De nouvelles indications intéressantes sur les trois grands événements récents : l’avion de ligne russe abattu, les attentats de Paris et l’attaque sur le bombardier russe
Par Israël Shamir – Le 28 novembre 2015 – Source Russia Insider
Trois événements importants ont influencé le cours de la guerre syrienne au cours du mois dernier : le crash de l’Airbus Metrojet vol 9268 dans le Sinaï, le 31 octobre, les attentats de Paris le vendredi 13 novembre et l’attentat contre un Sukhoï 24, le 24 novembre 2015.
L’Airbus Metrojet
Le crash Metrojet n’a pas été jugé comme une action terroriste au départ. Les premiers rapports se sont concentrés sur le mauvais état de l’avion charter, sur le manque d’entretien, sur ses problèmes techniques précédents, sur une éventuelle défaillance du moteur. Les rapports étaient contradictoires et prêtaient à confusion. Les pilotes auraient demandé l’autorisation pour un atterrissage d’urgence – non, c’était faux. L’avion aurait brusquement changé de direction et d’altitude à plusieurs reprises – non, c’était faux aussi. Il n’y aurait pas de traces d’explosifs – si, il y avait des traces d’explosifs partout.
En l’espace de quelques jours, l’ensemble des versions de complot et d’anti-complot ont grandi autour de l’accident, à la fois en Russie et ailleurs, par exemple l’explosion d’une bouteille de plongée sous-marine telle que celles utilisées ordinairement par les plongeurs de Charm el-Cheikh.
Je remarquais une coïncidence intéressante : l’exercice Blue Flag des armées de l’air israélienne et américaine dans le voisinage de la zone de l’accident. La collision est survenue à 30 miles de la frontière israélienne, et Israël utilise des drones pour tuer ses ennemis dans le Sinaï. L’exercice comprenait des «tirs simulés contre des lanceurs de missiles ennemis, des convois et des avions», selon le rapport officiel. Que faire si certains de ces tirs n’ont pas été simulés ? Je ne parle pas de la destruction intentionnelle d’un avion de ligne civil russe, mais un tir ami n’est pas impossible. Un missile peut s’égarer. L’exercice devait durer jusqu’au 3 novembre. Cependant, après le crash de l’Airbus Metrojet, on a affirmé que l’exercice s’était terminé le 29 octobre.
Un site israélien de nouvelles a demandé à la porte-parole de l’armée quand l’exercice s’est terminé et a reçu la réponse : le 3 novembre. Le site a demandé à nouveau, tout en se référant à l’accident de l’avion de ligne russe. Cette fois, la réponse était : le 29 octobre. Cet écart n’est pas une preuve de quoi que ce soit ; et de toute façon, cette version a gagné peu de ralliements. Cependant, elle a été reprise sur un site américain et plus tard sur un site russe radical pur et dur (ils m’ont accusé de dissimulation pour avoir rechigné à considérer les mauvaises intentions israéliennes). Je ne pense pas que ce soit la véritable explication ; seulement une autre version en l’absence de vérité établie.
Pendant un long moment la Russie a nié que l’accident avait été causé par une action ennemie et a cherché une défaillance technique, bien que le Royaume-Uni et les États-Unis aient suggéré une attaque terroriste. Daesh (ISIS) a affirmé qu’ils ont abattu l’avion de ligne par un missile et ils ont publié une vidéo de cet exploit présumé. Cette revendication a été accueillie avec dédain car les missiles MANPAD ne peuvent pas atteindre l’altitude des avions de ligne. Il a été prétendu que bientôt Daesh réclamerait le naufrage du Titanic.
Les Russes ont pleuré leurs morts, et leur campagne en Syrie a continué avec quelques succès sur le terrain, tandis que l’Occident a continué à les condamner de s’en prendre à l’opposition modérée et du bout des lèvres à la guerre contre Daesh. Les Russes ont insisté, soutenant qu’ils combattaient Daesh «et d’autres groupes semblables».
Les attentats de Paris
Les attentats de Paris ont changé la donne. Cent trente personnes ont été tuées, et l’attaque a été revendiquée par Daesh. Ce ne fut pas une action sophistiquée ; la dépense totale était d’environ 7 000 € (7 500 $), tandis que les dommages se sont comptés en milliards, et les allocations budgétaires aux industries de la sécurité en milliers de milliards. Daesh a revendiqué la responsabilité, tandis que al-Qaïda ne l’a jamais fait pour les tours jumelles. Cette fois, il y avait un grand élan d’empathie et de deuil partout dans le monde, et nulle part aussi fort qu’en Russie.
Le peuple russe se sent très proche de la France et de Paris – probablement autant que les Américains de la génération de Scott Fitzgerald. Paris est le lieu où les bons Russes – comme les bons Américains – vont pour mourir, pour citer Oscar Wilde. Maïakovski, le grand poète russe des années 1920, a si bien dit : je serais ravi de vivre et de mourir à Paris, et il a rapidement ajouté : s’il n’y avait pas Moscou. Cet amour de Paris et de la France a été la marque de fabrique de la noblesse russe depuis le XVIIIe siècle : la génération de Pouchkine a appris le français avant de maîtriser sa propre langue. Les Russes aiment se sentir européens, et la France est le seul pays en Europe dont ils se soucient vraiment.
En France, il y avait des appels à la vengeance, et les Russes les ont secondés. Ils aimeraient aller à la guerre dans une coalition avec les Français, comme ils le faisaient dans les Première et Seconde Guerres mondiales. Les attentats de Paris allaient comme un gant à la campagne de Poutine pour détruire Daesh. Dix-huit jours après l’accident de l’avion civil et quatre jours après les attentats de Paris, les Russes ont déclaré que leur avion de ligne avait été abattu par Daesh. De nombreuses affirmations antérieures concernant l’accident ont été désavouées et les rapports réinterprétés en fonction de la nouvelle version. Au lieu de l’Occident contre la Russie, une nouvelle alliance s’est forgée, celle de la Russie et de la France contre tout le reste.
Daesh s’est comporté comme un bon élève et a accepté la responsabilité de l’accident le lendemain. Ils ont également adapté leur version : auparavant, ils avaient dit qu’ils avaient abattu l’avion avec un missile, maintenant, en accord avec les Russes, ils ont dit qu’ils l’ont fait avec une canette de Schweppes. Personne ne demande comment ils ont pu mettre 1,5 kg d’équivalent TNT dans une boîte de boisson gazeuse. La coalition russo-française contre Daesh a commencé à prendre forme.
La télévision russe a diffusé des images du rendez-vous du porte-avion français Charles de Gaulle avec le croiseur lance-missiles russe Moskva sur les côtes syriennes, un poignant symbole de deux grandes nations européennes entamant leur croisade commune contre les barbares.
Pendant un court instant, les Russes ont oublié qu’ils étaient venus sur invitation du gouvernement syrien se battre pour la Syrie, alors que le président français considérait Assad comme un fléau pire que la peste noire Daesh. Les Français ont bombardé Daesh, et les Russes écrivaient «Pour Paris!» sur leurs bombes.
Aujourd’hui, de nombreux Russes pro-occidentaux se sentent blancs 1, après avoir été infectés par la rhétorique raciste de l’Occident suite à l’effondrement soviétique et avoir subi un afflux de migrants d’Asie centrale. Ils ont également importé le discours nationaliste européen pleurant l’Europe et la France inondées par les migrants de couleur. Dans leur esprit, la vague des réfugiés arabes et les attaques terroristes à Paris sont fusionnées en une seule bataille dans le choc des civilisations.
La connexion israélienne avec des juifs influents parmi les Russes a ajouté quelques préjugés anti-arabes. Un blogueur russe important, citoyen israélien, M. Anton Nosik, qui affiche sa connexion israélienne, a appelé à tuer les femmes et les enfants de Syrie. Il a aussi accusé le très modéré Mufti des musulmans russes d’avoir financé l’attentat de l’avion civil de Metrojet. M. Michael Weller, un écrivain best-seller, a publié un baratin raciste contre les Arabes à la peau sombre qui submergent l’Europe. Les deux appels génocidaires ont été publiés par le site Echo Moskvy, le plus pro-occidental, ultra-libéral et anti-Poutine. Le chef du Mossad a appelé à bombarder la Syrie comme Dresde l’a été. Dans toute l’Allemagne, jusqu’à un demi-million de civils ont été tués dans des bombardements par les forces aériennes britanniques et américaines 2, bien décrit par Kurt Vonnegut. Pour ne pas être en reste du côté sécuritaire et ne pas manquer un morceau de l’action, Israël a bombardé les alliés russes en Syrie : l’armée syrienne et son allié le Hezbollah.
A cette époque, le président français Hollande est allé aux États-Unis essayer de construire la grande coalition contre Daesh.
L’attaque contre le Sukhoï 24
L’esprit de la coopération russe avec l’Occident était à son apogée quand un missile air-air turc, tiré à partir d’un chasseur F-16, a abattu le bombardier tactique russe Su-24M. Selon les Turcs, le kamikaze était resté pendant quelque 17 secondes dans l’espace aérien turc et a été abattu à l’intérieur du territoire syrien à un mile de la frontière turque. Selon les Russes, le bombardier n’a pas traversé la frontière turque du tout. En tout cas, ce fut une embuscade mortelle planifiée.
Cet événement a réduit en bouillie les illusions russes; la brève saison qui avait commencé avec la destruction de l’avion de ligne et s’est prolongée avec les attentats de Paris a pris fin brutalement avec le parachutage des pilotes du bombardier russe dans les collines du nord-ouest de la Syrie. Au cours de cette période irréelle, les Russes ont essayé de convaincre le monde, et se sont certainement convaincus eux-mêmes, que la grande coalition de 1941-1945 était revenue, et qu’ils se battaient au coude à coude avec les Français et les Américains contre leur ennemi commun. Un seul missile, et le doux rêve s’est évanoui en même temps que le malheureux bombardier Sukhoï.
L’attentat n’a pas été une surprise pour moi, il ne devrait pas l’être pour vous non plus : en fait, je vous avais prévenu, cher lecteur, il n’a pas fallu un mois complet avant qu’il ne se produise. Le 19 octobre 2015, j’avais été averti par mes correspondants turcs du groupe Shamireaders. Je diffusais cet avertissement le 22 octobre : «Erdogan envisage d’amener la Turquie au bord de la guerre avec la Russie. Erdogan a donné des ordres pour abattre des avions russes opérant en Syrie en prétendant qu’ils ont pénétré dans l’espace aérien turc.» J’avais publié cet avertissement dans un journal russe de premier plan, quelques jours plus tôt.
L’attentat a été un choc terrible pour les Russes car ils ne s’attendaient pas à une attaque du côté turc. Ils ont été emportés par leur propre rhétorique. Ils parlaient sans cesse de la nécessité de lutter contre les terroristes, et se sont convaincus eux-mêmes que tout le monde était sur la même longueur d’onde. Les Turcs les ont désabusés. Naturellement, les Turcs et leurs alliés de l’Otan se sont levés contre les Russes. La demande russe que «nous devrions tous combattre Daesh» avait valeur de propagande mais pas un caractère opérationnel, et ils l’ont appris de cette façon tragique.
Les journaux arabes disent que le président Erdogan a obtenu la bénédiction du président Obama pour l’opération lors de leur rencontre au sommet du G20 en Turquie. Ils disent aussi que le moment a été choisi pour faire dérailler la mission de M. Hollande. Nous ne savons pas si c’est vrai, mais les États-Unis et d’autres membres de l’Otan ont exprimé leur soutien limité pour l’attaque turque. La France n’a pas hésité, pour l’instant. Le Secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, «a exprimé sa solidarité avec la Turquie et le soutien de l’intégrité territoriale de la Turquie». Le décision US de sanctionner un homme d’affaires russe pour avoir fait des affaires avec Bachar al-Assad a rappelé à tous que, pour les États-Unis, le principal ennemi de la Syrie a été, et est encore, le gouvernement légitime de la Syrie, tandis que État islamique (Daesh) est un allié indiscipliné.
Les Turcs ont réalisé leur attaque préméditée sur le bombardier russe parce qu’ils protègent Daesh. Ils sont les tuteurs régionaux de Daesh. La semaine dernière, les autorités de Daesh à Raqqa ont abandonné l’utilisation de la lire syrienne comme monnaie légale sur leur territoire. A partir de maintenant, c’est la livre turque qui sera utilisée dans le nouveau califat. Les Turcs achètent la majeure partie du pétrole extrait par Daesh, même si une certaine quantité de ce pétrole trouve aussi apparemment son chemin vers Damas. Il est difficile de blâmer le gouvernement de Bachar el-Assad pour ses tentatives de récupérer une partie de son pétrole volé par Daesh, ni même de payer une rançon pour cela. Cependant, une telle excuse ne peut être accordée aux Turcs. Il est dit que le fils de M. Erdogan est personnellement impliqué dans l’achat du pétrole volé, mais que ce soit vrai ou faux, le pétrole est acheminé vers la Turquie.
Donner un sens à tout cela
Nous devons réanalyser les raisons de la guerre syrienne de sorte que les événements actuels fassent sens. Ce n’est pas que le peuple syrien a décidé de se lever contre le tyran. La guerre syrienne a été lancée par l’Occident en 2011 pour renverser Bachar al-Assad et son régime dans une campagne d’élimination des États qui s’étaient rangés derrière l’Union soviétique pendant la Guerre froide. Nous en savons beaucoup à partir de la révélation, par Wikileaks, des câbles de l’ambassade américaine à Damas. La France a soutenu le mouvement pour ses propres raisons néo-coloniales, la Syrie étant son ancien protectorat. Les voisins de la Syrie avaient leurs propres raisons d’appuyer la campagne menée par les USA.
Israël voulait somaliser [détruire l’autorité de l’État, comme en Somalie, NdT] la Syrie pour provoquer sa fragmentation en plein accord avec son plan Yinon. Il voulait placer une entité sunnite entre ses ennemis l’Iran et le Hezbollah. Le Qatar voulait construire un pipeline de gaz vers la Turquie via la Syrie 3, et Bachar al-Assad n’a pas accepté. Les Saoudiens voulait éliminer Bachar, car il était allié à l’Iran. Ils ne veulent pas d’un alaouite comme Assad se présentant en pays arabo-musulman. Erdogan a voulu placer un islamiste modéré à Damas dans sa tentative de recréer l’Empire ottoman. Ensemble avec le Qatar, il avait l’intention de construire le gazoduc. Ensemble avec les Saoudiens, il voulait que les Frères musulmans unissent les Arabes. En outre, M. Erdogan a voulu voler au secours de la victoire, il était convaincu que la chute de Assad était juste une question de semaines.
Quatre années ont passé, et les raisons restent d’autant plus valables pour eux. Ces pays ont déjà dépensé beaucoup d’argent. Ils se sentaient proches de leur objectif. Avec l’arrivée de la Russie, le régime de Assad a obtenu un nouveau bail sur la vie. La Turquie était plus agacée que le reste car elle a porté le poids de l’effort militaire, abrité les réfugiés, armé les combattants. Les Turcs sont mécontents que les Russes aient coupé la bouée de sauvetage de Daesh en bombardant les trafics ; ils voulaient protéger divers groupes islamistes, certains d’entre eux ethniquement amis et parents, tandis que d’autres sont des alliés idéologiques et religieux. Les Turcs furieux ont attaqué l’avion russe afin d’exprimer leur colère. Ils espéraient que l’Otan empêcherait une réponse violente de la Russie et, idéalement, mènerait des opérations militaires contre la Russie soulageant ainsi les rebelles syriens.
Les États-Unis ont approuvé cette action pour une autre raison. Ils voulaient tester la détermination russe et son état de préparation militaire. Il est impossible d’évaluer correctement la force de l’ennemi, sauf dans la bataille. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne la Russie. Il y avait différents rapports alléguant de la faiblesse militaire de la Russie. On se souvient que dans les années 1930, le Japon impérial avait fait quelques incursions armées dans la Russie soviétique. Ces incursions ont été repoussées de façon assez convaincante, et le Japon avait préféré signer un traité de non-agression avec l’URSS. Dans l’ouest, les Soviétiques avaient échoué dans leur guerre en Finlande, et Hitler en avait conclu que la Russie serait une proie facile. En 2008, la Géorgie a tenté d’attaquer les forces russes. Le président géorgien Saakachvili se vantait que son armée atteindrait Moscou sans rencontrer de forte résistance. Ses forces ont été battues en trois jours. La Turquie est beaucoup plus forte que la Géorgie, et une guerre russo-turque limitée offrirait une bien meilleure évaluation de la puissance militaire russe.
Les Russes sont bien conscients de cette raison, et c’est pourquoi ils ont utilisé leurs missiles de croisière et leurs bombardiers stratégiques à longue portée en Syrie. Ils voulaient impressionner les généraux américains afin qu’ils ne provoquent pas une bataille.
Les Russes ont été très contrariés de voir l’Otan soutenir la Turquie. Ils espéraient que les Européens seraient reconnaissants aux Russes de se battre pour l’Europe contre Daesh. Cela n’a pas été le cas, bien que les Russes aient effectivement bombardé Daesh dans une furieuse campagne de vengeance Pour Paris. Pourtant, ils ont décidé de reporter leur réponse à l’attaque du bombardier. Poutine ne veut pas combattre la Turquie, si cela peut être évité ; il veut encore moins se battre contre l’Otan. Probablement une réponse limitée devrait-elle être prévue. La livraison des S-400 à la Syrie en donne les moyens. Un avion turc en mission de bombardement sur les Kurdes de Syrie ou d’Irak est susceptible de supporter le poids de la réponse russe.
Israël Shamir est un journaliste indépendant vivant à Moscou. Il écrit fréquemment sur les relations internationales et les relations israélo-arabes. (Wikipedia)peut être atteint à adam@israelshamir.net
Article original paru sur Unz Review
Traduit et édité par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone
- Allusion aux Russes blancs qui avaient combattu les bolcheviks pendant et après la révolution russe de 1917, beaucoup de ces Russes blancs s’étant réfugiés à Paris à l’époque ↩
- En février 1945 des bombardements massifs sans justification militaire apparente ont rasé d’importantes villes allemandes faisant d’innombrables victimes civiles ↩
- Pour alimenter l’Europe, privant ainsi la Russie de débouchés ↩