Par le Saker – Le 11 août 2017 – Source The Saker
La dernière mode concerne la possible livraison d’armes anti-chars (le FMG-148 Javelin est souvent mentionné) à la junte nazie à Kiev. Ces histoires incluent généralement une analyse des armes « défensives » contre « offensives » et « létales » contre « non létales » et trahissent toujours une croyance enfantine dans l’existence d’une technologie magique qui réaliserait des miracles sur le champ de bataille. Rien de tout cela n’a quoique ce soit à voir avec le monde réel et c’est pourquoi les gens qui écrivent ce genre de non-sens aiment cacher leur ignorance en pimentant leurs articles avec des images absurdes sur la portée, la pénétration d’armure, les types de systèmes de guidage ou des expressions comme « tire et oublie ». La vérité est que tous ces experts auto-proclamés se citent les uns les autres et tous répètent comme des perroquets la ligne propagandiste officielle qui essaie de suggérer que la livraison d’armes à l’Ukraine pourrait changer la donne. C’est effectivement vrai, mais pas en termes militaires. Donc essayons de donner un sens à tout ce non-sens.
D’abord commencez par oublier des notions stupides comme armes « défensives » ou « offensives » et « létales » ou « non létales ». Toutes les armes sont létales et elles sont toutes offensives, du moins potentiellement. Même celles qui sont censées être « défensives » peuvent en fait être utilisées pour « défendre » des armes/unités/forces offensives et par conséquent jouer un rôle très important dans l’offensive. Un uniforme de combat ou une gourde d’eau peuvent aussi être offensifs lorsqu’ils sont utilisés dans une attaque, simplement parce qu’ils rendent cette attaque possible.
Ensuite, la guerre moderne est tout simplement trop complexe pour permettre qu’un seul système d’armes change radicalement la face du champ de bataille. Lorsque le Hezbollah a utilisé le RPG-29 russe, le AT-14 Kornet et le Metis-M et a réussi à détruire le blindé israélien le plus développé, le Merkava-4, cela n’a pas en soi déterminé l’issue de la guerre. Oui, les Israéliens ont été choqués par la défaite de leur meilleur blindé, mais pas plus que par la frappe de missiles du Hezbollah sur l’INS Spear, un destroyer de la classe Saar-5, en l’occurrence, par le système de fortification bien préparé que le Hezbollah avait construit pendant des années à la frontière israélo-libanaise.
Franchement, cette obsession occidentale pour la technologie militaire de pointe (en même temps qu’une croyance toute aussi infantile que les armes plus chères sont, pour une raison quelconque, meilleures que les armes bon marché) est le reflet d’une culture qui a cessé depuis longtemps de se fonder sur le courage, le patriotisme et même de bonnes tactiques pour gagner les guerres. Toutes ces absurdités à la Hollywood se sont effondrées en 2006 lorsque des forces de second rang du Hezbollah (les meilleures étaient postées en réserve au nord de la rivière Litani) ont vaincu les meilleures des meilleures des forces israéliennes, censément « invincibles », y compris la fameuse « Brigade du Golan ». Et le Hezbollah a gagné précisément parce que ses combattants manifestaient les qualités morales et intellectuelles qui manquent si évidemment de nos jours dans les armées occidentales. Le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah l’a très clairement expliqué dans son discours sur la « Victoire divine » lorsqu’il a dit :
« Comment ce groupe de moudjahidines pourrait-il vaincre cette armée sans le soutien et l’aide de Dieu tout-puissant ? Cette expérience de résistance, qui devrait être transmise au monde, dépend – au niveau moral et spirituel – de la foi, de la certitude, de la confiance (en Dieu) et de la volonté de faire des sacrifices. Elle dépend aussi de la raison, de la préparation, de l’organisation, de l’armement et, comme on l’a dit, du fait de prendre toutes les mesures de protection possibles. »
Inutile de le dire, les « experts » militaires occidentaux ont choisi d’ignorer ces paroles et, en lieu et place, ont fait un effort vraiment courageux pour simplement oublier tout cela. D’accord – que pourraient-il dire sur la morale ou la spiritualité, de toute façon ? Quant au régime à Washington, il a simplement déclaré que les Israéliens avaient gagné, fin de la discussion.
Cette capacité extraordinaire à croire en sa propre propagande est ce qui induit en erreur les décideurs américains qui prétendent que la livraison de missiles anti-chars « défensifs » à la junte de Kiev modifiera significativement l’équilibre des forces entre, d’une part, l’armée ukrainienne et, de l’autre, les Novorusses. Ce ne sera pas le cas. Ne serait-ce que parce que les États-Unis ont déjà livré des armes anti-chars aux Ukrainiens (via la Roumanie, la Bulgarie, la Pologne et d’autres). Nous le savons grâce à un récent article de SouthFront qui a obtenu des photos exclusives du contrat entre la société publique ukrainienne Spetstechnoexport et l’entreprise américaine AirTronic USA pour la livraison d’armes létales à l’Ukraine (voir ici). Et ce n’est qu’un exemple, il y en a probablement beaucoup d’autres.
Les vrais croyants en la propagande étasunienne répondront que les Javelins « sophistiqués » sont beaucoup plus capables que tout ce qu’on a vu en Ukraine jusqu’ici et que leur livraison ferait vraiment une différence. Examinons cette affirmation d’un peu plus près.
Il est vrai que le Javelin est un système assez complexe et de haute technologie. Contrairement à la plupart des autres armes anti-chars, le Javelin une fois tiré ne doit pas être contrôlé car il se dirige lui-même contre sa cible, ce qui permet à l’équipage qui a tiré de se couvrir et de ne pas se soucier de frapper la cible (d’où la formule « tire et oublie »). Le Javelin peut aussi frapper le blindé ennemi d’en haut, là où le blindage du char est généralement beaucoup plus mince qu’à l’avant ou sur les côtés. Ces caractéristiques font-elles du Javelin un genre de super-arme ? Pas du tout.
D’une part, on devrait prendre toutes les affirmations sur les caractéristiques tactico-techniques du Javelin cum grano salis. C’est une chose d’avoir ce système manié par des professionnels spécialistes dans des conditions parfaites et aucun risque et une toute autre chose de l’utiliser contre de vrais blindés russes protégés par l’infanterie, des tireurs d’élite et leurs propres systèmes de missiles. Ajoutez à cela un terrain très complexe et des conditions météorologiques souvent extrêmes (boue, brouillard, pluie, chaleur, neige, vents, végétation, villages, villes, etc.) et les capacités quasi miraculeuses de n’importe quel système d’armes sophistiquées commencent subitement à décliner rapidement. D’ailleurs, le Javelin a évidemment tous les désavantages inhérents à plupart des systèmes de ciblage et de guidage à infrarouge, comme de dépendre d’un système de refroidissement lent et éphémère, le fait que le missile ne peut pas être contrôlé en vol et que son système de guidage est susceptible d’être trompé par diverses sources de chaleur.
L’un des principaux problèmes posés par la livraison de Javelins à l’Ukraine serait que cela délierait les mains (politiquement parlant) des Russes pour livrer leurs propres systèmes d’armes aux Novorusses, y compris des brouilleurs d’IR, des systèmes actifs de protection de blindés ou même leurs propres missiles anti-chars. Personne ne sait comment le Javelin fonctionnerait effectivement contre des systèmes russes modernes, mais même s’il faisait du bon boulot contre eux, son usage correct dépendrait entièrement de la formation et de la motivation non seulement des équipages qui le dirigent, mais aussi de la formation et de la motivation des troupes qui les soutiennent et qui sont soutenues par ces équipages. Après tout, une position anti-chars est rarement utilisée « en soi » : en général, ces armes sont engagées dans le cadre d’un effort offensif ou défensif. Le résultat de la confrontation est par conséquent simplement le produit de l’efficacité des différents sous-unités et systèmes engagés. Bref, si votre infanterie est à la peine, vos équipages antichars n’y arriveront pas.
Mais le vrai problème, bien sûr, n’est pas technique, il est politique.
Envoyer ouvertement ces armes à la junte signifierait que les États-Unis renoncent fondamentalement à l’Accord de Minsk-2 et qu’ils méprisent également ouvertement le point de vue des Européens de l’Ouest (les Européens de l’Est n’ont pas de « point de vue », ils concourent seulement pour le titre de l’« allié » le plus russophobe des néocons ; ils ne comptent donc pas beaucoup).
La réalité sur le terrain est que les Russes ont ce qu’on appelle parfois une « maîtrise de l’escalade » : c’est eux, et non les Américains, qui contrôlent combien le conflit peut s’envenimer et à quelle vitesse. Par exemple, la Russie peut fournir secrètement plus de systèmes d’armes antichars et faire en quelques jours seulement ce qui prendrait de nombreux mois aux États-Unis. En outre, les Russes pourraient choisir de répondre à tout déploiement de Javelins non seulement en envoyant leurs propres systèmes antichars mais en répliquant de manière « asymétrique » ou même secrètement. La gamme des options russes est large et inclut des mesures non militaires. Ne serait-ce pas ironique si, après des années de sanctions anti-russes censément destinées à décourager Moscou de soutenir les séparatistes, la livraison d’armes antichars à l’Ukraine finisse par convaincre le Kremlin de faire ce qu’il s’est abstenu de faire avant mais qu’il peut tout à fait encore faire : jeter tout son poids derrière les Novorusses et commencer activement à déstabiliser l’Ukraine occupée par les nazis, mais cette fois pour de vrai. S’ils réalisent qu’il n’y a rien à perdre, que personne en Occident ne cherche sérieusement une solution négociée, les Russes pourraient même reconnaître les deux républiques novorusses et y envoyer leurs forces militaires, mais cette fois à la vue des médias, en brandissant des drapeaux à la frontière. Que feraient les États-Unis dans ce cas ? Envoyer davantage d’armes ? Envoyer les armées de l’OTAN ? Personne en Europe n’a l’estomac pour ça, même pas les Polonais, et cela laisserait les États-Unis encore plus seuls dans une politique à laquelle tout le monde s’opposerait.
La vérité est que toute cette idée d’envoyer des Javelins n’est que pure propagande politique et qu’au mieux, cela ne fait aucune différence, et, au pire, peut entraîner une sévère escalade sur le terrain. Par conséquent, de toute façon, toute cette idée n’a absolument aucun sens. Ce n’est qu’une façon pour les néocons d’humilier encore Trump et ses projets naïfs de travailler avec les Russes. C’est aussi une manière de jeter en pâture au lobby nationaliste ukrainien émigré le rêve illusoire et éphémère de vaincre les séparatistes (en Ukraine occupée par les nazis, les Javelins sont présentés comme des super-armes qui terrifient totalement Poutine, bien sûr). Je n’ai aucun doute sur le fait que l’armée et la communauté du renseignement américaines comprennent totalement la nature futile et potentiellement dangereuse de cette idée, mais elles ne peuvent simplement pas le dire ouvertement).
Les combattants de la Guerre froide, qui se fossilisent lentement, rêvent à l’envoi de Javelins à l’Ukraine de la manière dont la CIA a envoyé des missiles Stinger en Afghanistan qui, selon le récit officiel aux États-Unis, ont contribué de manière décisive à la défaite soviétique. Ce récit est totalement contraire aux faits à de trop nombreux niveaux pour l’analyser en détail maintenant, je me contenterai donc de mentionner quelques-unes des erreurs principales sous-tendant ce rêve en commençant par l’hypothèse que la junte ukronazie est comparable aux moudjahidines afghans (ou que les forces novorusses sont comparables aux forces soviétiques). On oublie aussi qu’alors que les Soviétiques ont commencé par subir de lourdes pertes à partir de l’introduction des Singer, ils se sont adaptés et leur ont opposé des contre-mesures et des contre-tactiques efficaces. Enfin, les Soviétiques avaient un avantage matériel et technologique écrasant sur les Afghans, ce qu’on peut difficilement dire des Novorusses. C’est absurde : les Stingers n’ont pas vaincu les Soviétiques et les Javelins ne vaincront pas les Novorusses.
Pendant ce temps, il y a des masses de raisons d’avoir des craintes pour l’avenir des deux républiques novorusses. D’une part, le flot constant d’armes et d’experts occidentaux arrivant en Ukraine occupée par les nazis pourrait finalement provoquer une augmentation importante des capacités ukronazies. En plus, dans des domaines particuliers mais importants, les forces de la junte ont fait beaucoup de progrès. Ensuite, elles sont nombreuses. Actuellement, le rapport des forces est grosso modo de 3 à 1 en faveur des Ukronazis. Cela, en soi, n’est pas bon. Donc la véritable question est de savoir si les Novorusses sont bien préparés et s’ils ont enfin réussi à résoudre les nombreux problèmes qu’ils ont eus pendant des années. Au moins un article récent suggère qu’ils ne l’ont pas fait. Honnêtement, je ne sais pas, mais j’espère que nous ne le découvrirons jamais.
Conclusion
La livraison de Javelins à la Junte pourrait changer la donne, non en termes militaires mais politiques. Cela indiquerait que les États-Unis ne sont pas intéressés à une solution négociée et que les Européens ne peuvent pas freiner les néocons américains. Ce serait aussi important que mauvais. En ce moment, certains Américains suggèrent que ces armes seraient gardées en Ukraine occidentale comme réserve contre une hypothétique attaque russe. C’est ridicule. Si, vraiment, les Russes (de Russie) attaquaient, 200 Javelins ou à peu près à proximité d’Ivano-Frankovsk ou de Lvov ne feront aucune différence (et pas non plus s’ils étaient sur la ligne de contact, d’ailleurs). En plus, cette obsession du matériel militaire est vraiment inutile et infantile, ce qu’on peut attendre de la part de politiciens, bien sûr, mais dans laquelle des adultes sérieux ne s’engageraient pas. Enfin, je dirais que ces Javelins ne sont pas vraiment destinés aux Novorusses mais qu’ils visent Donald Trump. Sitôt qu’on prend ce fait en considération, tout le reste se met en place.
The Saker
L’article original a été écrit pour Unz Review
Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Catherine pour le Saker francophone
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