Comment la guerre au Donbass prendra fin


Par Alexander Kotz – Le 6 mai 2015 – Source Russia Insider

L’écrivain Zakhar Prilepine a fait part de ses réflexions sur l’avenir des relations russo-ukrainiennes dans une interview à Komsomolskaïa Pravda.

 

La Crimée ne sera restituée à personne. La Novorussie existe; la seule question est jusqu’où s’étendra son territoire.

Zahkar Prilepine a été surnommé la voix d’une génération, une génération élevée sous le capitalisme après avoir laissé derrière elle une enfance heureuse en URSS. C’est peut-être pourquoi la perspective de Zakhar sur les développements actuels présente un tel intérêt pour ses nombreux lecteurs. Nous avons rencontré l’écrivain la veille de la sortie de son nouveau livre, Ne Chuzhaya smuta. Odin den’, Odin god [Le chaos familier: un jour, un an], un recueil d’articles et de récits basés sur les événements en Ukraine et en Novorussie.

Zakhar, votre livre est un récit rétrospectif des événements de cette année jusqu’à aujourd’hui. Quelle a été, pour vous, la principale et la plus grande illusion du 14 février à Maidan ?

– Je suppose que j’aurais pu faire quelque chose de mes premières impressions pour paraître plus réfléchi et plus fiable dans mes prédictions, mais quand je lis  ce que j’ai écrit avant et pendant Maidan, je suis heureux de constater que je ne me faisais pas d’illusions. Dès les premiers jours, j’étais arrivé à plusieurs conclusions : (a) en Ukraine une guerre civile est en train d’éclater ; (b) le rêve européen de l’Ukraine va se briser ; et (c) la guerre aigre du peuple ukrainien contre la corruption est essentiellement anti-russe – ils se comportent comme si tous leurs problèmes venaient de la Russie. Pourtant, nous ne sommes pas la cause de leurs problèmes et nous n’avons pas accordé une attention particulière à ce qui se passait là-bas.

Vous avez qualifié les événements de Novorussie de smuta [chaos]. On nous a appris à l’école que cela signifie quelque chose de poétique et de vain. Alors pourquoi smuta?

– Eh bien, vous avez répondu vous-même à la question, mes amis. Parce que [la situation] est anarchique. Des opportunistes, des imposteurs, des voleurs et des divas : ils se rassemblent et tous ont soif de pouvoir et de notoriété. Il y a aussi des romantiques. Ils se rassemblent aussi et meurent même pour la cause. Et, dans tout ce chaos, les hommes d’affaires douteux servent leurs propres intérêts. Bien sûr, il y a également la Russie, qui a regardé et regardé, écouté et écouté tout ce qui se disait à Kiev («Les forces spéciales russes sont à l’œuvre sur le Maidan!», «Demain, les  forces russes arriveront sur le Maidan et tireront sur tout le monde!»). Puis, avec une nette antipathie, il a été jugé nécessaire de réagir à tout ce chaos, d’une certaine manière. Le chaos est le chaos, mais les Russes constituent la moitié de la population de l’Ukraine. Il était impossible d’ignorer ce fait.

La guerre finira tôt ou tard. Si on se base sur l’expérience historique, est-il possible de réunir de nouveau ce pays ?

– Ce sont des processus sans fin. L’Ukraine ne sera plus jamais ce qu’elle était en 1991. Tout le monde le comprend, hormis quelques milliers de blogueurs ukrainiens. La Crimée ne sera restituée à personne. La Novorussie existe, maintenant ; la seule question en suspens est la mesure dans laquelle  son territoire va s’étendre. Car il ne peut pas se réduire. Le peuple ukrainien ne pouvait pas faire face à l’héritage clairement impérial qui lui avait été légué.  À un  moment donné, ils ont décidé à Kiev que les 20 millions – un peu moins – de Russes en Ukraine ne sont pas vraiment chez eux, qu’ils sont de simples touristes et qu’ils devraient donc commencer à participer à des chœurs et des groupes de danses [nationaux] et tenir les nouvelles et folles versions de l’histoire ukrainienne pour parole d’évangile. Lorsque les Russes vivant en Ukraine ont commencé à chuchoter que tout cela leur faisait un peu peur, la réponse a été: «Quoi? Je ne comprends pas? Taisez-vous ou allez vous plaindre aux autorités. Est-ce que quelqu’un vous empêche de parler russe? Soyez heureux! L’Ukraine est le pays le plus libre du monde!» Bien sûr, cela ne veut pas dire que tout le monde en Ukraine se comportait de cette façon. Il y a une intelligentsia, un groupe de gens merveilleux, naturellement généreux, mais lorsque ces commentaires étaient émis en leur présence, ils se contentaient de se détourner et faisaient semblant de ne pas entendre. Voilà les résultats.

Certains croient que la question principale n’est pas une victoire militaire sur l’Ukraine, mais la guérison de nos frères ukrainiens de ce coup qu’ils semblent avoir reçu sur la tête. Quel traitement proposez-vous ?

– Il sera impossible de guérir une grande partie de la population. En effet, aujourd’hui les Ukrainiens vivent la dernière étape du développement de leur  nation. Il existe une expression: «Dieu ne donne pas de grandes cornes à un taureau furieux.» Les petits-Russes [un terme pour désigner l’État ukrainien cosaque historique] avaient un folklore fantastique et ont progressivement créé leur propre littérature, leur mythologie nationale et leur cuisine. Mais ils ne faisaient pas partie de la Russie – bien qu’ils l’auraient voulu. Sinon, pourquoi auraient-ils frappé leur monnaie du nom de Rurik [en français Rodrigue, le nom du prince varègue fondateur de la dynastie qui a régné sur la Rus’ de Kiev jusque vers 1240, NdT]? Rurik n’a aucun lien avec l’État ukrainien.

Iconostase

Puis l’iconostase ukrainienne héroïque a été instituée, mais le principal problème des ukrainisateurs professionnels était qu’ils ne voulaient pas être le frère cadet de la Russie, mais plutôt son frère aîné. Presque tous les héros ukrainiens étaient ces Russes nés en Ukraine ou ceux qui y sont nés et se sont dressés contre la Russie. Cette tradition anti-russe est vieille de plusieurs siècles. Ce n’est pas une maladie, c’est dans leur sang ; elle fait partie du système. Toute tentative visant à supprimer cette tradition ne fera que la renforcer. Ceux qui veulent vivre en Ukraine comme des Russes devraient pouvoir le faire comme ils le souhaitent et laisser les autres en paix.

Pour nous, l’Ukraine deviendra la même chose que la Pologne ou la Lituanie. Vous savez, dans le grand royaume de Lituanie, il y a aussi eu des période où un très grand nombre de gens parlaient russe et on ne pouvait pas vraiment les distinguer des Russes parce qu’en effet, c’étaient des Russes. Que pouvons-nous faire maintenant que ces terres ne nous appartiennent plus ou par rapport au  fait qu’une partie de la population a changé de foi et vit sous la domination d’autres États? Vous perdez, vous gagnez. Bien sûr, vivre dans le pays distinct qu’est l’Ukraine, où Tarass Boulba, le vieux conte [de Gogol] sur le conflit russo-ukrainien ancestral est né, n’est pas vraiment réconfortant. Cependant, si nous disons que Gogol était un traître ukrainien , alors tout se met en place. Mais alors nous sommes obligés de proclamer qu’une énorme partie de notre culture est une trahison, ou de la castrer ou de la mettre sens dessus dessous. Et si le but est la liberté et l’indépendance, alors il ne faudrait pas s’y prendre de cette manière. Cependant, beaucoup de ces choses ont été déjà faites et le seront encore. C’est leur droit. Et là, je ne me moque pas. Après un certain temps, l’intensité du conflit s’atténuera. Une littérature nationale ukrainienne apparaîtra, avec peut-être le premier véritable écrivain ou compositeur ukrainien de renommée mondiale, et nos opinions actuelles seront devenues obsolètes.

Que peut-on faire avec la culture ukrainienne développée sur le Maidan?

Sur le territoire qui deviendra la Novorussie, ils cultiveront la broderie, les chansons, la danse et célébreront Lesya Ukrainka [l’un des poètes et écrivains d’Ukraine les plus connus] et le drapeau bleu et jaune. Ceux qui sont en Novorussie et qui se reconnaissent dans la culture russe l’alimenteront, et ceux qui ont été élevés dans les traditions ukrainiennes – qu’ils les préservent. De manière à ce qu’au moins quelques aspects du mouvement ukrainien sur le Maidan deviennent positifs. Il y a un autre côté de l’Ukraine, un côté poétique, beau, magique et fier : elle est la sœur de la Russie, la mère de ses enfants, une terre incroyable. C’est l’Ukraine de Gogol, de Khlebnikov, Bagritskii et Limonov, l’Ukraine de Kotovskii, de l’école littéraire d’Odessa, de Marshall Pybalko, La Jeune garde et les rebelles de Slavyansk. Et puis il y a l’autre Ukraine, celle qui regarde ailleurs, versatile, qui rampe devant l’Europe, où personne ne la connaît, personne ne l’attend, et où elle est secrètement considérée avec crainte et amusement. Celle-là, c’est l’Ukraine des Frères de la forêt [un groupe nationaliste qui s’est révolté contre l’URSS], des conflits, du chaos, du nationalisme primaire et des mythes grotesques ; l’Ukraine des Cosaques qui s’est mise au service du sultan turc ou d’Hitler. La première Ukraine gagne toujours contre la seconde, non seulement lorsqu’elle fait la guerre, mais culturellement, dans un sens métaphysique. Et elle devrait de  nouveau gagner. Mais si cet écrivain et ce compositeur vraiment ukrainien naît ici – dans cette fraternité magnifique de la Russie et de l’Ukraine – cela voudra dire que nous avons gagné encore une fois, et ce sera une leçon pour ceux qui croient que posséder une âme anti-russe et sauter de joie sur les places des villes pour manifester sa haine des Russes sont un signe de civilisation.

Tout le monde sait que la Russie soutient la Novorussie. Mais la Russie a-t-elle reçu quelque chose en retour, à part des sanctions ?

– Ce sera son sort habituel : une responsabilité énorme sur le paysage eurasien et le même monde russe, qui existe et qui n’est pas seulement le produit de notre imagination. La Russie est l’autorité supérieure, et elle est maintenant convaincue qu’elle ne prendra pas une retraite heureuse à l’Ouest. Elle sait avec certitude qu’elle ne sera pas admise dans la maison européenne commune. À la première occasion, elle sera abandonnée sous la pluie et privée de son saumon et de son jambon fumé. Cela signifie que nous devrons nous procurer notre propre saumon. Ensuite, il sera plus facile de négocier avec le monde civilisé. Nous ne parlons pas de haute technologie ici. Je ne sais pas pour la Russie, mais, personnellement, en Novorussie, j’ai vu que mon peuple et tous les gens établis dans mon pays ont produit des hommes courageux, tenaces et intrépides, qui font beaucoup de sacrifices dans la lutte pour leurs principes. Ce n’est que tout récemment que j’ai pris conscience de la force et de la passion de notre peuple.

Vous avez vu que des choses ont changé en Novorussie. Qu’est-ce qui a changé, depuis votre première visite, parmi les rebelles, les responsables locaux, sur les visages des gens ?

– Si vous observez la façon dont l’attitude a changé à l’égard de Kiev et Porochenko, il devient plus facile de parler de l’attitude complexe envers la Russie. Certains sont tout à fait consternés que la Russie n’ait pas déclaré une guerre totale à l’Ukraine. D’autres comprennent qu’elle n’aurait pas pu le faire, parce que la guerre aurait été massive et abominable et qu’il aurait été difficile de savoir jusqu’où elle s’étendrait. A Lvov ? Avons-nous besoin même de Lvov ? Je ne pense pas. En tout cas, Kiev aurait été bombardé. Les tueurs sont à Kiev. Et c’est ce qui détermine les attitudes. Et tous ces arguments débiles – du genre : s’il n’y avait pas eu la Russie, rien de tout cela ne serait arrivé – sont seulement comiques. Oui, la recherche des coupables a commencé.

Article original publié par Komsomolskaïa Pravda.

Traduit du russe pour RI par Johanna Ganyukova.

Traduit de l’anglais par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone

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