Par Tom Engelhardt – le 27 mai 2018 – Source Tomdispatch
Note aux lecteurs : Chaque semaine, Truthout choisit un ouvrage, un « choix progressiste » à mettre en valeur (et à vendre). Cette semaine, c’est mon nouveau livre, A Nation Unmade by War. Dans ce cadre, j’ai réalisé une interview sur les thèmes abordés dans le livre avec Mark Karlin, de Truthout, qui a eu la gentillesse de me laisser le publier ici à l’occasion du week-end du Memorial Day pour les lecteurs de TomDispatch.
Mark Karlin : – Combien d’argent a été consacré à la guerre étasunienne contre le terrorisme et quel a été l’effet de ces dépenses ?
Tom Engelhardt : – Le meilleur chiffre que j’ai vu à ce sujet provient du projet Coût de la guerre de l’Institut Watson de l’université Brown et il atteint la somme astronomique de $5.6 trillions, y compris certains coûts futurs pour soigner les vétérans de cette guerre. Le président Trump lui-même, avec son sens habituel de l’exactitude, a encore gonflé ce chiffre, parlant régulièrement de 7 000 milliards de dollars perdus quelque part dans notre guerre sans fin au Grand Moyen-Orient. L’un de ces jours, il finira par avoir raison.
Quant à l’effet d’une telle dépense dans les régions où ces guerres continuent d’être menées, quasiment sans interruption, puisqu’elles ont été lancées contre un tout petit groupe de djihadistes immédiatement après le 11 septembre 2001, il comprendrait certainement : la propagation de groupes terroristes dans tout le Moyen-Orient, des parties de l’Asie et de l’Afrique ; la création – dans une région auparavant autocratique mais relativement calme – d’une série impressionnante d’États faillis ou en train de le devenir, de grandes villes qui ont été totalement transformées en ruines (sans argent en vue pour une reconstruction sérieuse), de personnes déplacées et de vagues de réfugiés qui atteignent aujourd’hui les niveaux d’après la Seconde Guerre mondiale, lorsque des parties importantes de la planète étaient en ruines : et ce n’est que le début d’une liste des véritables coûts de nos guerres.
Au pays, d’une manière beaucoup plus silencieuse, l’effet a été semblable. Imaginez, par exemple, ce qu’aurait été notre monde américain si une partie significative des fonds qui sont allés à nos conflits stériles, qui continuent à se répandre sans qu’on leur donne un nom, avaient été consacrée à restaurer l’infrastructure en ruines de l’Amérique plutôt que pour l’accroissement de la sécurité nationale de l’État comme quatrième branche non officielle du gouvernement. (Parlant à TomDispatch, l’expert du Pentagone William Hartung a estimé qu’environ 1 000 milliards de dollars allaient annuellement vers cet État sécuritaire et, sous Trump, ce chiffre augmente encore).
Une partie de la difficulté d’estimer l’« impact » aux États-Unis est qu’à cette époque de démobilisation de l’opinion publique à propos de nos guerres, les gens sont encouragés à ne pas y penser du tout et elles ont reçu très peu d’attention. Il est donc difficile de déterminer exactement leur effet domestique – sinon par des développements tout à fait évidents comme la militarisation de la police, les drones de surveillance qui volent dans notre espace aérien, et ainsi de suite. La plupart des gens, par exemple, ne saisit pas ce que j’écris depuis longtemps dans TomDispatch : que Donald Trump aurait été inconcevable comme président sans ces guerres désastreuses, ces milliers de milliards de dollars gaspillés pour elles et pour l’armée qui les a menées, et cela qualifie certainement assez cet « impact ».
– Qu’est-ce qui rend la prétention impériale des États-Unis différente des anciens empires ?
– Pour commencer, il vaut la peine de mentionner que les Américains, généralement, ne se pensent pas comme un « empire ». Oui, depuis l’implosion de l’Union soviétique en 1991, nos politiciens et nos éditorialistes ont fièrement désigné ce pays comme la « dernière » ou la « seule » superpuissance et la nation la plus « exceptionnelle » ou « indispensable » au monde, mais un empire ? Non. Vous devez vous rendre quelque part, en dehors du réseau dominant – Truthout ou TomDispatch, par exemple – pour trouver quelqu’un qui parle de nous en ces termes.
Cela dit, je pense que deux choses nous ont rendus différents, impérialement parlant. La première a été notre sentiment post-1991 d’être le vainqueur ultime d’un vaste concours impérial, un genre de course aux armements entre de nombreux concurrents qui s’était déroulé depuis que les navires européens armés de canons avaient surgi pour la première fois dans le monde, peut-être au XVe siècle, et avaient commencé à en conquérir une grande partie. Dans ce moment de triomphalisme post-soviétique, qui semblait être la victoire finale pour les maîtres à Washington, une victoire pour toujours, il y avait en effet le sentiment qu’il n’y avait jamais eu et qu’il n’y aurait jamais une puissance comme la nôtre. C’est ce sentiment de notre être impérial qui a poussé les rêveurs géopolitiques de l’administration de George W. Bush à créer une Pax Americana d’abord dans le Grand Moyen-Orient, puis peut-être dans le monde, d’une façon jamais imaginée auparavant, une paix, ils en étaient convaincus, qui ferait honte aux moments impériaux romain et britannique. Et, nous le savons tous, tout cela s’est terminé avec l’invasion de l’Irak.
Dans les années qui ont suivi le lancement de cette ultime entreprise impériale dans un nuage d’orgueil, la différence la plus frappante que je peux voir avec les précédents empires est que jamais une grande puissance encore proche de sa puissance impériale ne s’est révélée aussi incapable de mettre en œuvre sa force militaire et politique d’une manière qui ferait progresser avec succès ses objectifs. Au contraire, elle s’est retrouvée dépassée par les faibles forces de l’ennemi et incapable d’obtenir des résultats autres que la destruction et une fragmentation croissante de grandes parties de la planète.
Enfin, bien sûr, il y a le changement climatique – c’est-à-dire que pour la première fois dans les histoire des empires, le bien-être de la planète elle-même est en jeu. Le jeu a changé, pour ainsi dire, même si assez peu d’entre nous l’ont remarqué.
– Pourquoi qualifiez-vous les États-Unis d’« empire du chaos » ?
– Cette réponse découle directement des deux dernières. Les États-Unis sont aujourd’hui visiblement une force du chaos dans d’importantes parties de la planète. Regardez, par exemple, les villes – depuis Marawi aux Philippines à Mossoul et Ramadi en Irak, Raqqa et Alep en Syrie, Syrte en Libye, etc. – qui ont été littéralement – un mot que je veux introduire dans la langue – fracturées, en grande partie par les bombardements américains (bien que, récemment, avec l’aide des poseurs de bombe d’État islamique). Historiquement, aux âges impériaux qui précédaient celui-ci, une telle puissance, bien que généralement appliquée avec brutalité et de manière dévastatrice, pouvait aussi être une manière d’imposer une version sinistre de l’ordre sur les régions conquises et colonisées. Plus maintenant, semble-t-il. Nous vivons maintenant sur une planète qui n’accepte tout simplement plus la conquête d’abord militaire puis l’occupation, peu importe le déguisement sous lequel cela se fait (y compris la propagation de la « démocratie »). Donc méfiez-vous de la puissance militaire moderne qui se déchaîne. Il s’avère qu’elle contient des forces de désintégration impressionnantes sur une planète qui peut difficilement se permettre un tel chaos.
– Vous parlez également de Washington D.C. comme d’une « capitale de la guerre permanente », avec les généraux qui montent sous Trump. Qu’est-ce que cela représente pour l’état de guerre des États-Unis ?
– Eh bien, c’est évident, d’une certaine manière. Aujourd’hui, Washington est en effet, la capitale de la guerre parce que l’administration Bush n’a pas seulement lancé une réponse locale à un groupe relativement petit de djihadistes à la suite des attentats du 9/11, mais ce que ses principaux responsables ont appelé eux-mêmes une « guerre mondiale contre le terrorisme » – créant ainsi ce qui est peut-être le pire acronyme de l’histoire : GWOT (Global War on Terror). Puis ils ont immédiatement insisté pour qu’elle puisse être appliquée à au moins 60 pays supposés abriter de tels groupes terroristes. C’était en 2001 et, bien sûr, même si le nom et l’acronyme ont été abandonnés, la guerre qu’ils ont lancée n’a jamais pris fin. Ces années-là, l’armée, les 17 grandes agences de renseignement (comptez-les), et les grandes entreprises guerrières du complexe militaro-industriel ont acquis un genre d’influence jamais vu auparavant dans la capitale du pays. Leur ascension a vraiment été une affaire bipartisane dans une ville par ailleurs déchirée par la politique, puisque chaque parti essaie de surpasser l’autre dans la promotion du financement de la sécurité nationale. À un moment où mettre de l’argent dans n’importe quoi d’autre qui garantirait la sécurité des Américains (pensez à la santé) est toujours une bataille désespérée, financer le Pentagone et le reste de la sécurité nationale continue d’être une évidence. C’est ce que signifie être dans une « capitale de la guerre permanente ».
En outre, avec Donald Trump, les généraux des guerres perdantes de l’Amérique ont gagné une sorte de prééminence à Washington, qui était inconnue dans la capitale auparavant civile. Le chef du département de la Défense, le chef d’état-major de la Maison Blanche et (jusqu’à récemment, lorsqu’il a été remplacé par un civil encore plus militariste) le conseiller à la sécurité nationale étaient tous des généraux de ces guerres. En ce sens, Donald Trump a moins écrit l’histoire avec les hommes qu’il aimait appeler « mes généraux » qu’il ne l’a canalisée.
– Quel est le rôle des bombardements dans la machine de guerre des États-Unis ?
– Il vaut la peine de se rappeler, comme je l’ai écrit dans le passé, que dès le début, la guerre contre le terrorisme a été, par dessus tout (et malgré des invasions et des occupations à grande échelle utilisant des centaines de milliers de troupes terrestres américaines), une guerre aérienne. Ça a commencé comme ça. Le 11 septembre 2001, après tout, al-Qaïda a envoyé son armée de l’air (quatre avions de passagers détournés) et ses armes de précision (19 pirates de l’air suicidaires) contre un ensemble de bâtiments emblématiques des États-Unis. Ces attaques – dont une seule a échoué lorsque les passagers d’un seul avion ont réagi et que celui-ci s’est écrasé dans un champ en Pennsylvanie – représente peut-être l’utilisation la plus réussie du bombardement stratégique (c’est-à-dire la puissance aérienne destinée à la population civile d’un pays ennemi et à son moral) de toute l’histoire. Au prix d’à peine $400 000 à $500 000, Oussama ben Laden a déclenché une guerre aérienne de provocation qui n’a jamais pris fin.
Depuis lors, les États-Unis bombardent, tirent des missiles et assassinent au moyen de drones. L’année dernière, par exemple, les avions américains ont largué environ 20 000 bombes rien que sur la ville syrienne de Raqqa, l’ancienne « capitale » d’État islamique, ne laissant presque rien debout. Depuis que les premiers avions américains ont commencé à larguer des bombes (et des bombes à fragmentation) en Afghanistan, en octobre 2001, l’armée de l’air des États-Unis est sans cesse dans le ciel – survolant des pays et des groupes humains privés de toute défense contre les attaques aériennes. Et, bien sûr, c’est devenu une sorte de catastrophe destructrice permanente qui a laissé l’équivalent en morts civils de toutes les tours du World Trade Center dans ces pays. En d’autres termes, même si personne à Washington ne dirait une telle chose, la puissance aérienne étasunienne fait utilement le travail d’Oussama Ben Laden à sa place, menant une guerre qui n’est pas tant une guerre contre le terrorisme qu’une étrange sorte de guerre pour le terrorisme, une guerre qui promeut les conditions dans lesquelles il prospère le mieux.
– Quel rôle a joué la fin du projet pour permettre l’instauration d’un empire de guerre américain sans limite ?
– C’est peut-être le moment crucial de tout le processus. C’était évidemment la décision prise par le président d’alors, Richard Nixon, en janvier 1973, en réponse à un pays balayé par un puissant mouvement anti-guerre et une armée proche de la rébellion lorsque la guerre du Vietnam commençait à s’essouffler. Le projet était terminé, l’armée de volontaires a commencé, et les Américains ont été largement coupés des guerres menées en leur nom. Ils ont été, comme je le disais précédemment, démobilisés. Même si à l’époque, le haut commandement de l’armée américaine doutait de toute cette évolution, elle s’est révélée tout à fait réussie en les libérant des guerres sans fin du XXIe siècle, que certains au Pentagone (selon le Washington Post) appellent non pas « guerres permanentes » ni même, comme l’a dit le général David Petraeus, « combat d’une génération » mais « guerre sans fin ».
J’ai vécu deux périodes de mobilisation publique pour la guerre dans ma vie : l’époque de la Seconde Guerre mondiale, dans laquelle je suis né et dans laquelle les Américains se sont mobilisés pour soutenir une guerre mondiale contre le fascisme de toutes les manières imaginables, et la guerre du Vietnam, dans laquelle les Américains (comme moi en tant que jeune homme) se sont mobilisés contre une guerre américaine. Mais qui, ces années-là, aurait imaginé que les Américains pourraient mener (sans succès) des guerres jusqu’à la fin des temps sans que la plus grande partie des citoyens y accordent la moindre attention ? C’est la raison pour laquelle j’ai appelé les généraux perdants de notre guerre sans fin contre le terrorisme (et, dans un sens, nous tous, aussi bien), les « enfants de Nixon ».
Tom Engelhardt a cofondé l’American Empire Project et il est l’auteur de The United States of Fear ainsi que d’une histoire de la guerre froide, The End of Victory Culture. Il est membre du Nation Institute et dirige TomDispatch.com. Son sixième et dernier ouvrage, qui vient d’être publié, s’intitule A Nation Unmade by War (Dispatch Books)
Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker francophone
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