Le 6 juillet 2020 − Source german-foreign-policy.com
De nouvelles divergences voient le jour dans l’UE : Paris fait appel à une coopération accrue avec la Russie, et à une confrontation plus dure face à la Turquie.
Des conflits d’importance entre Berlin et Paris quant à la politique extérieure font de l’ombre aux débuts de la présidence allemande de l’UE. Les tentatives menées actuellement par Macron, le président français, en vue de coopérer plus étroitement avec la Russie, soulèvent de l’amertume dans la capitale allemande. Récemment, au cours d’une visio-conférence de deux heures avec son homologue russe, il a convenu de mener prochainement une visite à Moscou. Dans les faits, le gouvernement allemand revendique la direction de la politique de l’UE envers la Russie. Il y a également un conflit entre la France et la Turquie, qui a connu une escalade très importante après qu’un vaisseau de guerre turc ait verrouillé ses radars sur une frégate française au mois de juin. Paris s’est alors retirée d’une opération de l’OTAN et exige que des sanctions plus importantes soient imposées par l’UE sur Ankara. Cette attitude française est contraire à l’intention de Berlin, qui vise à la coopération avec la Turquie, afin de sécuriser le pacte sur les réfugiés et de répondre à ses propres intérêts géostratégiques. Le conflit pourrait monter en intensité la semaine prochaine, à l’occasion de la rencontre entre ministres des affaires étrangères de l’UE.
« Renaissance franco-allemande » ?
Les observateurs ont récemment noté un rapprochement de la politique de Berlin par rapport à Paris, et une nouvelle phase dans la coopération franco-allemande, en raison notablement du plan de relance de l’UE de 750 millions d’euros, qui a vu pour la première fois le gouvernement allemand accepter le principe d’une dette conjointe au niveau de l’UE. Certains considèrent ce changement comme une étape en direction des Eurobonds, demandés depuis longtemps par la France. Berlin adopte « finalement » une perspective française sur « l’économie et la géopolitique », à en croire le journal « Internationale Politik », et ceci « peut ne constituer que le point de départ à une renaissance franco-allemande »1. L’approbation par Berlin de la dette à l’échelon de l’UE est, dans les faits, surtout motivée par ses intérêts quant à protéger les importants marchés d’exportation de l’économie allemande à destination du sud de la zone euro – surtout en Italie et en Espagne, qui sont menacées d’effondrement avec la crise du coronavirus, mais ne peuvent plus être soutenus de manière suffisante par les fonds en cours de l’UE. 2. Suivant son principe consistant à insister sur une politique d’austérité sévère, l’Allemagne n’a plus d’autre alternative pour combattre la crise.
De Lisbonne à Vladivostok
Dans le même temps, les désaccords en matière de politique étrangère entre Berlin et Paris s’accroissent. D’un côté, cela se rapporte aux efforts français visant à établir une coopération plus étroite avec la Russie, commencés le 19 août de l’an dernier avec la réception par Macron de son homologue russe Vladimir Poutine à sa résidence d’été, le fort de Brégançon. À l’époque, Macron avait mentionné une nouvelle « architecture de sécurité » s’étendant « de Lisbonne à Vladivostok », comprenant l’UE et la Russie. Puisant dans les anciennes traditions gaullistes, il s’agissait d’une tentative de regagner de l’autonomie en matière de politique étrangère sur la dominance allemande établie sur l’UE3 [NdT: en l’occurrence, la tradition gaulliste est de toujours protéger l’indépendance de la France. Essayer de gagner un peu d’autonomie face à l’Allemagne dans le carcan de l’UE peut tout de même en sembler quelque peu éloigné…] À l’origine, Macron avait prévu d’assister à la célébration par Moscou du 75ème anniversaire de la victoire alliée sur le Reich nazi du 9 mai. L’événement n’a été annulé que parce que la célébration a dû être repoussée du fait de la pandémie du coronavirus.
Une fenêtre d’opportunité pour la coopération
Le 26 juin 2020, Macron et Poutine avaient échangé leurs points de vue lors d’une conférence de 2 heures. Macron est confiant quant à une coopération avec Moscou, a déclaré un porte-parole du président français après la discussion ; il pense qu’il « peur faire des progrès avec la Russie sur divers sujets. »4. Macron projette de se rendre à Moscou, si possible au mois d’août, mais en tous cas courant 2020, pour intensifier la coopération entre les deux pays. La « fenêtre d’opportunité » est favorable, car, du fait des élections qui approchent aux États-Unis, l’opposition de Washington ne peut être que limitée, selon un stratège parisien5. Bien sûr, l’initiative unilatérale de Macron, sans accord explicite de la part de l’Allemagne, provoque une grande irritation à Berlin. Le palais de l’Élysée a qualifié les discussions de « profondes et substantielles », selon les articles parus dans la presse allemande, teints de critiques. Macron avait « délibérément » évité d’utiliser la « phraséologie » employée par la chancelière allemande Angela Merkel au début de la présidence allemande du conseil de l’UE. Merkel avait appelé en cette occasion à un « dialogue critique et constructif » avec Moscou6. En réalité, le gouvernement allemand revendique la direction de la politique de l’UE envers la Russie.
Conflit autour du gaz naturel en méditerranée
Une grave escalade d’un conflit franco-turc, concernant lequel l’OTAN a déjà lancé une enquête, menace également d’affecter l’UE. Le conflit s’est déclenché du fait de sérieuses différences entre Paris et Ankara, d’un coté, en Méditerranée orientale, et de l’autre côté, en Libye. En méditerranée orientale, les disputes sont actuellement centrées sur de vastes gisements de gaz naturel au sud de Chypre. Ces gisements relèvent exclusivement de la zone économique de Chypre — si l’on en réfère à l’article 55 de la Convention maritime — et sont donc gérés par Nicosie. La Turquie, usant d’interprétations capilotractées du droit international, revendique également une partie de ces dépôts. La France a récemment fortement intensifié sa coopération — y compris militaire — avec Chypre. Dans le même temps, Nicosie est entrée en coopération avec la compagnie énergétique française Total pour l’exploitation des gisements gaziers 7. La dispute, résultant de revendications contradictoires de chyprioto-turques sur le gaz, se trouve intensifiée par le fait que la France et la Turquie sont dans des camps opposés dans la guerre civile libyenne, avec la France soutenant le chef de guerre de l’Est de la Libye, Khalifa Haftar, cependant que la Turquie arme l’« Accord de gouvernement national » à Tripoli, ce qui lui a permis récemment de mener une offensive militaire réussie contre l’armée d’Haftar8. Cela a été rendu possible du fait d’importantes livraisons d’armes illégales, qu’Ankara a promis de ne plus réaliser lors de la conférence sur la Libye tenue à Berlin le 19 janvier 20209
Verrouillage radar
Le conflit franco-turc a connu une sérieuse escalade par suite d’un dangereux incident qui s’est produit en Méditerranée le 10 juin 2020. Ce jour-là, une frégate tout d’abord grecque, puis française, ont essayé d’inspecter un cargo turc — soupçonné de convoyer de grandes quantités d’armes d’Istanbul vers Tripoli, sous escorte de navires de guerres turcs. La frégate française — en mission sur la zone dans le cadre de l’opération « Gardien des Mers » de l’OTAN — s’est vue refuser par les bâtiments de guerre turcs de mener à bien l’inspection. Dans le courant de la dispute en question, la frégate française s’est vue plusieurs fois verrouillée par les radars d’armements des vaisseaux de guerre turcs10. L’OTAN enquête à présent sur l’incident, comme Paris l’a immédiatement exigé, et essaye d’atténuer le conflit, pour éviter de mettre en danger des relations déjà abîmées entre l’Occident et Ankara11. Cependant, Paris ne se laisse pas faire. La semaine dernière, Paris a menacé de se retirer de « Gardien des Mers » si l’alliance ne prend pas de mesures plus décisives contre le nombre croissant d’intrusions réalisées par la Turquie. La France exige également que les sanctions actuellement imposées par l’UE contre la Turquie soient étendues. Une décision en ce sens pourrait être prise la semaine prochaine, lors de la rencontre des ministres des affaires étrangères de l’UE du 13 juillet.
« Dialogue constructif »
Voilà qui ne va pas dans le sens des intérêts allemands. Cela fait des années que Berlin s’emploie à circonscrire les conflits avec Ankara, d’une part pour ne pas compromettre le pacte sur les migrants conclu avec la Turquie, et d’autre part suivant ses propres considérations géostratégiques 12. Les sanctions imposées l’an dernier sur la Turquie par l’UE, en défense des intérêts de Chypre, membre de l’UE, en matière de gaz naturel, sont donc inhabituellement peu sévères — le blocus des visas et des comptes bancaires n’a affecté que deux membres du conseil de la compagnie énergétique turque TPAO (Türkiye Petrolleri Anonim Ortaklığı, ou companie pétrolière turque). La semaine dernière, durant sa réunion avec son homologue turc Mevlüt Çavuşoğlu, le ministre allemand des affaires étrangères Heiko Maas a annoncé que le gouvernement allemand ferait usage de son influence durant sa présidence du conseil de l’UE pour promouvoir « une coopération pragmatique ainsi qu’un dialogue constructif » avec Ankara 13. On peut donc affirmer que les controverses avec la France en matière de politique étrangère ne sont pas prêtes de diminuer.
Note du Saker Francophone Les européistes continueront jusqu'au dernier jour de vanter les progrès de la construction européenne. La réalité est que l'Allemagne se retrouve ainsi acculée à accepter un principe absolument contraire à ses convictions profondes, la dette mutualisée européenne. Les tensions vont continuer de croître jusqu'à une rupture. Quant au couple franco-allemand... on voit bien, sur chaque sujet, qu'il n'existe pas d'intérêts européens. Il est en revanche flagrant qu'existent des intérêts nationaux.
Traduit par José Martí pour le Saker Francophone
- Joseph de Weck: Pariscope: Germany Is Becoming More French – and Paris Is Loving It. internationalepolitik.de – 30 juin 2020 ↩
- Voir nos articles Germany First (III) et The Cost of Integration ↩
- Alain Barluet: Ce qu’il faut retenir de la rencontre entre Poutine et Macron. lefigaro.fr – 19 août 2019 ↩
- Pourparlers avec Vladimir Poutine : Macron «confiant» des progrès dans les relations avec la Russie. atlantico.fr – 28 juin 2020 ↩
- Renaud Girard: Une fenêtre d’opportunité avec la Russie. lefigaro.fr – 29 juin 2020 ↩
- Michaela Wiegel: Putin umgarnt. Frankfurter Allgemeine Zeitung – 29 juin 2020 ↩
- Voir notre article : Sanktionen gegen Ankara ↩
- Voir également notre article : The EU’s Creative Power ↩
- Voir également notre article Berlin Libya Conference (II) ↩
- Jean-Dominique Merchet: Comment s’est déroulé l’incident naval entre la France et la Turquie. lopinion.fr – 19 juin 2020 ↩
- Thomas Gutschker, Michaela Wiegel: Kurz vor dem Feuerbefehl. Frankfurter Allgemeine Zeitung – 3 juillet 2020 ↩
- Voir nos articles Auf Staatsbesuch in Berlin et Konfliktreiche Beziehungen ↩
- Eine volle Gesprächsagenda: Außenminister Maas empfängt seinen türkischen Amtskollegen Çavuşoğlu in Berlin – auswaertiges-amt.de – 2 juillet 2020 ↩