Donbass : une guerre limitée qui relativise totalement l’héritage de la Guerre Froide

Alexey Feneko

Par Alexey Fenenko – Le 21 avril 2015 – Source russia-direct

Le conflit armé en Ukraine ressemble de plus en plus à une guerre limitée du XVIIIe siècle plutôt qu’à la version moderne des guerres totales du XXIe siècle.

Un soldat ukrainien chargeant son arme, se prépare à accompagner les observateurs de l’OSCE près du village de Shyrokyne, dans l’est ukrainien – 19 avril 2015 – Photo : AP

 

Ce 12 avril a marqué le premier anniversaire du début du conflit armé au Donbass. Les experts se disputent quant à déterminer qui a la main haute dans la région – est-ce Vladimir Poutine, Barack Obama, Angela Merkel ou Petro Porochenko? Toutes ces personnalités pourraient le revendiquer, et de façon convaincante.

Le conflit au Donbass rappelle que dans les conflits modernes, contrairement aux idées reçues, les concepts de victoire et de défense sont très relatifs.

Mais le fait que le sujet fait débat démontre qu’il n’y a pas clairement de vainqueurs ni de perdants. Paradoxalement, les guerres modernes sont des réminiscences, non pas des guerres mondiales du siècle passé, mais bien des guerres dites limitées qui se déroulaient au XVIIIe siècle.

La guerre totale, ou limitée…

Dans les années 1820, le théoricien militaire allemand Carl Von Clausewitz identifiait deux types de guerre : totales, et plus limitées. Selon l’auteur, elles ne se distinguaient pas par l’ampleur des opérations ni par le nombre des destructions, mais bien par le point culminant de la victoire. Le but d’une guerre totale est la destruction de l’ennemi ou l’imposition de la paix par la reddition. L’objectif d’une guerre limitée est de forcer l’ennemi à un compromis qui bénéficie au vainqueur aux dépens du vaincu.

Durant le siècle et demi courant depuis les guerres napoléoniennes jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le monde était sujet à la conception militaire de la guerre totale. Elle était caractérisée par trois traits saillants : premièrement, l’objectif politique déclaré était d’écraser l’ennemi et de le priver de sa capacité de résistance ; deuxièmement, les guerres y étaient par nature idéologiquement marquées, en ce sens que les parties adverses évoquaient leur confrontation en terme de lutte du bien contre le mal ; troisièmement, l’esprit du temps pensait que la guerre affectait l’ensemble de la nation, et qu’elle exigeait la mobilisation en masse de ses hommes et de son matériel.

La situation changea à la fin des années 1950. Après que les USA et l’URSS eurent développé des missiles nucléaires, les stratéges US devaient reconnaître qu’une victoire dans le cadre d’une guerre totale n’était plus possible. En conséquence de quoi, ils élaborèrent la doctrine dite de la réponse proportionnée.

Ses objectifs étaient notamment de reconnaître l’infaisabilité pratique d’infliger une défaite militaire directe et totale, mais surtout de se focaliser sur la victoire lors de conflits locaux d’intensités basses ou modérées, de limiter les frappes ciblées essentiellement aux infrastructures militaires, et de confiner le but de la guerre à définir un ensemble clairement défini de concessions politiques acceptables par l’ennemi.

Officiellement, l’Union Soviétique nia l’existence de ces concepts de réponse proportionnée et de guerre nucléaire limitée. mais dans les années 1970, des journaux officiels publièrent des articles d’experts soviétiques sur la faisabilité de maintenir un conflit potentiel en Europe à un niveau pré-nucléaire, et de forcer l’ennemi à conclure une paix avantageuse.

Pour une autre approche complémentaire concernant ce thème, voir l’article intitulé : Military conflict in Ukraine ushered in a new era of dangerous multipolarity.

La guerre nucléaire limitée un temps annoncée par les stratèges de la Guerre Froide, n’a pas eu lieu. Mais la rivalité des super-puissances s’est projetée sur une série de guerres limitées dans le Tiers Monde. L’enjeu de ces conflits était de forcer la superpuissance opposée à faire des concessions, en infligeant une défaite au poulain de ladite superpuissance.

Une des règles du jeu était que les territoires des deux superpuissances devaient toujours rester libres de tout conflit militaire. De tels conflits exigeaient une transition de la forme des armées, dépassant le modèle de la conscription universelle pour celui d’armées à plus petite échelle, plus professionnelles et utilisant de nouveaux types d’armes conçues prioritairement pour des opérations de contre-offensive.

L’avenir ressemblera au passé…

Il y a un précédent historique à tout cela. Après la guerre de Trente Ans, en Europe (1618 – 1648), la logique de la guerre limitée allait régner en maître pour les 150 années qui suivraient. Le roi de France Louis XIV comprenait le concept d’hégémonie comme l’acquisition d’atouts clefs lui permettant d’imposer sa volonté à l’ennemi. Ses guerres n’affectaient pas directement le territoire des superpuissances d’alors, mais consistaient en une série de démonstrations de force, dans des zones de combat disputées le long des frontières françaises.

Les imposantes armées de mercenaires de jadis firent place à de petits contingents de soldats professionnels. Le but de guerre assigné était d’atteindre une paix profitable, c’est à dire l’annexion de régions frontalières, et de forcer les autres puissances à accepter le nouveau tracé des frontières. De fait, tout accord de paix portait en lui tant de compromis qu’ils rendaient les termes de victoire et défaite assez confus.

Les guerres limitées de ce début de XXIe siècle ou celles ayant eu lieu à l’aube du XVIIIe siècle sont étonnamment similaires. Aux deux époques, l’objectif est de forcer l’ennemi à un compromis. Aux deux époques, la guerre est confinée à un théâtre d’opérations strictement borné, sans affecter aucunement le territoire des grandes puissances impliquées. Aux deux époques, des petites armées professionnelles sont activées, il n’y a pas de mobilisation de masse. Et aux deux époques, des négociations sont maintenues tout au long du conflit.

Étrangement, même les sanctions de guerre ont ressuscité l’atmosphère du XVIIIe siècle. A l’époque, des rois guerroyeurs comme Charles XII ou Frédéric II étaient considérés comme personæ non gratæ par d’autres monarques, ce qui ne les a d’ailleurs pas empêchés de rester au pouvoir.

La guerre ne se développait pas selon une logique propre, mais restait sous le contrôle des grandes puissances. Les nobles visées, si tant est qu’elles fussent affirmées, se dissipaient graduellement. Elles étaient remplacées par des compromis bénéfiques pour l’une des parties en conflit. De tels compromis, cependant, n’étaient jamais figés, et pouvaient être dissous à tout moment.

La guerre de succession de l’Ukraine

Au début des années 1990, les USA inventèrent une nouvelle forme de guerre limitée : les opérations de maintien de la paix. Ces guerres visaient à consolider la suprématie US lors de conflits en Afrique, dans les Balkans et en Afghanistan. La seconde guerre du Golfe exposa les limites de cette stratégie, quand la Russie et la Chine commencèrent à considérer sérieusement l’option de l’épreuve de force pour forcer les USA à un accord. Les conflits en Géorgie, en mer du Sud de la Chine et en Syrie représentent des cas d’école de cette stratégie.

Sans surprises, le conflit ukrainien ressemble jusqu’ici aux guerres de succession [entre monarchies, NdT] du XVIIIesiècle. Après l’échec de la remise à zéro, tentée fin 2011, les relations russo-américaines devinrent tendues. Les deux parties cherchaient un lieu de tension pour forcer l’autre à s’asseoir à la table des négociations. Ils l’ont trouvé en Ukraine.

L’Ouest soutenait le coup d’état de février, à Kiev. Moscou interprétait plutôt le soulèvement de Maïdan comme l’effondrement de l’État en Ukraine. L’enjeu était la refonte complète du statu quo établi concernant la région allant de la Mer Noire à la Baltique.

Officiellement, les deux camps portaient de nobles desseins. Washington et Bruxelles voyaient déjà l’Ukraine signer un accord d’association avec l’UE, ce qui aurait constitué un sévère coup porté au projet russe de l’Union eurasienne. Moscou considérait quant à lui l’établissement d’une Nouvelle Russie (Novorossiya, en langue russe), nouvel État dans le sud-est de l’Ukraine.

Mais vers la fin de 2014, ces deux grands projets étaient oubliés. L’accord d’association entre l’Ukraine et l’UE ne pouvait plus être signé, puisque Kiev avait perdu le contrôle de la moitié du Donbass. La Novorossiya se constitua en un petit État non reconnu, ne couvrant que la moitié du territoire historique éponyme.

Les accords de Minsk II constituaient par écrit une impasse stratégique dans laquelle aucune des parties ne pouvait infliger une défaite décisive à l’autre partie. Le destin de l’Europe de l’Est devenait graduellement réduit à déterminer l’appartenance de Debaltseve et de Marioupol – une situation très similaire aux guerres de Louis XIV ou de Frédéric II.

Dans ce contexte, il ne serait pas surprenant de voir l’OTAN fournir l’Ukraine en armes létales. L’expérience tirée du XVIIIe siècle nous enseigne que les guerres d’état-major commencent par une démonstration de force pour évoluer vers une guerre limitée entre grandes puissances sur le territoire d’un troisième pays.

La confrontation n’ira pas plus loin que la logique un accord est une victoire en soi. Son résultat sera déterminé, non pas par des brillantes victoires sur le champ de bataille, mais au cours de querelles byzantines à la table des négociations, soutenues par des démonstrations de force, qu’elles soient efficaces ou non.

Voir plus loin…

En spéculant à partir de l’expérience du XVIIIe siècle, il nous est loisible de proposer un intéressant pronostic pour l’époque présente. Les conflits limités de Louis XIV rendirent possibles les guerres limitées plus vastes de Pierre Ier et de Frédéric le Grand. Malgré divers accords, elles entraînèrent non pas une paix durable, mais plutôt une série d’alliances de circonstances. Le résultat fut la guerre de Sept ans, le conflit ultime de l’ère des guerres limitées. Ce fut cette impasse sanglante qui démontra le caractère mortel de la stratégie des guerres limitées.

Quelque chose de similaire semble s’exprimer sous nos yeux. Les guerres en Géorgie, en Syrie et en Ukraine n’ont résolu aucun des conflits latents entre grandes puissances. La résultante, en chaque cas, ressemble à un compromis partiel, une tentative d’acheter du temps pour mieux préparer la confrontation finale. La configuration des événements mène les USA à une confrontation limitée avec la Russie et la Chine. Cependant, à l’ère de l’impasse nucléaire, une telle guerre n’est concevable que sous la forme d’un affrontement à large échelle sur le territoire de pays tiers.

Ce combat sera plus intense que les conflits limités d’aujourd’hui, mais par dessus tout, la logique un accord est une victoire en soi prévaudra. Les prochaines décennies verront-elles une guerre limitée à large échelle balayer l’ordre mondial qui prévaut depuis 1991? L’avenir le dira…

Alexey Fenenko

Traduit par Geoffrey, relu par jj pour le Saker Francophone

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