant la philosophie (l’amour et la poursuite de la sagesse, d’où la formation, la recherche et la culture mentionnées ci-dessus) et l’autonomie rationnelle (politique civile).
Ce critère eudaimonique met une limite définitive aux exigences pour toujours plus de choses, toujours plus de croissance, toujours plus de « justice économique ». La gauche « mainstream » d’aujourd’hui, caractérisée par une social-démocratie boiteuse, est aussi obsédée par le pouvoir d’achat que la droite capitaliste. Pourtant, le fait est qu’aujourd’hui, aussi impitoyable que cela puisse paraître, le chômeur moyen du nord-ouest de l’Europe vit dans plus de confort et de sécurité qu’un roi il y a trois siècles. C’est pourquoi la social-démocratie s’est moralement épuisée.
L’économie eudaimonique nous donne une idée précise de ce que pourrait être la justice économique : assurer la survie et le bien-être collectifs, promouvoir l’excellence chez tous les individus dans la mesure du possible, mais en fait valoriser l’excellence des individus exceptionnels au-delà de cela. (Si je devais choisir entre donner mille voitures à des prolétaires et financer un programme de recherche d’un génie comme Léonard De Vinci, je n’hésiterais pas une seconde). L’eudaimonisme signifie un équilibre fertile et dialectique entre le bien public et l’excellence individuelle, parce qu’il reconnaît à la fois l’inégalité des êtres humains dans l’excellence et leur interdépendance fondamentale comme membres de la communauté. C’est-à-dire que l’eudaimonisme affirme l’unité et la diversité des sociétés humaines, plutôt que l’atomisation sociale et l’égalité fictive des sociétés actuelles.
L’eudaimonisme reconnaît en outre l’excellence collective des humains en tant que sociétés, car nous sommes des êtres sociaux. Cela signifierait subordonner la croissance économique et le commerce à toutes les facultés collectives qui vous sont chères. Pour les républicains classiques, il peut s’agir d’une véritable souveraineté politico-économique dans le cadre de l’autonomie civique (chère à la fois aux anciennes républiques et aux Pères fondateurs américains), de prouesses militaires ou de la promotion d’une excellente culture nationale de réalisations artistiques et scientifiques.
À titre d’exemple pratique, l’économie eudaimonique (re)distribuerait la richesse dans la mesure où cela favoriserait les biens publics tels que la survie collective, la stabilité sociale, la solidarité civique et la maximisation du potentiel de chaque individu. Pour ces raisons, si la société en avait les moyens, l’économie eudaimonique (re)distribuerait les richesses pour assurer à tous les citoyens la satisfaction de leurs besoins biologiques fondamentaux – nourriture, vêtements, logement, soins de santé – et leur donnerait des opportunités éducatives et professionnelles pour réaliser leur potentiel individuel.
La logique eudaimonique met cependant une limite définitive à la redistribution. L’égalité des revenus n’est pas une fin en soi, mais simplement un moyen d’améliorer les biens. L’affirmation de l’égalité absolue comme objectif ne peut conduire qu’à une insatisfaction perpétuelle (car elle est impossible à atteindre), voire à une guerre civile et à la tyrannie pure et simple (car des moyens exceptionnels sont pris pour créer l’égalité, comme en témoignent les révolutions française et bolchevique).
L’économie eudaimonique s’oppose clairement à une redistribution excessive une fois que les besoins fondamentaux des citoyens et leurs possibilités de formation et d’éducation sont garantis. Elle s’opposerait en outre à une redistribution excessive et à une réglementation excessive du marché du travail dans la mesure où elles ont des effets préjudiciables sur l’ensemble de la société (par exemple en écrasant l’esprit d’entreprise, en éliminant tout sens du service chez les citoyens, en favorisant une « mentalité bureaucratique », même chez les employés du secteur privé). Inversement, il ne faut pas oublier le vieil idéal de l’agriculteur-citoyen indépendant dans la tradition républicaine occidentale, même si l’idée de citoyens économiquement indépendants nous paraît impraticable aujourd’hui.
L’économie eudaimonique met également une limite à la quantité de richesse qui doit être produite. En termes simples, une fois que nos besoins de base sont satisfaits, nous ne devrions pas travailler du tout mais, selon l’ancien idéal hellénique et même américain, nous devrions profiter de nos loisirs. Des loisirs bien dépensés ne signifient pas qu’il faille s’amuser, soit dit en passant, mais qu’il faut utiliser son temps pour se cultiver sans être soumis aux contraintes de la nécessité matérielle pure et simple. Une fois que nous serions assez riches, nous ne devrions pas chercher à obtenir un nombre quelconque d’emplois merdiques ou d’emplois subventionnés par le gouvernement jusqu’à devenir obèses et rester vautrés sur son canapé, accros aux médias sociaux, ou même des consommateurs trop chouchoutés.
Nous devrions consacrer notre temps libre à la pratique du sport et au maintien d’un corps sain, développer notre sensibilité et nos compétences artistiques, et surtout cultiver et former notre esprit, y compris la poursuite de la science. Aristote lui-même a utilisé son temps libre abondant pour devenir peut-être le philosophe et le scientifique le plus productif que le monde ait jamais vu, dont les travaux sur la psychologie, la société, la biologie et la physique ont établi la norme pour des milliers d’années.
L’économie eudaimonique est-elle possible ? Est-ce réaliste ? Je crois que oui. L’Union européenne a réfléchi à diverses mesures pour aller « au-delà du PIB » dans la fixation des objectifs socio-économiques. La proposition d’Andrew Yang d’un revenu de base universel de 1000 dollars par mois pour tous les Américains pourrait aller dans cette direction 2, car il s’agit d’une redistribution pour répondre aux besoins humains fondamentaux face à l’obsolescence, par opposition au ressentiment égalitaire habituel. Bref : le capitaliste veut une richesse infinie, le socialiste veut une redistribution infinie, mais l’eudaimoniste veut rendre l’humanité grande à nouveau !
Traduit par Hervé pour le Saker Francophone
- Charles Darwin, The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex, (Londres : Penguin, 2004 [réimpression de la deuxième édition, Londres : John Murray, 1879 ↩
- Bien que, d’un point de vue réaliste, cet « argent gratuit » devrait en priorité aller à ceux qui utiliseraient bien leurs loisirs, vers les De Vinci et ainsi de suite. La question de savoir si le gouvernement américain est compétent pour identifier ces personnes est une autre question… ↩