Une analyse médico-légale des rapports d’Amnesty International sur l’opération israélienne Protective Edge à Gaza en 2014
Par Norman G. Finkelstein – Le 9 juillet 2015–- Source byline.com
Amnesty International est parmi les premiers organismes de droits humains dans le monde. Ses déclarations façonnent l’opinion publique, alors que les États se sentent obligés, sinon à les écouter, en tout cas à répondre. Un mouvement pour la justice qui aspire à atteindre un large public et infléchir la politique de l’État ne peut se permettre d’ignorer l’association Amnesty International si, et quand, elle se fourvoie. L’affirmation de cette monographie est qu’Amnesty a en effet perdu le nord, et l’intention de cette monographie est de documenter cette proposition, dans l’espoir que Amnesty effectuera d’elle-même, ou que ses adhérents de base vont l’obliger, à effectuer une correction à mi-chemin.
Ces dernières années, Amnesty International a publié, et méticuleusement documenté, des rapports légalement inattaquables sur les droits de l’homme dans le conflit israélo-palestinien, par exemple, Opération Plomb durci : 22 jours de morts et de destruction [1], un réquisitoire accablant sur l’assaut d’Israël à Gaza en 2008-2009. Mais cela n’a pas toujours été le cas. Pendant de nombreuses décennies, cette vénérable organisation des droits de l’homme a effectivement donné à Israël un laissez-passer gratuit sur ses pratiques de torture généralisée dans les territoires palestiniens occupés [2]. A en juger par les rapports qu’elle a émis après l’été 2014, l’agression d’Israël sur Gaza, l’opération Protective Edge, Amnesty régresse à ses apologétiques antérieures. Pour ceux qui ont appris à compter sur Amnesty et à la citer comme une source d’informations précises sur les droits de l’homme, ce développement est inquiétant et profondément frustrant. Le but principal de cette monographie n’est pas de prendre acte du rétropédalage apparent d’Amnesty, bien que certaines spéculations sur ce sujet seront aventurées dans la conclusion, mais pour le documenter soigneusement, en se concentrant en particulier sur l’acte d’accusation globale d’Amnesty contre le Hamas [3] Unlawful and Deadly: Rocket and mortar attacks by Palestinian armed groups during the 2014 Gaza/Israel conflict [4].
La symétrie fallacieuse
Le tableau 1 présente les données brutes à partir desquelles une évaluation de l’opération Protective Edge (ci-après : OPE) commence nécessairement [5].
Les pertes civiles de l’opération Protective Edge :
Nombre total de morts Israël 73 (1 enfant), Gaza 2 200 (550 enfants)
Civils tués (% du total) Israël 6** (8%), Gaza 1 560 [7] (70%)
Combattants (% du total) Israël 67 (92%), Gaza 640 (30%)
Dommages directs ($) 55 millions [6], Gaza 4 milliards [8]
Maisons détruites Israël 1***, Gaza 18.000****
Concernant Gaza, les chiffres sont arrondis tout au long de cette monographie, les grands nombres sont de même arrondis à la dizaine, centaines ou milliers.
** Un civil était un travailleur invité thaïlandais.
*** 11 autres ont subi des dégâts.
**** 38 000 autres ont subi des dégâts.
«Des deux côtés, observe Amnestydans son rapport Unlawful and Deadly, les civils ont une fois de plus porté le poids de la troisième guerre de grande envergure en moins de six ans.» Bien que sans doute vraie [9], cette déclaration obscurcit le fossé béant qui sépare l’ampleur de la souffrance infligée à Gaza par rapport aux civils israéliens [10]. Il est difficile de trouver un exemple plus palpable d’une différence quantitative, se transformant en qualitative, avec l’enfant unique israélien tué face aux 550 enfants de Gaza tués; cela ne diminue pas le caractère sacré de toute vie de prendre note que, si la mort d’un enfant israélien est terrible, avec le même calcul, les décès d’enfants de Gaza sont 550 fois aussi terribles. Une mission médicale internationale d’enquête, recrutée par la branche israélienne de Médecins pour les droits de l’homme et composée de médecins éminents, a conclu son rapport sur OPE avec cette mise en garde: «Sans vouloir dévaluer en aucune façon les effets traumatisants de la guerre sur les civils israéliens, ils pâlissent en comparaison des conséquences de la destruction massive semée sur Gaza.» [11] Même le Secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon, qui dans le passé a déshonoré ses fonctions avec son apologie d’Israël [12], distinguant soigneusement les attaques mortelles d’Israël contre les installations de l’ONU lors de l’OPE, qu’il «déplore», et l’utilisation abusive du Hamas des installations des Nations Unies pour lesquelles il est «consterné». [13] On cherche en vain une reconnaissance ou une nuance comparable formulée par Amnesty.
En accord avec sa prétention d’impartialité, Amnesty donne l’impression qu’Israël et le Hamas étaient également coupables d’avoir violé les lois de la guerre. Il a publié une paire de rapports d’après-guerre documentant les crimes d’Israël et une paire de rapports documentant les crimes du Hamas (quatre au total), tandis que, étonnamment, il a consacré, tout compte fait, beaucoup plus de pages pour inculper le Hamas (107) qu’Israël (78) [14]. Lors de l’opération Plomb durci, Israël avait fait les frais de l’acte d’accusation d’Amnesty (60 pages contre 13), le rapport allouant un espace plus conforme, bien qu’encore loin de la réalité, avec les morts et les destructions infligées par chaque côté [15]. La recherche par Amnesty, dans chacun de ses rapports d’après-guerre sur OPE essaie d’équilibrer méthodiquement la distribution de la culpabilité. Comme si cela ne suffisait pas, le rapport Unlawful and Deadly détaille la mort de l’unique enfant israélien tué par une attaque du Hamas sur plus de deux pages. Si l’équilibre devait été correctement établi, Amnesty n’aurait-il pas du consacrer 1 100 pages aux enfants tués à Gaza? Amnesty suggère même que le Hamas était la partie la plus manifestement coupable au conflit. Ainsi, la conclusion de Unlawful and Deadly déplore sans équivoque le «mépris flagrant du droit international humanitaire» du Hamas, alors que l’un des rapports de l’amnistie, Families under the Rubble: Israeli attacks on inhabited homes (Familles sous les décombres : les attaques israéliennes sur les maisons habitées), conclut prudemment que la destruction provoquée de 18 000 maisons de Gaza, entièrement ruinées ou rendues inhabitables, laissant 110 000 personnes sans-abri, «soulève des questions difficiles auxquelles le gouvernement israélien n’a jusqu’à présent jamais répondu». [16] Il est, bien sûr, possible d’imaginer que le Hamas a commis autant de crimes de guerre qu’Israël, sinon plus, lors de l’OPE, mais, à première vue, ce serait une conclusion plutôt anormale. Que ce soit en termes absolus ou relatifs, les échelles de culpabilité semblent incliner lourdement vers le côté israélien : le Hamas a tué 73 Israéliens, dont seulement 8% étaient des civils, tandis qu’Israël a tué 2 200 Gazaouis dont 70% étaient des civils ; les dommages infligés à l’infrastructure civile de Gaza ($4 Mds) dépassent d’un facteur de 70 les dommages infligés à l’infrastructure d’Israël ($55 Mio), tandis que le ratio des habitations civiles détruites par Israël par rapport au Hamas se situait à 18 000 pour 1. La question est intrigante: comment Amnesty a-t-il réussi à transformer ce bilan sauvagement déséquilibré en acte d’accusation équilibrée des deux parties au conflit?
Norman Finkelstein
À suivre…Est-ce-que Amnesty International a perdu la tête ? [2/6]
[1] 2009.
[2] Norman G. Finkelstein, trop savoir : Pourquoi le roman juif américain avec Israël touche à sa fin (New York: 2012), p. 9
[3] Le Hamas est ici utilisé pour désigner tous les groupes armés à Gaza.
[4] 2015.
[5] Pour en savoir plus sur l’OPE : Norman G. Finkelstein , Méthode et Folie : L’histoire cachée des agressions israéliennes sur Gaza (New York: 2014).
[6] La plupart des données dans cette monographie viennent de l’État d’Israël, Le conflit de Gaza 2014, 7 juillet-26 août 2014 (mai 2015). Il signale que la rémunération totale pour les dommages directs causés à des civils israéliens atteindra $40 millions, tandis que l’État va dépenser $15 millions pour réparer l’infrastructure publique qui a été endommagée (§112, 223)
[7] Le chiffre des victimes de Gaza sont basés sur l’Office des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA), Vies Fragmentées (mars 2015). Les principales organisations de défense des droits de l’homme basées à Gaza (Al Mezan, Centre palestinien pour les droits de l’homme), estiment le nombre de civils tués à 1,600-1,700. Le rapport d’Israël Conflit de Gaza 2014 a calculé que, sur les 1 700 décès de Gaza, sur un total de 2 125, 940 (44%) étaient des militants du Hamas, 760 (36%) étant des civils, et 420 (20%) étant non classés. Il indique également que dans l’ensemble, sauf dans quelques rares cas, les femmes, les enfants de moins de 16 ans et les personnes âgées ont été automatiquement classés comme non impliqués dans ses calculs. Mettant de côté toutes les autres absurdités dans la comptabilité d’Israël, selon OCHA, le nombre de femmes et d’enfants de Gaza tués, non compris les adultes mâles, est de 850. Le rapport israélien dénonce OCHA pour avoir fondé sa ventilation combattant/civil sur les «listes de décès quotidiens publiés par le ministère de la Santé de la bande de Gaza contrôlé par le Hamas», qui, poursuit-il, «ne permettent pas d’identifier si le défunt était un militant». Il est difficile de comprendre comment OCHA aurait pu se fonder sur la répartition du ministère si le ministère n’a pas donné une ventilation. Voir Le Conflit de Gaza 2014 , p. 56&165; Annexe : les chiffres d’accidents mortels palestiniens dans Le Conflit de Gaza 2014, § 9, 13, 26-27.
[8] État palestinien, The National Early Recovery and Reconstruction Plan for Gaza (October 2014), p. 9.
[9] Mais d’autre part seulement huit pour cent du nombre total des victimes israéliennes étaient des civils.
[10] Dans le dernier rapport qu’il a publié, “Strangling Necks”: Abductions, torture and summary killings of Palestinians by Hamas forces during the 2014 Gaza/Israel conflict (2015) Amnesty ne mentionne que brièvement «l’ampleur des pertes et destructions de Gaza opérées par les forces israéliennes a dépassé de loin ceux causés par les attaques palestiniennes sur Israël, ce qui reflète beaucoup plus la puissance de feu d’Israël, entre autres facteurs».
[11] Jutta Bachmann et al, Gaza 2014. Les conclusions d’une mission médicale indépendante d’établissement des faits (2015), p. 101
[12] Finkelstein, Method, pp. 101-20
[13] Les remarques de M. Ban Ki-moon, sont annexées au résumé du rapport final de la commission de l’ONU à laquelle il a demandé d’enquêter sur «certains incidents qui se sont produits dans la bande de Gaza entre le 8 juillet 2014 et 26 août 2014» (ci-après: l’ONU Commission d’enquête).
[14] En plus de Unlawful and Deadly et de Strangling Necks, Amnesty International a aussi publié Families under the Rubble: Israeli attacks on inhabited homes, et Rien n’est à l’abri : la destruction par Israël de bâtiments emblématiques dans la bande de Gaza (2014). Il convient de noter que ces quatre rapports ont été publiés au cours de la période critique de la fenêtre ouverte entre la fin de l’OPE et la publication du rapport du Conseil des droits de l’homme de l’ONU sur OPE en juin 2015. Tout ce que Amnesty publierait après le rapport de l’ONU aurait peu ou pas d’impact politique. On peut constater que le rapport de l’ONU fait un usage extensif des quatre rapports publiés par Amnesty, un sujet sur lequel l’auteur de cette monographie reviendra dans l’avenir.
[15] Une juxtaposition précise jette une ombre encore plus sombre sur les allocations d’espace d’Amnesty International dans ses rapports : en chiffres absolus, l’échelle des morts civils et des destruction infligées par Israël au cours de l’opération Protective Edge était beaucoup plus importante que pendant Plomb Durci, alors que dans le cas du Hamas, il était à peu près la même.
[16] D’autre part, Strangling Necks dit catégoriquement que «les forces militaires israéliennes ont commis des crimes de guerre et autres violations graves du droit international lors de l’opération Protective Edge». Human Rights Watch (HRW) a également été beaucoup plus rapide à condamner le Hamas plutôt qu’Israël. «Il est évidemment plus facile de dénoncer comme un crime de guerre, par exemple, les efforts du Hamas pour tirer des roquettes sur des zones civiles, lors de l’OPE, a commenté Kenneth Roth, directeur exécutif de HRW. Vous savez, c’est tout à fait évident. Il n’y a pas besoin de beaucoup d’investigations pour constater cela. Par contre pour condamner Israël, il faut plusieurs enquêtes approfondies.»(http://m.democracynow.org/stories/9979).