Par Andrew Korybko − Le 2 août 2017 − Source geopolitica.ru
Il importe, en s’employant à prédire les contours de toute revitalisation de la Fédération des Indes occidentales, de garder en tête que cette entité supposée comprendra probablement trois parties primaires constituant un « Bloc Atlantique », l’OÉCO, et la Jamaïque, ce qui constituera fondamentalement une intégration de la plus grande partie de la CARICOM.
Cet article fait partie d’une série de quatre. Lire d’abord les première, deuxième et troisième parties.
Le bloc Atlantique
Les États de Trinité-et-Tobago et de la Barbade, constituant l’« exception Atlantique », ont une forte probabilité de voir leur intégration mutuelle progresser, au vu des relations politiques proches dans les organisations internationales, et l’une vis à vis de l’autre. Par exemple, aucun de ces deux pays caribéens n’est membre de l’ALBA ou de Petrocaribe en lien avec le Venezuela, ce qui implique une tentative délibérée de garder leurs distances de Caracas. Trinité-et-Tobago considère le Venezuela comme un compétiteur régional en matière d’énergie, et n’apprécie pas que la République Bolivarienne fasse usage de ses ressources en hydrocarbures pour devenir une force politique dans l’archipel des Petites Antilles ; il s’agit là d’un rôle que Trinité-et-Tobago se serait bien vu remplir, au travers d’une combinaison de ses ressources énergétiques et culturelles.
La Barbade, quant à elle, n’a pas de rivalité structurelle avec le Venezuela, et l’on peut sans doute interpréter ses réserves vis à vis de Caracas comme un signe de solidarité muette envers son allié de Trinité-et-Tobago. Nous avons mentionné plus haut la forte proximité qu’entretiennent ces deux États insulaires en matières sociales et commerciales, et il exista jadis une proposition de Trinité-et-Tobago de bâtir un gazoduc Est-caribéen jusque la Barbade, prolongeable vers le reste des Petites Antilles. La saturation du marché énergétique a enrayé ce projet pour une durée indéterminée, ainsi que le système Petrocaribe de Caracas, qui a empêché Trinité-et-Tobago d’entrer en compétition avec le Venezuela pour s’attirer la loyauté de ces États insulaires caribéens. Fondamentalement, Trinité-et-Tobago et la Barbade, se trouvant dans le même « bateau », que ce soit en matière géographique, politique, ou stratégique, il faut s’attendre à les voir approfondir encore leur intégration ensemble dans un futur proche.
Voilà qui suffirait déjà en soi à constituer une partie séparée d’une Fédération des Indes occidentales plus étendue, mais l’on ne saurait exclure l’idée que Trinité-et-Tobago essayera également de jouer l’intégration avec ses partenaires continentaux au Sud-Est que sont le Guyana et le Suriname, qui sont tous les deux bien plus caribéens que Sud-américains, que ce soit historiquement, démographiquement, ou culturellement. Et ils sont également membres de la CARICOM, sans compter que le Guyana figurait au nombre de ses États fondateurs et qu’il en héberge le siège. En ligne avec la résistance politique de Trinité-et-Tobago face au Venezuela et de leur rivalité latente, le Guyana constituerait un « excellent » ajout au bloc Atlantique, du fait du différend territorial qu’il maintient avec le Venezuela, et qui n’est pas non plus sans profondes implications en matière énergétique. Du point de vue de Trinité-et-Tobago, il serait « sage » de formaliser un partenariat avec le Guyana afin que les deux pays puissent joindre leurs efforts pour « contrer » l’influence politique et énergétique du Venezuela sur les autres membres de la CARICOM, et le Suriname, faible et appauvri, n’aurait d’autre choix pratique que de les rejoindre.
L’OÉCO
Il est donc tout à fait réaliste d’envisager la formation d’un bloc Atlantique entre les quatre nations, Trinité-et-Tobago en constituant l’État cœur, ancre et pivot dans cette construction unipolaire. Port-d’Espagne dispose du potentiel pour relier physiquement ses membres entre eux au travers d’un réseau de gazoducs sous-marins, qui pourrait finir par se voir étendu vers l’OÉCO si les « bonnes » circonstances s’alignent, c’est à dire suite à un renversement du gouvernement vénézuélien et un démantèlement par les autorités putschistes de Petrocaribe. L’événement pourrait catalyser l’intégration du bloc Atlantique avec l’OÉCO, mais même si cette suite d’événement ne se produit pas, rien n’empêche une intégration menée par Trinité-et-Tobago des quatre membres précités de la CARICOM. Au contraire même, la survie perpétuelle du gouvernement bolivarien au Venezuela donne à ces pays une bonne raison de formaliser leur alliance stratégique les uns avec les autres et de discuter une étape de fédération, pour rassembler au mieux leurs ressources collectives.
La Jamaïque
Dans l’hypothèse d’une réaction en chaîne, voyant un renversement du gouvernement vénézuélien et le bloc Atlantique – que ce soit en tant qu’entité pseudo-formalisée ou en tant qu’entité officielle – accélère son intégration politico-stratégique avec l’OÉCO, la Jamaïque serait vouée à jouer un rôle certain dans ce processus. En l’état, Kingston entretient des liens d’amitié avec tous les autres acteurs, et est de fait membre de Petrocaribe, si bien qu’elle n’a aucune intention de se ranger aux côtés de Trinité-et-Tobago, sa rivale historique, pour faire front face aux autorités bolivariennes du Venezuela, son soutien énergétique. La Jamaïque et Trinité-et-Tobago restent en compétition culturelle dans la sous-région de l’OÉCO, exactement comme elles l’étaient au temps de la Fédération des Indes occidentales dans la période d’avant les indépendances, si bien qu’à la surface, il apparaît peu probable qu’elles trouvent jamais un arrangement pour se réintégrer l’une avec l’autre, surtout après l’échec de leur dernière tentative en ce sens il y a un demi-siècle.
La variable centrale qui pourrait altérer toute cette dynamique est la réussite ou non du coup d’État de guerre hybride qui a lieu au Venezuela, dont on pourrait anticiper qu’elle mette en mouvement l’annulation des subsides de Petrocaribe et aille jusqu’à une guerre civile — qui causerait une telle tourmente dans le géant sud-américain qu’il n’aurait guère le temps ou l’opportunité de penser à ses politiques d’influence sur les Caraïbes. Dans un tel scénario, le bloc Atlantique pourrait tirer profit de la situation pour « s’emparer » de l’OÉCO, et le transformer en entité absolument unipolaire. Les populations des pays de l’OÉCO se préoccuperaient sans doute des accords de pouvoir asymétriques que cela mènerait à tisser entre leurs pays et le bloc Atlantique, les premiers disposant en tout et pour tout d’à peine 1 million d’habitants, et les seconds totalisant presque le triple, avec 2,7 millions d’habitants. Le hasard des choses fait que la population totale du bloc Atlantique est à peu près égale à celle de la Jamaïque, ce qui pourrait inciter l’OÉCO à demander que Kingston devienne membre dans la résurgence de Fédération des Indes occidentales, afin d’assurer un équilibre interne de l’organisation.
La dynamique de la Fédération des Indes occidentales s’en verrait totalement chamboulée, car l’influence unipolaire excessive en provenance du bloc Atlantique se verrait contre-balancée par l’attitude de la Jamaïque, plus nuancée et plus ouverte à la multipolarité. Cela ferait également de l’OÉCO — en tant qu’objet de compétition entre Kingston et Port-d’Espagne — le nouveau faiseur de rois dans les affaires trans-régionales de la fédération, et permettrait l’application d’une forme d’équilibre à ce qui risquerait sans cela d’apparaître comme une entité politique fortement divisée. Si ce projet d’intégration multi-national est mené à bien avec succès, il pourrait porter des implications de longue portée sur la géopolitique des Caraïbes pour le XXIème siècle, et plus largement sur l’hémisphère Ouest, que nous allons à présent décrire en conclusion de cette recherche, en présentant une vision possible de l’avenir de la région.
Débouchées géopolitiques
Trinité-et-Tobago au plus haut
Jusqu’alors insignifiante sur le plan géopolitique en matière de politique de l’hémisphère, Trinité-et-Tobago deviendrait tout à coup un joueur bien plus important aux yeux des grandes puissances, du fait de son rôle de pivot trans-régional reliant les Caraïbes (Petites Antilles) et les portions sud-américaines de la Fédération des Indes occidentales.
Portée régionale
Le bloc Atlantique, l’OÉCO et la Jamaïque apportent chacun leur zone de portée régionale ainsi que des avantages stratégiques importants à la nouvelle Fédération des Indes occidentales : le premier est plus concentré sur la côte Nord-Est de l’Amérique du Sud et dispose de réserves énergétiques conséquentes en mer ; la seconde constitue un haut-lieu touristique ; et la troisième est située de manière centrale entre le Passage au Vent et le(s) canal(aux) du Panama (et du Nicaragua).
Expansion du RSS
Très probablement, le bloc militaire dirigé par les USA comprenant actuellement l’OÉCO se verrait étendu pour intégrer les autres membres de la nouvelle Fédération des Indes occidentales : Jamaïque, bloc Atlantique (La Trinité, le Gyana, le Suriname), ce qui resserrerait beaucoup la coordination militaire entre la plupart des États déjà compris dans le « Partenariat pour la prospérité et la sécurité dans les Caraïbes ».
Percées indiennes
Au vu de la place de premier plan qu’occupe l’ethnie indo-caribéenne comme minorité dominante dans trois des quatre États du bloc Atlantique, il est possible que New Delhi puisse user de ce fait démographique à son avantage, en encourageant un partenariat étendu entre l’Inde et la nouvelle Fédération des Indes occidentales, de quoi permettre à la grande puissance de mettre le pied dans la porte de l’hémisphère, première étape pour se hisser au niveau de la Chine sur place.
Complications pour la Chine
Si l’on considère les quatre précédentes débouchées géopolitiques d’un nouvelle Fédération des Indes occidentales, il est à prévoir que la Chine va avoir à faire face à certains défis quant à son influence dans les Caraïbes si cette entité se transforme en bastion unipolaire servant à renforcer la mainmise des USA sur la région. Pékin ne pourrait pas employer les leçons stratégiques de la Mer de Chine du Sud que nous avions décrites dans le premier chapitre de la présente recherche.
Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Traduit par Vincent pour le Saker Francophone