Par Andrew Korybko − Le 12 juillet 2017 − Source geopolitica.ru
On pense généralement à la Mer des Caraïbes comme à un « lac étasunien » séparant les deux continents américains, et cette zone a de fait subi en pratique l’influence exclusive de Washington depuis le début du XXème siècle. Cuba constitue bien sûr l’exception à cette situation, mais cette exception même semble lentement se « normaliser ». Malgré le coup d’arrêt par l’administration Trump au rapprochement avec l’île entamé sous l’ère Obama, le président Raul Castro n’en avait pas moins étalé son jeu à partir de 2015, en acceptant d’améliorer les relations entre Cuba et les USA. Il reste à voir si cette décision sera jugée sage par l’histoire, et avec le recul dont nous disposons déjà, ce n’est peut-être pas la meilleure chose qu’il aurait pu décider : Cuba devrait être le premier pays à savoir qu’on ne peut pas faire confiance aux USA, comme l’ont démontré les événements qui ont suivi avec l’administration Trump. Mais la géopolitique des Caraïbes du XXIème siècle dépasse largement le cadre des relations entre Cuba et les USA, et nous allons nous atteler à en passer tous les aspects en revue.
Note du Saker Francophone On republie cet article car les 3 autres de la série sont maintenant prêt et seront publiés chaque mardi matin.
Ce premier chapitre va s’intéresser à la place des Caraïbes dans les calculs stratégiques de la Chine, puis expliquer quelques fondamentaux sur la géographie et les goulets d’étranglement de cette région. Le second chapitre poursuivra en expliquant l’importance géostratégique des pays insulaires des Caraïbes, et se terminera par une description des tendances qu’il faut s’attendre à voir se développer dans les années à venir. Enfin, le troisième chapitre discutera des diverses organisations d’intégration régionale, et le dernier chapitre complétera cette étude par une projection : nous montrerons pourquoi un État successeur de la Fédération des Indes Occidentales pourrait voir le jour.
L’appréhension stratégique des Caraïbes par la Chine
Les Caraïbes relient la côte Est des USA à l’Océan Pacifique, au travers du Canal de Panama, et il s’agit également de la zone de transit pour le commerce chinois à destination et en provenance de ce pays. Cette mer présentait au début du XXème siècle une importance géostratégique largement supérieure à celle qu’elle a de nos jours, mais l’héritage de cette période continue de modeler la géopolitique contemporaine de la région. La mer des Caraïbes était à l’époque l’équivalent étasunien de la « Mer de Chine du Sud » : les USA avaient un impératif à protéger leurs routes commerciales et navales dans cette zone maritime touchant à leurs côtes, et c’est la même situation que l’on retrouve aujourd’hui avec la Mer de Chine en miroir. Mais la différence en est que les USA avaient mis en œuvre une politique (néo)colonialiste, impénitente et brutale pour y parvenir, alors que la Chine s’emploie à conclure des partenariats « gagnant-gagnant » avec tous les États qui constituent ses voisins.
Certes, la situation géopolitique de la mer des Caraïbes est et a toujours été significativement différente de celle de la mer de Chine du Sud, mais nous attirons ici l’attention sur l’importance comparée qu’ont placée chacune des deux grandes puissances sur le fait de prendre la gouvernance de leurs régions Sud respectives. Et il reste pertinent de le mentionner, car les impératifs qui ont guidé la formulation de la politique étasunienne envers les Caraïbes continuent d’exister à notre siècle, et cela pourrait constituer une faiblesse étasunienne, que la Chine pourrait mettre à profit en jouant un jeu de « Mer de Chine du Sud inversée » contre les USA. Le positionnement des USA envers les Caraïbes est semblable à celui de la Chine en mer de Chine du sud : il s’agit de comprendre qu’aucune des deux grandes puissances n’apprécie de voir ses rivales exercer une quelconque influence militaire dans son ventre mou naval. Et de fait, la Chine dispose d’une chance de jouer ce jeu au cours de la décennie à venir, et elle s’emploie loin des regards — comme d’habitude — à poursuivre cet objectif.
Il n’existe aucun risque crédible ou prédictible de voir la Chine établir une présence militaire similaire dans les Caraïbes à l’image de l’empreinte militaire étasunienne en mer de Chine du sud, mais ce n’est pas ce à quoi Pékin aspire. La Chine s’attache plutôt à creuser un nouveau canal trans-océanique au Nicaragua, à coopérer étroitement avec les institutions régionales, et en fin de compte à bander son muscle économique, afin que les Caraïbes se transforment en une version réduite de l’Afrique dans les desseins chinois. Le projet de canal au Nicaragua constitue techniquement une initiative « privée » menée par un riche homme d’affaires chinois, si bien qu’aucune grande déclaration politique formelle n’a été faite quant à la direction de ce projet, mais de nombreuses informations indiquent que la Chine souhaite travailler avec les institutions des Caraïbes aux niveaux politique et économique, comme l’illustre clairement le Forum Chine-CELAC (Communauté d’États latino-américains et Caraïbes), ainsi que le dernier document politique chinois, en date de 2016, sur l’Amérique Latine et les Caraïbes.
Le présent ouvrage ne s’étendra pas profondément quant aux spécificités que ceci implique, faute de projets des Nouvelles Routes de la Soie ayant fait l’objet d’un accord, en dehors du canal du Nicaragua ; mais la première implication en est que la réussite de ce canal, couplée avec la poursuite de l’utilisation du canal de Panama, finira par faire monter l’influence chinoise dans les Caraïbes, tant que la présente trajectoire se poursuivra. Si ces politiques exhaustives et clairvoyantes se voyaient couronnées de succès, et que la Chine réussissait à projeter sa puissance dans les Caraïbes, on assisterait à un pivot qui ferait sensation et qui aurait des conséquences au niveau mondial : les USA se retrouveraient sur la défensive stratégique dans leur propre cour de jeu, ce qui correspondrait à une période d’opportunité pour les avancées multipolaires partout sur la planète, tant que cette fenêtre stratégique resterait ouverte.
Mais cela étant dit, il est hautement probable que les USA mettront en œuvre la Guerre hybride contre le Nicaragua pour perturber, contrôler, ou influencer le projet de canal, en zone terrestre ou marine (dans ce dernier cas, pourquoi pas au travers d’un regain de tension sur les différends territoriaux insulaires entre le Nicaragua et la Colombie), ce qui laisserait la Chine totalement dépendante du canal de Panama pour son engagement avec les États des Caraïbes. Mais même ainsi, il serait fort peu probable que les USA ferment le canal de Panama aux expéditions chinoises : ils se trouveraient pris dans une sorte de dilemme à la « Catch-22 », qui les amènerait sans doute à surveiller anxieusement la montée de la présence stratégique chinoise dans les Caraïbes, à l’image de ce que fait la Chine par rapport à la présence étasunienne en mer de Chine du Sud.
C’est cela qu’espère la Chine : gêner les USA sur leur propre terrain de jeu, et peut-être les encourager à y mener des actions qui feront plus de tort que de bien à leur statut d’hégémonie régionale. La Chine a systématiquement répondu aux agressions étasuniennes de manière asymétrique, et il serait logique que la stratégie de Pékin dans les Caraïbes s’inscrive dans cette lignée. La Chine aimerait que son influence croissante dans cette région finisse par faire tanguer quelques uns des 20 derniers pays à « reconnaître » Taïwan (plus de la moitié de ces pays sont localisés dans l’hémisphère occidental), et les faire changer de position comme le Panama l’a fait à la mi-juin 2017. Le symbole derrière ce retournement spectaculaire du Panama fut suffisant pour se faire poser aux observateurs la question de savoir si un effet domino de « dé-reconnaissance » était proche. Même si tel n’est pas le cas de sitôt, il est intéressant que le monde l’ait considéré, et cela constitue une introduction assez pertinente quand on discute de la géopolitique des Caraïbes au XXIème siècle.
Fondamentaux géographiques
Avant d’aller plus loin dans notre étude, le lecteur doit se familiariser avec la géographie de la région :
Les Îles Lucayes
Quoique non parties prenantes géographiquement des Caraïbes, on les regroupe souvent avec la zone, pour des raisons historiques et démographiques. Cet archipel intègre les Bahamas et la colonie/« dépendance » des Îles Turques-et-Caïques.
Les Antilles
Ce terme se rapporte à l’ensemble des îles des Caraïbes, quelle que soit leur taille.
Les Grandes Antilles
Comme le nom l’indique, il s’agit du regroupement géographique des grandes îles de Cuba, de la Jamaïque, d’Hispaniola/Haïti (nom original indigène), et de Puerto Rico/Borikén (nom indigène), ainsi que la possession britannique des îles Caïman, beaucoup plus petite.
Les Petites Antilles
Il s’agit de toutes les îles des Caraïbes de petites tailles, qui sont divisées en trois chaînes, et comprennent une combinaison de 20 États souverains et de colonies/« dépendances » (également dénommées « territoires d’outre-mer ») :
- Les Îles du Vent du nord (anglophones)
Il s’agit des très petites îles situées au Nord-Est des Caraïbes et bordant l’Atlantique [en anglais, Leeward Islands, NdT]
- Anguilla (UK)
- Antigua-et-Barbuda
- La Dominique (parfois classée comme faisant partie des Îles du Vent)
- La Guadeloupe (FR)
- Montserrat (UK)
- Saba (NL)
- Saint-Christophe-et-Niévès
- Saint-Eustache (NL)
- Saint Barthélemy (FR)
- Saint Martin/Sint Maarten (île divisée entre FR et NL)
- Les Îles Vierges (US et UK)
- Les Îles du Vent du sud (latines)
[en anglais, on les appelle Windward Islands, NdT].
Ces îles, plus grandes que les précédentes, sont situées au sud de celles-ci, plus proches de l’Amérique du Sud :
- La Dominique (parfois considérée comme faisant partie des îles Sous-le-Vent
- La Grenade
- La Martinique (FR)
- Sainte-Lucie
- Saint-Vincent-et-les-Grenadines
- Les îles Sous-le-Vent (Sud-Ouest)
Séparées géographiquement des chaînes des Grandes et des Petites Antilles, la suite « ABC » néerlandaise constituée des îles d’Aruba, de Bonaire et de Curaçao, ainsi qu’une bonne douzaine d’îles appartenant au Venezuela, sont rassemblées sous la catégorie des îles Sous-le-Vent du Sud-Ouest [en anglais, « Leeward Antilles », NdT].
- Exceptions du côté de l’Atlantique
La Barbade et les nation/archipel de Trinité-et-Tobago ne se voient généralement pas regroupées avec la chaîne des Petites Antilles, ni celle des Îles Sous-le-Vent, du fait de leur emplacement : géographiquement, elles s’apparentent à des îles « atlantiques », mais elle présentent indubitablement un héritage historique et démographique inséparable de celui des Caraïbes.
Voici comment se présentent ces chaînes d’îles sur une carte :
- En rouge : les îles Lucayes
- En bleu : les Grandes Antilles
- En rose : les îles du Vent du nord
- En vert : les îles du Vent du sud
- En jaune : Les îles Sous-le-Vent (Sud-Ouest)
- En marron : les exceptions atlantiques
Goulets d’étranglement
On compte six goulets d’étranglement principaux dans la Mer des Caraïbes, qui contrôlent les accès en provenance et à destination de la région :
- Les canaux du Nicaragua et du Panama
Le premier n’est pas encore terminé, et pourrait fort bien constituer l’une des victimes des intrigues de Guerres Hybrides étasuniennes, mais le principal en est qu’il existe au moins une route transocéanique (et peut-être deux, à venir), reliant le Pacifique et l’Atlantique via la Mer des Caraïbes. Panama est considéré, à juste titre, comme une place forte de l’hémisphère Ouest, tenue par l’influence étasunienne ; mais l’influence de Washington, jadis dominante, sur ce pays, semble s’affaiblir suite à la cession pacifique du canal à la ville de Panama au début du siècle, et à la reconnaissance officielle par ce pays de Pékin en juin 2017.
- Le détroit de Floride
Même si, techniquement, il ne relie que l’Océan Atlantique au Golfe du Mexique, le contrôle du détroit de Floride constitua jadis un déterminant important, caractérisant la pensée stratégique de haut niveau étasunienne vis à vis des Caraïbes à la fin du XIXème et au début du XXème siècles. Les USA ont pris le contrôle incontesté du détroit à la suite de la guerre hispano-étasunienne de 1898 et de leur occupation de Cuba. Après cela, Washington se retrouvait en mesure de projeter son pouvoir impérialiste sur l’ensemble du bassin des Caraïbes et de mettre en œuvre la « doctrine Monroe » de manière plus crédible, en usant des politiques affiliées du « Gros bâton » [Big Stick, NdT], le « Corollaire Roosevelt », la « Diplomatie du dollar », et les « Guerres des Bananes » qui s’ensuivirent.
- Le Canal du Yucatán
Le contrôle étasunien sur Cuba faisait la paire avec l’état d’affaiblissement dans lequel les USA ont tenu le Mexique pendant des décennies : Washington put ainsi dominer la route d’accès étroite reliant le Golfe du Mexique et la Mer des Caraïbes. Les routes commerciales et énergétiques étasuniennes, reliant respectivement la côte Nord (alors) prospère de l’Amérique du Sud et les pôles régionaux énergétiques et commerciaux de Houston et de la Nouvelle-Orléans, s’en virent sécurisées. Et ce verrouillage fit des USA les gardiens des clés du commerce maritime entre le Mexique et l’Amérique du Sud, transitant via les Caraïbes, ce qui contribua en retour à maintenir Mexico dans un état affaibli d’un point de vue stratégique.
- Le Passage du Vent
La faible distance séparant Cuba d’Haïti (également connue sous le nom d’Hispaniola) constitue ce qu’on appelle Passage du Vent ; il s’agit d’un nom quelque peu trompeur, car il n’est lié en rien avec les îles du Vent. Cette voie maritime constitue la route la plus rapide entre le Canal du Panama (et peut-être un jour celui du Nicaragua également) et la côte Est des USA, et c’est pour cela que les USA continuent à ce jour de maintenir leur présence impériale sur la Baie de Guantanamo, illégalement « empruntée » au territoire de Cuba, afin de surveiller et de contrôler le trafic maritime sur cette route.
- Le canal de la Mona
Le dernier goulet d’étranglement important de la région des Caraïbes est le canal de la Mona, reliant la République Dominicaine (que l’on peut se représenter conceptuellement comme la côte Est d’Haïti), et Puerto Rico. Présentant une importance moindre que le Passage du Vent, il a quand même son utilité dès lors que l’on considère les exportations énergétiques du Venezuela, dont les USA sont [étaient, au moment de la rédaction de l’article, NdT] les principaux consommateurs. Les navires en provenance et à destination de la côte Est des USA peuvent emprunter le canal de la Mona, mais au cours des dernières décennies, le canal de la Mona a pris un autre visage : il est devenu l’une des routes préférées des passeurs de clandestins, acheminant des migrants cubains et haïtiens désireux de rejoindre Puerto Rico, territoire des USA, pour y rebondir vers le continent.
- Cuba, au centre
En illustration de l’importance géostratégique des goulets d’étranglement des Caraïbes, il devient ici évident de comprendre pourquoi les USA sont si obsédés par l’idée de contrôler Cuba. Cette nation insulaire est sise au croisement de trois goulets d’étranglements séparés, et les USA craignent que les partenaires cubains à Moscou (pendant l’ancienne Guerre Froide) et à Pékin (pour la nouvelle Guerre Froide) n’utilisent ce positionnement à leur avantage pour saper les intérêts de Washington à ses portes mêmes. C’est pour cette raison que les USA ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher Cuba d’exercer ses droits souverains d’État indépendant, en menant les politiques étrangères qui relevaient de ses intérêts nationaux, et cela explique également pourquoi les USA ont pris une ligne aussi dure lors de la crise des Caraïbes de 1962 (que l’on appelle communément en Occident « crise des missiles cubains »).
Pour synthétiser et faciliter la compréhension, voici une représentation cartographique des goulets d’étranglement des Caraïbes :
- En jaune : les canaux du Panama et du Nicaragua
- En rouge : le détroit de Floride
- En vert : le canal du Yucatán
- En bleu : le Passage du Vent
- En violet : le canal de la Mona
Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la Soie chinoises, et la Guerre Hybride.
Traduit par Vincent, relu par San pour le Saker Francophone