Par Andrew Korybko − Le 18 juillet 2017 − Source geopolitica.ru
À présent que les fondamentaux géographiques et stratégiques des Caraïbes sont connus, nous pouvons développer un peu plus la place des îles/pays de la région dans le grand jeu.
Cet article fait partie d’une série de quatre. Lire d’abord la première partie.
Les îles Lucayes – Les Bahamas, les îles Turquoises (UK)
Ces îles jouent le rôle de bouclier, gardant le Détroit de Floride et le Passage du Vent. Nombre d’observateurs sous-estiment leur utilité stratégique, car il est souvent considéré comme acquis que ces îles constituent un condominium US-UK de facto et irrévocable, si bien que ni les Bahamas, ni les îles Turquoises (UK) ne sont jamais sérieusement évoquées lorsqu’on mentionne la géopolitique des Caraïbes.
Cuba
Comme nous l’avons conclu au chapitre précédent, Cuba constitue au sens géostratégique l’île la plus importante de l’hémisphère Ouest, de par son potentiel d’influence simultanée sur les trois goulets d’étranglement des Caraïbes, mais il faut pondérer cette affirmation en rappelant que cette importance est inséparable de celle des îles Lucayes. Les USA ont besoin d’exercer leur hégémonie sur les deux côtés pour sécuriser complètement leur arrière-cour, d’où leur obsession à vouloir renverser le gouvernement cubain ou à forcer le président Castro à accepter un accord de « liquidation ».
Tant que Cuba restera indépendante — et indépendamment des contraintes induites par les considérations militaires sur sa politique étrangère du fait des pressions étasuniennes — ce pays sera considéré comme une menace latente à la dominance des USA sur les Caraïbes, et par extension selon le principe de « somme nulle » néo-réaliste, comme une menace au fondement que constitue l’hémisphère Ouest pour leur stratégie mondiale unipolaire dans son ensemble.
Les USA sur-réagissent donc systématiquement aux développement de l’île, de crainte que l’une des grandes puissances qui constituent leurs rivales ne trouve quelque moyen d’utiliser ses relations avec la Havane pour établir les fondations d’un futur défi envers les USA dans leur propre zone d’influence, voire à l’avenir, à en croire les décideurs les plus paranoïaques, jusque dans leurs États du Sud.
Pour en revenir à des considérations plus régionales et plus rationnelles, Cuba constitue le pays le plus peuplé des Caraïbes, même si la somme des habitants d’Haïti et de la République Dominicaine fait que l’île d’Hispaniola est peuplée d’environ le double d’âmes de Cuba. Cela signifie que Cuba est une destination importante pour la main d’œuvre bon marché, rendue encore plus attractive par son système de monnaie à deux niveaux qui contribue à établir le coût de la main d’œuvre à un niveau parmi les plus faibles du monde. Alors que Cuba poursuit son « ouverture » (un euphémisme décrivant la remise en cause de nombre de ses politiques communistes remontant à l’ère de la Guerre Froide), il faut s’attendre à voir ce pays traverser de nombreuses mutations sociales, et finalement politiques.
L’administration Obama voulait que les USA agissent comme force directrice derrière l’ensemble de ce processus de transformation, ce qui l’a fait accepter des « concessions » visibles (et bien tardives, sur le plan éthique) visant à établir la perception que « David réussissait enfin à vaincre Goliath ». Rien n’est plus éloigné de la vérité, mais le fait est que les USA ont délibérément choisi ce récit pour s’accorder la « confiance » dont ils avaient besoin pour asseoir leur rôle sur la « décommunisation » relative de Cuba (d’un point de vue économique, pas forcément social). L’administration Trump a renversé le gros de la vapeur, et en est revenue à l’approche étasunienne traditionnelle d’opposition à Cuba ; il est encore trop tôt pour établir si l’usage « direct » de pressions sur la Havane sera plus « productif » que son pendant « indirect » dans la poursuite des objectifs de Washington.
La Jamaïque
Le pays de Bob Marley tient une place importante dans le contexte géopolitique : il est situé aux abords du Passage du Vent, et de la route maritime la plus courte pour relier les canaux du Panama et du Nicaragua à la côte Est des USA. Il a en outre réalisé des investissements pour ouvrir un terminal de Gaz Naturel Liquéfié, grâce auquel il espère devenir une plateforme d’exploration de gaz pour les Caraïbes. Ces espoirs sont peut-être quelque peu exagérés, pour des raisons que nous exposerons plus avant dans le présent chapitre, mais l’on voit bien ici que Kingston s’emploie à « penser grand » et à réinventer son rôle régional de fond en comble, quels que soient les risques qu’implique cette stratégie.
Plus intéressante à discuter quant à la Jamaïque est sa relation historico-culturelle avec les Petites Antilles, et le rôle de premier de cordée / d’équilibrage que le pays pourrait être amené à jouer dans toute réitération à venir de l’ère coloniale ratée de la Fédération des Indes Occidentales en 1952-1962. Ce régime politique sous-national constituait une agglomération des possessions anglaises régionales, visant à obtenir l’indépendance en tant qu’ensemble, mais les désaccords entre la Jamaïque et Trinidad avaient fait échouer l’idée dans les poubelles de l’histoire. Nous en reparlerons un peu plus bas, en évoquant le potentiel que porterait une nouvelle « Fédération des Caraïbes » dans un proche avenir, ainsi que du rôle que les 2 millions d’habitants de la Jamaïque pourraient prendre dans une telle construction.
Hispaniola (Haïti et la République Dominicaine)
Avec chacune environ 10 millions d’habitants, les deux États rassemblent sur l’île d’Hispaniola (au départ, l’île toute entière était nommée « Haïti ») la population la plus importante de toutes les îles des Caraïbes. D’un point de vue géostratégique, l’île chevauche le Passage du Vent et le Canal de la Mona, mais elle est très loin de constituer une unité politique en soi, en raison des importantes rivalités qui existent entre les deux États qui la composent. Haïti a occupé la République Dominicaine quelques décennies durant, pour pouvoir verser ses indemnités post-indépendance à la France, et cette situation a duré jusqu’à la réussite de la guerre d’indépendance de la frange Est du pays, en 1844. Au final, il s’agit d’une histoire que les Dominicains ne sont pas prêts d’oublier. En outre, Saint Domingue fit le choix inédit, entre 1861 et 1865, de se plier de nouveau à l’administration espagnole ; mais cette décision faite par les autorités fut tellement impopulaire que la guerre de libération qui s’ensuivit mit fin à ce rattachement après seulement quatre années.
En outre, Haïti et la République Dominicaine ont connu des histoires très divergentes au cours du XXème siècle. Chacun des deux États se vit occupé par les USA pour des durées différentes, et sont mêmes passées sous le contrôle de leurs propres hommes forts, mais la différence principale réside en ce qu’Haïti s’est effondrée et est devenue un État totalement failli, alors que la République Dominicaine s’est élevée jusqu’à devenir l’une des économies régionales les plus avancées. Ce positionnement fut scellé par les accords de libre échange multilatéraux DR-CAFTA et CARIFORUM respectivement signés entre la République Dominicaine, l’Amérique Centrale et les USA, ainsi qu’entre les Caraïbes et l’Union Européenne. On peut penser que ces accords commerciaux néolibéraux ont été tout à fait bénéficiaires pour leurs initiateurs Étasuniens-Européens, au détriment des peuples du bassin des Caraïbes, même si il importe de prendre note que :
La République Dominicaine, seul État régional à disposer de ces accords avec les deux grandes puissances occidentales, maintient des indicateurs macroéconomiques (c’est le mot clé) très positifs.
Pour ce qui concerne la descente d’Haïti en État failli, on peut l’attribuer principalement aux élites corrompues et avides de pouvoir, manipulées par les USA. Le pays, qui peut se vanter de constituer le tout premier État noir indépendant par suite de la révolution haïtienne, initiée par les esclaves, s’est malheureusement transformé en colonie néo-impériale post-moderne, gérée conjointement par la Fondation Clinton, les ONGs internationales, les sous-traitants militaires privés, et les armées étrangères de l’ONU. Les USA ont réussi leur Guerre hybride violente contre le président Aristide de gauche en 2004, en plein deux-centième anniversaire de l’indépendance d’Haïti, en manipulant des manifestants étudiants et des milices-guérillas, et les retombées du tremblement de terre dévastateur de 2010 ont achevé de dévaster le pays. Haïti constitue désormais une terre en grande partie anarchique, qui fonctionne à de nombreux égards comme une sorte de Somalie de l’hémisphère Ouest, en ce qu’elle constitue l’épicentre du crime, des trafics de stupéfiants, des migrations, et de toute déstabilisation en général.
La vague incontrôlable de migrants haïtiens s’étant déplacés vers la République Dominicaine au fil des quelques décennies passées s’apparente à ce que Kelly M. Greenhill, chercheuse à Harvard, a dénommé les « armes de migration de masse« . L’auteur du présent article n’essaye en aucun cas de culpabiliser les personnes ayant fui Haïti par suite des plusieurs Guerres hybrides que le pays a subies, mais uniquement de faire porter l’attention du lecteur sur l’impact délétère que ce phénomène a eu sur la République Dominicaine. Les craintes sont réelles de voir un gouvernement haïtien re-stabilisé (probablement dirigé par quelque homme fort qui reconstituera une armée nationale après le départ programmé de l’ONU) émettre des revendications territoriales plus ou moins voilées quant aux régions montagneuses qui hébergent le plus gros de la diaspora haïtienne réfugiée en République Dominicaine, ce qui constituerait le catalyseur d’un nouveau conflit.
Car on a déjà assisté à des événements similaires, pendant une brève période de temps, lors de ce qui est resté dans les mémoires comme le « massacre de Parsley », au cours duquel l’armée dominicaine a tuée un nombre indéterminé mais important de haïtiens, presque une décennie après le traité de 1929 établissant les frontières entre les deux États, et dont on espérait pourtant qu’il mettrait fin aux différends. Indépendamment du nombre de morts, cet événement a scarifié la mémoire collective des haïtiens, et son héritage émotionnelle pourrait facilement être sur-utilisé par des marxistes culturels pour exercer des pressions sur Saint Domingue, et la forcer à accepter des concessions socio-territoriales envers le grand nombre de migrants illégaux qui résident sur son sol. Toute forme à venir de « continuation » de ce conflit, si elle se manifestait sous forme d’État à État (et non pas d’État à migrant comme ce fut le cas pour le massacre de Parsley), pourrait déboucher sur de nouvelles vagues d’« armes de migrations de masses », cette fois respectivement d’Haïti et de la République Dominicaine vers Cuba et Puerto Rico : cela constitue donc une lame à double tranchant, comportant des opportunités et des défis, du point de vue de la stratégies étasunienne pour les Caraïbes.
Puerto Rico
Cette dernière colonie étasunienne, remportée à l’issue de la victoire dans la guerre hispano-étasunienne de 1898, permet aux USA de maintenir une présence navale directe dans le centre géographique situé entre les Grandes et les Petites Antilles, et de contrôler le canal de la Mona. Le territoire est extrêmement mal géré, et s’est récemment illustré par les faillites les plus importantes de toute l’histoire américaine. Les citoyens de Puerto Rico devront décider résolument décider de l’état final de ce territoire ; ils sont partagés entre l’idée de rester un territoire [colonisé, NdT], de devenir un État des USA, ou d’obtenir l’indépendance. L’avenir de Puerto Rico reste incertain et apparaît donc comme sombre, ce qui explique que ses habitants fuient cet « État » failli pour l’Amérique continentale, dans leur quête de meilleures opportunités socio-économiques. Puerto Rico ne s’est pas encore effondrée autant qu’Haïti, et n’atteindra sans doute jamais ce stade de déchéance, mais les crimes rampants, les trafics de drogue, et la pauvreté de l’île ont fait qu’elle ne constitue guère plus qu’une passerelle vers les USA pour les migrants de la région, et une destination intermittente de vacances pour quelques occidentaux.
Les Petites Antilles
D’un point de vue géostratégique, il n’y a rien de vraiment unique caractérisant l’un ou l’autre des États et colonies/« dépendances »« territoires d’outre-mer » des Petites Antilles, qui justifierait une analyse individuelle ; il reste pertinent de les considérer comme un ensemble dans le cadre de la présente étude. Ces entités insulaires ont une population principalement afro-caribéenne, et comptent des franges variables de population indo-caribéenne parmi leurs minorités les plus importantes. Ces îles doivent principalement leur survie au tourisme et aux bateaux de croisière, et il n’y a guère autre chose dans ces pays/colonies pour s’attirer des investissements ou quelque attention en provenance de l’extérieur. Chacun des pays des Petites Antilles est membre du groupe multipolaire ALBA, dont nous reparlerons lors du prochain chapitre ainsi que de Petrocaribe, sa tête de pont énergétique. Nombre de ces pays font également partie de l’Organisation des États de la Caraïbe orientale (OECO) que nous analyserons également au même point.
Les îles du vent du Nord
Les territoires hollandais jouxtant la côte Nord du Venezuela tiennent lieu d’avant-poste unipolaire idéaux pour garder un œil sur le Venezuela et héberger les installations militaires étasuniennes utilisables contre la République Bolivarienne. Quant aux îles vénézuéliennes, le fait de détenir des territoires insulaires permet à Caracas d’affirmer appartenir géographiquement à la communauté des îles des Caraïbes et d’avoir sa place dans leurs affaires. Nous expliquerons plus loin comment cela se structure avec Petrocaribe et ALBA, il convient pour l’instant de noter que le Venezuela borde effectivement les Caraïbes au Sud, et compte de fait des territoires insulaires (aussi petits qu’ils soient), ce qui en fait un acteur légitime de cette région.
Les exceptions Atlantiques – La Barbade et Trinité-et-Tobago
Les deux nations insulaires que forment la Barbade ainsi que Trinité-et-Tobago constituent des exceptions géographiques, et, dans une large mesure, politiques, pour la région des Caraïbes. Pour commencer, la première des deux est, de par sa position, plus axée vers l’Atlantique que vers les autres. Malgré cela, à l’instar de Trinité-et-Tobago, elle partage des liens historico-démographiques très importants avec ses voisines. Mais, plus intéressant, les deux nations partagent des liens politiques confraternels au niveau international, et ce d’autant plus que leur différend territorial maritime s’est vu réglé en 2006. La meilleure façon de se représenter la Barbade est donc de la considérer comme une extension de l’influence régionale de Trinité-et-Tobago, chose que nous détaillerons plus avant dans le prochain chapitre, qui s’appliquera à présenter les appartenances de chaque pays aux diverses organisations internationales.
Pour en rester sur Trinité-et-Tobago, presque un tiers de sa population est indo-caribéenne, ce qui en fait le « plus indien » de tous les États régionaux. Cela reste cependant en soi une considération peu pertinente, si l’on prend en compte le fait que les pays sud-américains du Guyana et du Suriname, qui hébergent respectivement 39% et 27% de population indo-caribéenne, se voient souvent regroupés avec les Caraïbes pour des raisons historico-démographiques remontant à leur passé colonial. En réalité, le Guyana héberge même le quartier général de la Communauté caribéenne (CARICOM), dont nous reparlerons au chapitre prochain. Nous signalons ceci dans le contexte de la géopolitique des Caraïbes du fait que la Trinité et ses « voisins » proches sud-américains pourraient tenir lieu de passerelle pour l’Inde vers la région, si New Delhi faisait usage de manière bien pensée de ses avantages socio-culturels en recherche de retombées politico-économiques.
Mais Trinité-et-Tobago n’est pas utile uniquement comme passerelle géopolitique pour l’Inde, et elle dispose du potentiel de devenir un chef de file régional en soi, comme elle le fut par le passé, pendant la courte période de quatre années que connût la Fédération des Indes Occidentales avant d’être dissoute. La nation insulaire est riche en pétrole et en gaz naturel, ce qui l’a fondée à une capacité à diriger si elle le désire, mais elle ne voulut de toute évidence pas endosser les responsabilités financières de ce rôle dans les temps où elle poursuivit son indépendance. Cependant, il est parlant que la Trinité, ses deux « alliés » (si on peut les appeler ainsi pour des raisons géographiques, politiques et démographiques) de la Barabade et du Guyana, ainsi que la rivale jamaïcaine se soient rassemblés pour fonder CARICOM en 1973. En outre, il est tout à fait notable que sa ville capitale de Port-d’Espagne héberge les quartiers généraux de l’association des États caribéens (ACS).
Globalement, le mieux pour l’observateur intéressé est de conceptualiser Trinité-et-Tobago tant comme un État ancre qu’un État pivot dans la région des Caraïbes. La première fonction d’ancre est liée à sa géographie, et à l’influence culturelle et musicale qu’elle exerce sur toutes ses homologues afro-caribéennes dans les petites Antilles, et la fonction de pivot est réalisée par l’établissement d’un lien entre les îles et l’Amérique du Sud (Guyana et Suriname). Cependant, ce positionnement géographique avantageux pourrait aussi constituer la raison qui en a fait le paradis des trafiquants de narcotiques, et le pays a connu récemment une explosion du crime. Si le pays peut stabiliser sa situation intérieure en prenant des mesures de maintient de l’ordre efficaces et des politiques de prévention de la pauvreté, il aura la chance prometteuse de devenir le cœur d’une Fédération des Indes Occidentales reconstituée, chose dont nous parlerons au dernier chapitre.
Tendances
Avant de passer à la partie suivant de notre recherche, qui s’attardera sur les diverses organisations d’intégrations dont les pays des Caraïbes sont membres, il est utile que nous établissions à présent une liste concise des tendances les plus notables à l’œuvre dans cette région:
La guerre hybride contre le Venezuela
Les méthodes asymétriques de déstabilisation mises en pratique par les USA au Venezuela ont fortement réussi, ce qui a eu pour effet de saper les organisations d’intégration régionale des Caraïbes ALBA et Petrocaribe, dont Caracas constitue la tête de pont. Nous en décrirons plus en détail les enjeux sous-jacents au prochain chapitre, mais on peut en retenir à ce stade que cette campagne de déstabilisation présente le potentiel d’envoyer des ondes de choc dans toute la région, et de renverser en fin de compte les avancées multipolaires qui ont été récemment réalisées (symboliquement?).
Cuba : deuxième round
L’administration Trump semble en bonne voie de lancer un second round de tentatives de déstabilisation soutenues contre les dirigeants et le peuple cubain, du moins si l’on en croit la haine déclarée du président pour la nation insulaire communiste, et son renversement des projets de son prédécesseurs, qui apparaissaient comme présentant une hégémonie plus indirecte. Si ces menaces portent un tant soit peu leurs fruits, on pourrait assister à une crise de migrants régionaux vers les USA, Haïti (Hispaniola, pour rejoindre la République Dominicaine et de là Puerto Rico), et/ou la Jamaïque.
Puerto Rico comme nouvel État failli
Sans intention d’exagérer et de prétendre que Puerto Rico va devenir le « prochain Haïti », le fait est qu’il y a beaucoup de problèmes au paradis, et que la possession étasunienne résiduelle de l’ère coloniale se transforme à grands pas en État failli. Washington ne laissera sans doute jamais Ponce en arriver au niveau de Port-au-Prince, et interviendrait d’une manière économico-militaire selon un déroulé « trop gros pour qu’on le laisse échouer » avant d’en arriver à ce stade, mais il faut pour autant s’attendre à ce que Puerto Rico s’installe de plus en plus dans le discours politique intérieur étasunien tant que son statut d’État failli n’aura pas été résolu.
Le casse-tête d’Hispaniola
Il existe une probabilité bien réelle que les tensions entre la République Dominicaine et Haïti amène à quelque conflit à l’avenir, soit entre les deux États, soit à un niveau inférieur.
À présent, le mécontentement monte en République Dominicaine du fait de l’afflux à grande échelle d’« Armes de migration masse », et il se peut que l’État se verra contraint d’agir d’une manière plus concertée sur ce dossier, pour préempter une violence de type « milice-patrouille de volontaires » contre les nouveaux arrivants, sans parler de toute prétention territoriale que ceux-ci pourraient en venir à formuler sur la région frontalière entre les deux États.
Si ce problème ne trouve pas de solution définitive (et il faut reconnaître que c’est là un objectif difficile) et qu’une forme quelconque de militantisme prolongé s’ensuive, on pourrait voir une vague d’« Armes de migration de masse » gagner Cuba et Puerto Rico, selon les dynamiques du conflit.
Le désaxage énergétique des USA
La montée rapide des USA comme superpuissance exportatrice d’énergie, combinée à sa guerre hybride sur le Venezuela, fait surgir le risque que Washington supplante Caracas comme principal fournisseur des membres caribéens de Petrocaribe, si la République Bolivarienne est renversée.
En outre, toute activité étasunienne agressive sur le marché énergétique caribéen pourrait rendre le terminal de gaz naturel liquéfié de la Jamaïque redondant, et faire diminuer le revenu et le positionnement régionaux de Trinité-et-Tobago, chose qui pourrait, de manière intéressante, rassembler ces deux États rivaux si les circonstances s’y prêtent.
Cette tendance n’est pas valable que pour les Caraïbes, mais pour l’ensemble de l’hémisphère Ouest, puisque les USA sont bien partis pour approfondir leur influence stratégique sur tous les pays d’Amérique Latine, au fur et à mesure qu’ils deviendront un fournisseur en énergie plus établi pour chacun d’eux.
La rivalité entre Trinité-et-Tobago et la Jamaïque, et une nouvelle Fédération des Indes occidentales
Quoiqu’il ne s’agisse en rien d’un développement récent, nous expliquerons au chapitre final en quoi ceci pourrait affecter les contours géopolitiques d’une reconstitution de la Fédération des Indes occidentales, et contribuer de fait à son rétablissement, au lieu de la détruire comme tel fut le cas par le passé.
En outre, tant que les deux pays resteront en compétition pour influencer les États afro-caribéens des petites Antilles, les objets de leur désir géopolitique, comparativement plus petits et plus faibles, pourraient les faire jouer l’un contre l’autre pour s’« équilibrer », et en retirer la plus grosse part des bénéfices.
Quoi qu’il en soit, Trinité-et-Tobago constitue clairement le candidat pour devenir le noyau intégrationnel de cette construction spéculée, et pourrait même tirer profit de sa démographie pour devenir une pont trans-régional entre les Caraïbes et l’Amérique du Sud, chose que la Jamaïque serait incapable de réaliser.
La passerelle indienne
Ces derniers temps, la composition démographique indo-caribéenne dominante (bien qu’elle ne soit pas majoritaire) de Trinité-et-Tobago, du Guyana et du Suriname, pourrait servir de socle à une intégration plus proche entre les trois États et faire dresser l’oreille de New Delhi, si cette dernière a la volonté d’utiliser ce facteur à son avantage politique dans l’hémisphère Ouest.
L’Inde, sans forcément avoir de bonne raison commerciale ou stratégique en soi pour se voir attirée vers les Caraïbes, pourrait se trouver contrainte à y développer sa présence par suite des dynamiques de nouvelle guerre froide de « contrer la Chine », chose que l’on pourrait s’attendre à voir encouragée par les USA, alors que Washington et New Delhi vont resserrer leur partenariat stratégique au fil des décennies à venir.
Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Traduit par Vincent, relu par Hervé pour le Saker Francophone