Garder la cadence avec Poutine


Par Dmitry Orlov – Le 8 juin 2018 – Source Club Orlov

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Hier, j’ai passé quatre heures à regarder la télévision. Ce n’est pas quelque chose que je fais normalement parce que je trouve l’ensemble du médium télévisuel fastidieux, ennuyeux. C’est globalement une perte de temps. Pour moi, tous les programmes de télévision sont une mauvaise idée, parce que je n’aime pas être programmé. En fait, je ne possède même pas de télévision. Quand j’ai besoin de regarder quelque chose, je le fais sur l’écran de mon ordinateur portable. Mais c’était une occasion spéciale.


Ce que j’ai regardé, c’est le marathon de Questions/Réponses de près de quatre heures de Poutine. Des gens de toute la Russie ont soumis des questions – plus de 2,3 millions d’entre eux – en appelant, en écrivant, en envoyant des textos, en enregistrant des vidéos, en donnant des interviews à des équipes de télévision. Une très grande équipe a ensuite organisé les questions en thèmes généraux et préparé les présentations les plus représentatives et les mieux exprimées. Un bon nombre de questions a été posé en direct, à l’écran.

La principale raison pour laquelle j’ai regardé le tout était que j’avais posé une question à Poutine, et je voulais voir s’il allait y répondre. Il l’a fait.

Ces séances de questions-réponses marathon sont une caractéristique très intéressante de la vie politique russe contemporaine. Elles donnent aux gens partout à travers le pays la possibilité d’exprimer leurs plaintes directement devant le président, en passant par-dessus la tête de tous les autres fonctionnaires, des gouverneurs régionaux aux ministres fédéraux. Au fil des années, c’est devenu un outil unique et efficace pour réparer et faire avancer les choses. D’un côté, il est plutôt triste que les Russes aient parfois besoin d’impliquer le président s’ils veulent qu’un nid-de-poule soit réparé, mais de l’autre, c’est prometteur comme outil de démocratie directe. En comparaison, « le droit du peuple … de demander au gouvernement de redresser les torts », garanti par le premier amendement à la Constitution américaine, n’est pas particulièrement utile à moins que la plainte ne soit accompagnée d’un chèque d’un montant important. Aux États-Unis, seuls les lobbyistes et les donateurs des campagnes politiques obtiennent une audience.

L’innovation de cette année était que les 85 gouverneurs régionaux et tous les ministres du cabinet devaient être présents dans leurs bureaux tout au long de l’émission, prêts à être joints par vidéoconférence à tout moment, lors de cette émission nationale. Mais ils n’ont pas pu s’asseoir tranquillement devant la télé en se curant le nez ; les centaines de membres du personnel et de bénévoles de la production les ont directement contactés avec les questions qu’ils recevaient de gens de leur région ou sur des sujets pertinents concernant leurs postes. Leur implication ne sera pas limitée aux quelques heures de ce spectacle ; plus tard, ils recevront toutes les questions auxquelles ils doivent répondre. Ils rencontreront également Poutine en face à face ou par vidéo, et il remettra à chacun d’eux un dossier vert contenant les points sur lesquels ils devront travailler et présenter des résultats. « Je présume que tout cela sera fait », a déclaré Poutine. Il n’a pas dit « il vaut mieux » mais je suis sûr qu’il le pensait.

Beaucoup de gens ont demandé pourquoi Poutine n’a pas nettoyé la maison après sa réélection mais plutôt renommé les mêmes personnes pour des postes ministériels identiques ou différents au sein du gouvernement, le Premier ministre Medvedev en particulier. L’explication de Poutine était que ce sont les personnes qui ont passé l’année précédente ou plus à planifier la rupture, le grand bond en avant russe, qui devrait avoir lieu au cours des six prochaines années – le « plan sexennal » de Poutine – et que deux années auraient été perdues s’ils avaient été remplacés par de nouvelles personnes qui n’ont pas fait partie du processus depuis le début. La tâche qui les attend est connue ; ils ont accepté le défi. « Personnification de la responsabilité » est une phrase que Poutine a répétée trois fois. « La responsabilité personnelle doit être absolue », a-t-il ajouté.

Cela règle en grande partie la question de savoir si les tendances idéologiques de telle ou telle personne pourraient l’amener à saboter le processus. Si cela arrivait, elle subirait d’immenses dommages en terme de réputation, qui la hanteraient toute sa vie.

En ce qui concerne la direction idéologique globale du pays, il transparaît dans un nouveau terme que Poutine a glissé dans la conversation : « shestiletka » – le « plan sexennal ». C’est une allusion évidente à « pyatiletka », les plans quinquennaux de développement économique soviétique, sauf que les plans quinquennaux fixaient des objectifs pour des tonnes d’acier, des kilomètres de rails et de routes et d’autres quantités de ce type, et que les entreprises publiques étaient responsables de leur application. Le plan sur six ans établit essentiellement les normes du bien-être social, et elles doivent être largement satisfaites par l’économie de marché, mais avec autant de participation de l’État que nécessaire pour faire le travail.

Il y avait beaucoup de questions posées dans beaucoup de domaines différents. Pour leur rendre justice, il me faudrait des dizaines de milliers de mots, pas les 1000 ou plus que j’utilise habituellement dans un billet de blog. Je vais donc limiter mes commentaires spécifiques à quelques-unes que j’ai trouvées particulièrement intéressantes.

Un groupe spécifiquement invité à poser des questions était des blogueurs. Ce sont des jeunes gens brillants qui se rassemblent dans un bureau huppé dans un gratte-ciel de la ville de Moscou, où ils s’asseyent sur des divans et communiquent avec leurs quelque 20 millions d’adeptes sur les réseaux sociaux. Qu’est-ce que ces « leaders d’opinion » voulaient savoir ?

L’un d’entre eux a demandé si, après l’interdiction de l’application Telegram, la Russie pourrait également interdire YouTube ou Instagram. Poutine a dit que ce  ne serait pas le cas. Dans le cas spécifique de Telegram, il a été utilisé par les terroristes qui ont planifié l’attentat à la bombe dans le métro de Saint-Pétersbourg, et les services spéciaux russes ont été incapables de les suivre parce que le trafic était crypté. Mais, a déclaré Poutine, il est facile d’interdire les choses, sauf que ce n’est pas particulièrement efficace. Il est plus difficile mais plus efficace de trouver des solutions qui ne limitent pas la liberté.

Un autre blogueur a voulu savoir quand les blogs deviendraient une profession légitime. Poutine a répondu que si c’est une source de revenu légitime, ils devraient être reconnus officiellement, et le gouvernement est intéressé à le formaliser. Une fois que cela se produira, je serai en mesure d’écrire « blogueur » dans les différents formulaires gouvernementaux que je dois périodiquement remplir, au lieu de « touriste », qui est un travail amusant, mais qui manque un peu de dignité.

Un autre blogueur a voulu savoir pourquoi il n’y avait pratiquement pas de voitures électriques en Russie. M. Poutine a expliqué que les voitures électriques fonctionnaient essentiellement au charbon, qui est utilisé pour produire l’électricité qu’elles utilisent et que le charbon n’est pas un combustible respectueux de l’environnement. Le carburant le plus respectueux de l’environnement, que la Russie a en abondance, est le gaz naturel, et le défi consiste donc à convertir le plus de transport possible au gaz naturel. C’est une tâche majeure, mais la Russie y travaille. Le blogueur qui a posé cette question a été positivement choqué par cette non-information. Les Teslas brûlent du charbon, de manière très inefficace ; j’espère que vous le saviez déjà.

Quelqu’un a demandé à Poutine de raconter une blague. Il n’a pas pu en trouver une en direct, mais un peu plus tard, en discutant de la récente ruée européenne de Washington vers Moscou, il a déclaré : « Nous avons aidé Trump à gagner et, en signe de gratitude, il nous a donné l’Europe. Ridicule ! Ça doit être une blague. »

Lorsqu’on lui a demandé si les sanctions contre la Russie seraient abandonnées, il a dit que les gens en parlaient, mais que nous devions simplement voir ce qui se passera. Entre-temps, Trump a imposé des tarifs sur l’aluminium et l’acier au Canada et au Mexique, « Qu’est-ce que c’est, sinon des sanctions ? Qu’ont-ils fait ? Annexer la Crimée ? ». Rappelant ses propos lors de la conférence de Munich sur la sécurité en 2007, il a déclaré qu’il avait prévenu tout le monde : « L’expansion de la juridiction américaine hors de ses frontières est inacceptable ». Les gens dans le public ont alors été surpris et contrariés de se l’entendre dire ; eh bien, maintenant ils peuvent aussi être surpris et bouleversés quand Washington les sanctionne.

Enfin, il y avait ma question. Je lui ai demandé quelle était la raison d’être des lois alambiquées et ineptes régissant le processus d’octroi de la citoyenneté russe. La Russie connaît également un sérieux problème démographique : les taux de natalité ont chuté durant l’horrible période des années 1990, après l’effondrement de l’Union soviétique, et la génération en âge de procréer est actuellement plutôt clairsemée. Cet écart démographique apparaîtra encore et encore sous la forme de jardins d’enfants et de salles de classe vides, avec une pénurie de main-d’œuvre subséquente. Mais la Russie possède une ressource démographique puissante, quoique largement inutilisée : la diaspora russe est gigantesque – entre 20 et 40 millions de personnes – et beaucoup aimeraient retourner en Russie. Beaucoup d’entre eux sont des spécialistes dans des domaines tels que la technologie numérique, et la Russie a désespérément besoin de plus de travailleurs dans ces domaines. Cependant, lorsqu’ils sont confrontés au processus ardu, coûteux et restrictif de franchissement de tous les obstacles bureaucratiques sur le chemin de l’obtention d’un passeport russe, beaucoup d’entre eux y perdent leur motivation. Au lieu de se voir déployer le tapis rouge, ils sont obligés de faire la queue avec les travailleurs invités semi-qualifiés d’Asie centrale. N’est-il pas dans l’intérêt de la Russie d’en attirer autant que possible, en rendant facile et agréable le processus de retour en Russie ?

Ma question spécifique n’a pas été lue à l’antenne, mais il semble que ma question, ou des questions similaires, a filtré, parce que Poutine y a directement répondu. En outre, des requêtes identiques ont été présentées devant des caméras de télévision par un groupe de réfugiés de l’Est de l’Ukraine. Ils ont souligné que les lois les obligent à rentrer à la maison tous les 90 jours, mais où ? Leur maison est une zone de guerre. Ils ont des enfants qui ont déjà été traumatisés en se cachant dans des abris anti-aériens alors que leurs maisons étaient bombardées par l’armée ukrainienne. Ils ont également souligné que pour demander la permission de rester, puis la résidence, puis la citoyenneté, ils doivent dépenser de l’argent pour satisfaire aux exigences de la paperasserie leur permettant de gagner de l’argent, mais ils ne sont pas autorisés à travailler jusqu’à ce qu’ils finissent par remplir les exigences de la paperasserie : une situation sans issue.

La réponse de Poutine a été la suivante : « Nous allons ouvrir la voie à la libéralisation de tout ce qui touche à la citoyenneté russe ». Il a mentionné qu’il existe déjà de nouvelles propositions législatives. Il a parlé de l’écho du faible taux de natalité au cours des années 1990 et a précisé que l’attraction de compatriotes est une priorité. Il a demandé le ministre de l’Intérieur en visioconférence et lui a dit : « Vous êtes tenu d’entamer ces processus ». Le vieux flic avait l’air décontenancé, mais je suis sûr qu’il sait ce qui est bon pour lui. Pour être sûr, Poutine a ajouté que le Service fédéral des migrations était placé sous la responsabilité du ministère de l’Intérieur parce qu’on pensait que ce ministère était capable de faire plus que simplement assurer la sécurité. (C’est-à-dire, faites-le ou vous le perdrez.) Il a également dit : « L’octroi de la citoyenneté russe relève de l’autorité du président de la Fédération de Russie ». Ainsi, si le processus n’est pas rapidement mis en place, Poutine pourrait commencer à distribuer lui-même des passeports. Je dois dire que je suis entièrement satisfait de sa réponse.

Vous pourriez penser que c’est une façon très étrange de diriger un pays, jusqu’à ce que vous vous souveniez que le pays en question est la Russie : ridiculement vaste, horriblement compliqué, gelé la moitié de l’année, traumatisé mais jamais brisé. Il est au milieu d’une transformation rapide et approfondie tout en restant lié à des traditions millénaires. Vous pourriez aussi penser que cette méthode fonctionne aussi bien à cause d’une seule personne : Poutine. Il y a probablement beaucoup de vérité là-dedans. Lorsqu’on lui a demandé s’il pensait à son remplaçant dans six ans, il a dit « tout le temps ». Puis il a ajouté : « Ce sont les électeurs qui décideront ».

Les cinq stades de l'effondrementDmitry Orlov

Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

Traduit par Hervé, relu par Catherine pour le Saker Francophone

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