Comment la guerre que mène l’Arabie saoudite contre le Yémen a rendu Al-Qaida plus fort et plus riche


Une conséquence inattendue de la guerre au Yémen : Al-Qaida a maintenant son propre mini-État et des fonds obtenus en pillant la banque centrale locale et en imposant des taxes au port de la zone.

Par Yara Bayoumy, Noah Browning et Mohammed Ghobari – Le 8 avril 2016 – Source Reuters.

Alors qu’il était au bord de la disparition du à la montée d’État islamique à l’étranger et aux raids militaires au Yémen, Al -Qaida régit maintenant publiquement un mini-État et a acquis un butin estimé a 100 millions de dollars en pillant les comptes bancaires et en tirant des revenus des taxes imposées sur le troisième port du pays. 

Si la capitale d’État Islamique est Raqqa en Syrie, alors celle d’Al-Qaida est Mukalla, un port  de 500 000 habitants situé sur la côte sud-est du Yémen. Les combattants d’Al-Qaida ont supprimé les taxes pour les résidents, utilisent des vedettes armées pour imposer des taxes sur la circulation des bateaux et publient des vidéos de propagande dans lesquelles ils se vantent de bitumer les routes du coin et de fournir les hôpitaux.

Cette situation a été décrite par plus d’une dizaine de diplomates, des agents yéménites de la sécurité, des chefs tribaux et des résidents de Mukalla. Son apparition est la conséquence inattendue la plus marquante de l’intervention militaire saoudienne au Yémen. La campagne, soutenue par les États-Unis, a aidé Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQAP) à devenir plus fort qu’il ne l’a jamais été en 20 ans d’existence.

Les fonctionnaires du gouvernement yéménite et les commerçants locaux ont estimé que le groupe, en plus d’avoir saisi des comptes bancaires, a extorqué 1,4 million de dollars à la compagnie pétrolière nationale et récolté jusqu’à 2 millions de dollars par jour de taxes sur les produits et le pétrole passant par le port.

Source : Reuters, World Energy Atlas.

AQAP dispose de 1000 combattants rien qu’à Mukalla, contrôle 600 km de côtes et s’intègre aux Yéménites du sud qui se sont toujours sentis marginalisés par l’élite du nord du pays.

En adoptant de nombreuses tactiques qu’État islamique utilise pour contrôler son territoire en Syrie et en Irak, AQAP a étendu son propre territoire. Le danger est que le groupe, qui a organisé les attentats de Charlie Hebdo et a souvent essayé d’abattre des avions de ligne américains, puisse doucement endoctriner la population locale avec son idéologie extrémiste

«Je préfère qu’Al-Qaida reste ici plutôt que Mukalla soit libérée, nous dit un résident de 47 ans. La situation est stable, bien plus que dans d’autres parties du Yémen soi-disant libre. L’alternative à Al-Qaida est bien pire.»

Pendant ce temps, l’Arabie saoudite lutte pour se sortir du guêpier yéménite, plus d’un an après être intervenue dans la guerre civile qui frappait le pays. Riyad est déterminée à empêcher l’Iran, son rival, à exercer son influence sur une autre capitale arabe. L’Arabie saoudite a donc attaqué les Houthis qui s’étaient emparés de larges morceaux du Nord Yémen et qui sont alliés à l’Iran.

Pourtant, en dépit de milliers de bombes lâchées, les Saoudiens et leurs alliés du Golfe ont échoué à repousser les Houthis de la capitale du pays, Sanaa. Environ 6 000 personnes ont été tuées, dont la moitié de civils. Un cessez-le-feu temporaire entre le gouvernement reconnu internationalement, celui soutenu par les Saoudiens, et les Houthis doit débuter le 10 avril.

Dans une déclaration récente de l’ambassade saoudienne à Washington, les responsables saoudiens ont dit que leur campagne avait «empêché que les terroristes ne trouvent refuge au Yémen».

Et pourtant, Al-Qaida gagne en puissance.

Un agent du contre-terrorisme étatsunien a dit qu’AQAP reste un des affiliés d’Al-Qaida le plus actif. Les États-Unis viennent de lancer une attaque aérienne sur le groupe, le 22 mars, tuant une cinquantaine de ses combattants dans une base militaire aux environs de Mukalla.

«L’expertise du groupe dans la fabrication de bombes et son ambition à lancer des attaques en utilisant des tactiques inédites et complexes, montre bien la menace qu’il représente», nous raconte cet agent.

Un responsable du gouvernement yéménite nous a dit que les Houthis avaient «fourni un environnement favorable… à l’expansion d’Al Qaida». La retraite des unités militaires gouvernementales abandonnant leurs casernes dans le sud a permis à Al-Qaida d’acquérir «une grande quantité d’armes sophistiquées, dont des missiles portables et des véhicules blindés».

De même, l’obsession de la coalition à combattre les Houthis «a facilité l’expansion d’Al-Qaida dans plus d’une région, dit il. C’est pour cela qu’Al-Qaida est maintenant plus fort et plus dangereux et que nous sommes en train de travailler avec la coalition pour chasser les membres de ce groupe… jusqu’à leur totale destruction».

Anatomie d’un empire économique

A peine une semaine après que l’Arabie saoudite a lancé l’opération Tempête décisive contre les Houthis en mars de l’année dernière, les forces de l’armée yéménite ont disparu des rues des Mukalla et se sont déplacées vers l’ouest, vers les zones de combat, nous ont raconté les responsables de la sécurité et les résidents de la ville.

Les habitants de la ville ont été laissés sans défense, permettant à quelques dizaines de combattants d’AQAP de saisir les bâtiments du gouvernement et de libérer 150 de leurs camarades de la prison centrale, dont Khaled Batarfi, un haut dirigeant d’Al-Qaida. Des photos de Batarfi, assis à l’intérieur du palais présidentiel local, l’air heureux et parlant au téléphone, ont été postées sur internet.

Les chefs tribaux des provinces voisines ont dit à Reuters que, profitant du vide, les bases militaires ont été pillées, et le sud du Yémen a été inondé d’armes sophistiquées. Des explosifs C4 et même des missiles sol-air étaient à la disposition du plus offrant.

Et tout comme État islamique a saisi la banque centrale à Mossoul dans le nord de l’Irak, AQAP a pillé la succursale de la banque centrale à Mukalla, récoltant environ 100 millions de dollars, selon deux hauts responsables de la sécurité yéménite.

«Cela représente leur plus grand gain financier à ce jour, a dit l’un des fonctionnaires. Cela suffit pour les financer, au même niveau, pendant au moins 10 ans.»

AQAP ne veut pas seulement devenir riche, mais cherche aussi la reconnaissance officielle en tant que quasi-État. Pour cela, il a cherché en vain la permission du gouvernement yéménite pour exporter du pétrole brut et recueillir une part des bénéfices, selon un chef tribal et deux hauts fonctionnaires.

Le gouvernement du Yémen a refusé, craignant que l’accord soit une reconnaissance de facto d’un groupe inscrit sur la liste internationale des organisations terroristes.

«Al-Qaïda a envoyé un médiateur au gouvernement pour obtenir leur accord, a déclaré à Reuters le chef de la tribu, qui se trouve dans le sud du Yémen. Ils ont besoin des documents officiels du gouvernement pour vendre du pétrole brut, et ils obtiendraient 25% du bénéfice, et 75% pour le gouvernement.

Le gouvernement a rejeté l’offre, a déclaré le chef de tribu et Badr Basalmah, un ancien ministre des Transports du gouvernement yéménite.

«Oui, c’est ce qui est arrivé, a déclaré Basalmah, parlant au téléphone depuis la capitale saoudienne de Riyad. Le gouvernement a complètement refusé d’avoir quelque chose à voir avec cette affaire parce que cela concéderait autorité et légitimité à Al-Qaïda

En front de mer

Dans le port de Mukalla, un réseau de contrebande de pétrole enrichit quotidiennement AQAP.

Des sources tribales, des résidents et des diplomates ont dit à Reuters que les militants ont pris le contrôle des ports de Mukalla et Ash Shihr quand ils ont pris d’assaut les villes en avril l’année dernière. Les militants ont commencé à imposer des tarifs douaniers et fiscaux sur les transitaires et les commerçants.

«Le groupe connaît une période d’opulence et de richesse sans précédent», a déclaré un résident de Mukalla.

Un fonctionnaire du ministère des transports estime que le revenu quotidien d’AQAP tourne autour de 2 millions de dollars par jour. Quelques commerçants locaux vont jusqu’à l’estimer à 5 millions de dollars par jour grâce aux droits de douane et à la contrebande de pétrole, selon Basalmah, l’ancien ministre des transport.

«Vous verrez des centaines de camions citerne là-bas, transportant le pétrole de contrebande d’une région à une autre», a déclaré Basalmah.

Abdallah al-Nasi, le gouverneur de la province voisine de Shabwa, où AQAP contrôle un territoire, a déclaré que le groupe est devenu de facto le fournisseur de combustible. «Ils vendent le carburant à celui qui l’achète, a-t-il déclaré à Reuters par téléphone. Les stations-service gérées par le gouvernement le leur achètent et le revendent aux citoyens.»

Les tribus qui travaillent avec Al-Qaïda contrôlent désormais une grande partie de l’infrastructure pétrolière du pays. Six réservoirs blancs posées sur une plage entre Mukalla et Ash Shihr sont reliés par un pipeline aux champs pétrolifères de Masila, qui sont estimés détenir plus de 80% des réserves totales du Yémen.

Après que les forces de l’armée se sont retirées de la région l’année dernière, les tribus locales armées liés à Al-Qaïda ont pris les choses en main. Cela a incité les grandes entreprises qui y opèrent – PetroMasila qui appartient à l’État yéménite, Nexen Energy du Canada, et Total – à en interrompre la production et l’exportation. Un responsable de PetroMasila déclaré que de petites quantités de pétrole sont encore extraites pour alimenter les générateurs électriques provinciaux. Total a déclaré qu’elle n’avait pas redémarré ses activités. Nexen n’a pas répondu à notre demande de commentaire.

Robin des Bois

C’est un changement radical pour un groupe qui a été fondé à la fin des années 1990 et a fusionné avec la branche saoudienne d’Al-Qaïda en 2009. Après une campagne d’attentats-suicides et d’attaques contre le gouvernement yéménite, et deux attentats à la bombe déjoués sur des avions de ligne étasuniens, AQAP a été forcé de battre en retraite sous les assauts des tribus et des troupes yéménites ainsi que la persistance des frappes de drones américains.

Maintenant, le groupe a lancé une campagne pour récupérer les entreprises d’État, y compris les compagnies pétrolières nationales et de téléphone mobile. AQAP utilise l’argent qu’il extorque pour gagner la faveur de ses sujets. Élisabeth Kendall, une érudite sur le Yémen à l’Université d’Oxford, l’appelle la stratégie Robin des Bois.

En janvier, une copie d’une demande émise par AQAP a circulé dans les médias locaux. L’avis, écrit sur papier à en-tête d’AQAP, a demandé que 4,7 millions de dollars, tirés du compte bancaire de la société pétrolière nationale à Mukalla, lui soient reversés. «Que Dieu bénisse tout le pays et ses fidèles», est-il écrit dans la lettre.

Un haut responsable de la sécurité a dit que la compagnie pétrolière avait versé les 4,7 millions de dollars. Une source à la banque a dit qu’elle avait seulement payé 1,4 million. Un représentant de la compagnie pétrolière a refusé de commenter.

Les responsables des trois plus grandes entreprises de téléphonie mobile nationales, MTN, Sabafon et Y Telecom, ont déclaré qu’AQAP avait également exigé des paiements de 4,7 millions dollars de chacun d’eux. Les entreprises ont toutes dit qu’elles avaient refusé de payer.

L’année dernière, AQAP a annulé les charges sociales dans les zones qu’il contrôle, parce qu’il estimait la pratique non islamique. Dans une vidéo postée sur YouTube en novembre, le chef du tribunal islamique d’Al-Qaïda dans l’Hadramout – la région côtière dont Mukalla est la capitale – a annoncé qu’il allait rembourser les travailleurs du gouvernement des impôts qu’ils avaient payés. Dans la vidéo, on peut voir un bureaucrate comptant le salaire d’un travailleur en le tirant d’un tas d’argent yéménite.

«Les pauvres ont payé l’aumône aux riches et les riches ne paient pas, et ce sont les tyrans et les oppresseurs qui récoltent tout cet argent, dit Ali bin Talib al-Kathiri, un combattant d’AQAP, dans une autre vidéo. Parce que ces oppresseurs n’ont pas respecté et mis en place les lois de Dieu, ils ont gaspillé l’argent du peuple en pêchés.»

Kathiri est mort en janvier dans une fusillade contre des tribus du sud. Mais la stratégie populiste d’AQAP est payante, estime Kendall de l’Université d’Oxford.

Le groupe publie régulièrement des photos de ses combattants en train de réparer des ponts endommagés et de paver des rues dans l’Hadramout et d’autres villes sous son contrôle. Il dit que l’argent pour les réparations provient de groupes tels que les Gardiens de la charia ou les Fils d’Hadramout, des noms qu’AQAP a empruntés, dans le cadre d’un effort de marketing pour souligner ses origines locales.

Dans une vidéo postée le 28 février, les membres d’AQAP procurent des fournitures et des équipements médicaux gratuits aux départements de dialyse rénale et de traitement du cancer d’un hôpital local. Les boîtes de fournitures sont scellées avec la bande d’une société pharmaceutique occidentale.

«Ce sont des médicaments de vos frères, les Gardiens de la charia, en cadeau à l’hôpital al-Jamii qui allait être fermé … à cause du manque d’argent», dit un combattant dont le visage est flouté. La vidéo montre aussi un responsable de l’hôpital disant qu’il avait reçu de l’argent d’Al-Qaïda pour payer les salaires des employés.

Un havre de paix populaire ?

Le groupe a exploité les revendications locales pour transformer son projet de construction d’un état en un mouvement de libération. «Nous avons récupéré beaucoup de secteurs après le départ des Houthis parce que nous sommes l’entité dans laquelle les gens ont confiance», a déclaré Batarfi, le chef d’AQAP.

Dans les cinq provinces côtières s’étalant du siège temporaire du gouvernement à Aden jusqu’à Mukalla, un schéma récurrent s’est déroulé au cours des derniers mois. Les forces d’Al-Qaïda envahissent une ville, plantent leurs drapeaux, puis regardent les dirigeants locaux accepter leur domination.

Les habitants disent qu’ils en ont assez de déménager et préfèrent plutôt vivre sous le contrôle d’Al Qaida.

«Avec Al-Qaïda, si vous résistez, vous ne savez jamais quand ils vont venir vous assassiner», a déclaré un cheikh yéménite.

AQAP a aussi appris à être moins cruel que son rival, État islamique, qui a eu du mal à s’intégrer dans une population repoussée par sa brutalité. Même si AQAP a eu recours à la mise à mort de sorciers présumés et a lapidé au moins un homme et une femme accusés d’adultère, les résidents et les médias en ligne du groupe suggèrent que de tels incidents sont rares.

Et même lorsque AQAP exécute les peines en public, leurs vidéos et photos ne montrent jamais le niveau de violence gratuite dont État islamique se délecte. Plutôt que de recourir à des décapitations en masse, AQAP a détenu ou placé en résidence surveillée quelques dizaines d’officiers de l’armée et d’autres personnalités qu’il voit comme une menace, disent les militants.

Un résident de Mukalla a dit que sa vie a peu changé depuis qu’AQAP s’est installé dans la ville. «Nous menons nos vies normalement, ils marchent parmi les gens, a-t-il dit à Reuters par téléphone. «Bien sûr, ils essaient de créer un havre de paix populaire.»

Un diplomate de la région qui suit le Yémen dit que si Al-Qaïda réussit à s’enraciner avec succès comme une organisation politique et économique, il pourrait devenir une menace plus résiliente, tout comme al Shabaab dans la Somalie voisine.

«Nous pouvons être confrontés à un Al-Qaïda bien plus sophistiqué, a déclaré le diplomate, pas seulement à une organisation terroriste, mais à un mouvement qui contrôle un territoire avec des gens heureux à l’intérieur.»

Yara Bayoumy, Noah Browning et Mohammed Ghobari.

Traduit par Wayan, relu par Diane pour le Saker Francophone.

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