Une guerre froide au service d’une guerre géo-économique
Par Alberto Rabilotta et Michel Agnaïeff – Le 12 août 2016
Aujourd’hui, un quart de siècle pourtant depuis la dissolution de l’Union soviétique, la guerre froide ressurgit et représente une menace croissante pour la paix mondiale. La tentative en cours de se servir de l’expansion de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) pour compléter l’encerclement militaire de la Russie et le pivotement des États-Unis vers la région Asie-Pacifique pour y préserver leur statut de maître du jeu, notamment en mer de Chine, sont perçus comme les sources immédiates de cette résurgence d’une guerre froide qu’on pensait disparue à jamais.
Aucun secret n’entoure d’ailleurs la volonté de Washington de faire grimper les tensions. Au fil des jours, les annonces se suivent pour réaffirmer la présence active de l’OTAN en Europe, et en particulier dans les pays limitrophes de la Russie. Cela se traduit par la création de nouvelles bases militaires, l’installation de systèmes avancés de radars et de missiles de portée moyenne pouvant être équipés d’une charge nucléaire, et le stationnement prochain de bombardiers stratégiques B52 dans les bases aériennes européennes de l’OTAN. Le tout se déploie dans le contexte de manœuvres militaires incessantes. Un bon exemple est fourni, entre autres, par l’exercice Anaconda-16 qui a été le plus important déploiement de forces étrangères en Pologne depuis la Seconde Guerre mondiale. Un rythme tout aussi soutenu s’observe également dans les vols de reconnaissance à caractère intrusif et les manifestations ostensibles de la présence des navires de guerre des États-Unis et de leurs alliés au large des eaux territoriales russes ou encore en Méditerranée orientale.
Ces démonstrations de force inspirées par « la stratégie du bord du gouffre » sont dépeintes toutefois par la presse occidentale conjurée comme constituant uniquement une réponse « légitime » à une menace russe (supposée et jamais démontrée) contre les pays baltes et la Pologne. La Russie serait l’agresseur et l’OTAN la victime qui tenterait de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Il en va de même pour la tournure prise par les événements en Ukraine, après le renversement du gouvernement Yanoukovitch, où absolument tout « relèverait d’une ingérence russe intolérable ». Dans le cas de la Chine, elle juge de la situation comme si l’enjeu de la liberté de navigation se limitait au « droit » des vaisseaux de guerre américains de patrouiller dans les eaux de la zone économique exclusive de 200 milles de la Chine, ou encore de « contrôler » les eaux du détroit de Malacca qui est une artère vitale pour l’économie chinoise.
La presse occidentale encadre de la sorte les faits et les événements dans une toile de fond où peu de place est laissée à des analyses plus équilibrées de situations en voie de devenir rapidement explosives. Et relègue dans le purgatoire des théories du complot les tentatives de prise de distance critique avec une narration dominante. Cette narration, concoctée principalement par des cercles de réflexion américains, est d’ailleurs bien servie par la concentration de la propriété des médias de masse ; la proximité des rédactions avec les gouvernements respectifs, notamment dans la couverture des questions internationales ; la dépendance excessive à l’égard des sources d’information dites reconnues ; et par l’homogénéité mentale des journalistes travaillant dans ces médias de masse, des journalistes qui sont eux-mêmes les cibles des stratégies de persuasion qu’ils relaient.
Les points de vue sur les causes de la résurgence de la guerre froide varient évidemment beaucoup. Celui des médias de masse est le plus souvent simplificateur et moralisateur. Il laisse sous-entendre que la source des tensions serait la persistance d’une sourde lutte entre le mal (autoritarisme et corruption) et le bien (économie de marché et liberté démocratique). Pour leur part, les points de vue qui se situent à la marge, en nuance ou en opposition à cette narration dominante, tendent surtout à invoquer le poids dominant de l’histoire, de la géographie ou encore des choix politiques faits sous la pression d’intérêts étroits d’ordre économique ou financier.
Ces facteurs jouent bien entendu dans la situation actuelle. L’explication de la reprise de la guerre froide ne peut pas toutefois se réduire à la constatation, si juste soit-elle, que la montée des tensions sert bien les intérêts du complexe militaro-industriel des États-Unis, notamment par la restauration d’une « menace russe » plus convaincante qu’une menace terroriste, réelle, mais restreinte, pour justifier des énormes budgets d’armement. Elle ne peut pas non plus se limiter aux seules considérations géostratégiques inspirées plus ou moins par les théorisations de géopoliticiens comme Mahan, Mackinder ou Spykman.
Une part de l’explication est, certes, dans le « problème » que pose à la volonté de suprématie des États-Unis la singularité de la position géographique de la Russie, située en plein dans le heartland ou pivot géographique de l’histoire du monde, la montée en puissance de l’Allemagne en Europe et la possibilité d’un partenariat germano-russe orienté vers l’Eurasie. Le projet chinois des routes de la soie ne passe pas non plus inaperçu ces temps-ci à Washington qui y voit le premier pas concret vers la formation d’un bloc sino-eurasien. C’est ce « problème » qui a poussé, dans les années 1990, Zbigniew Brzezinski à prôner, au nom de la défense de la prépondérance mondiale des États-Unis, l’endiguement, d’une part, de toute tentative de la Russie de retrouver son statut de grande puissance et, d’autre part, la vassalisation de l’Europe par le biais de relais politiques et médiatiques acquis à l’atlantisme sur le continent. Les États-Unis se seraient réservé ainsi le rôle d’arbitre clé des relations de pouvoir au sein de l’espace eurasien qui lui avait été ouvert par le démantèlement de l’Union soviétique. Le redressement de la Russie sous Vladimir Poutine, l’affirmation de la puissance chinoise et l’échec des politiques néoconservatrices adoptées après les attentats du 11 septembre 2001 rendront cependant irréalisable la « doctrine » Brzezinski.
Au lieu de tenter de contrôler le cœur du continent eurasiatique, Les États-Unis choisiront plutôt d’asseoir leur suprématie sur leur position de force dans le système financier international et dans le domaine des nouvelles technologies. Ils miseront principalement sur la conclusion de traités commerciaux bilatéraux, où ils feront jouer à leur avantage l’inégalité de puissance entre eux et leurs partenaires pour imposer des éléments de conditionnalité politique. Cette approche leur permettra de contrer, ici là, les tentatives d’intégration économique régionale initiées à leur insu et d’ouvrir la voie à des traités interrégionaux jugés plus appropriés pour la poursuite de leurs intérêts en matière de politique économique et extérieure. Le rôle d’arbitre des relations de pouvoir à travers le monde que s’attribueront les États-Unis deviendra vite indissociable de leur volonté de soumettre les pays signataires de ces traités aux intérêts d’un système économique que ces mêmes États-Unis auront inlassablement mis en place dans le monde et dont ils seront les bénéficiaires presque exclusifs.
L’exercice de l’hégémonie transitera donc principalement par l’instauration du néolibéralisme à travers le monde. La pression impérialiste jouera à fond dans la conclusion de ces traités commerciaux. Destinés officiellement à assurer un bon environnement pour les affaires dans le cadre du processus d’internationalisation de l’économie, ces traités serviront avant tout à conforter des mécanismes essentiels de l’ordre impérial américain, à savoir la primauté du système financier américain, le statut de monnaie mondiale du dollar, l’application extraterritoriale des lois américaines, la reproduction des standards américains dans la réglementation sur la propriété intellectuelle et la multiplication de mécanismes privés de règlement des litiges commerciaux qui marginalisent le rôle des gouvernements nationaux dans les orientations économiques des pays.
La pression impérialiste jouée à fond ira jusqu’à la déstabilisation des « pays récalcitrants » plus faibles. Celle-ci passera par les voies bien connues maintenant de la remise en question du caractère démocratique des élections et de la légitimité du pouvoir en place, du soutien organisationnel et financier de la contestation intérieure, des accusations de manquements au respect du droit de la personne ou de corruption dans les rouages de l’État et de pressions économiques de toute sorte. Dans le cas des pays jugés plus difficiles à ébranler, comme la Russie ou la Chine, la stratégie sera plutôt celle de l’endiguement et de la création de menaces dans leurs zones frontalières. On peut penser ici à l’agitation entretenue dans le Caucase, au renversement de gouvernement en Ukraine en 2014 ou encore à l’exploitation du séparatisme ouïghour dans le Sin-Kiang ou à la création de tensions en mer de Chine du Sud.
En Amérique latine, terrain d’essai des politiques de l’impérialisme néolibéral, Washington et ses alliés locaux réussiront, en exerçant leur influence sur le pouvoir judiciaire « indépendant » et les médias conjurés, à renverser des gouvernements (coups d’État au Honduras en 2009 et au Paraguay en 2012 et processus politique de destitution de la présidente brésilienne Dilma Rouseff en 2016). Ils pourront aussi paralyser de la même manière des gouvernements qui cherchaient à renforcer la démocratie et la justice sociale (entre autres, l’Argentine, lors de la présidence de Cristina Fernández et le Salvador, lors de celle de Sanchez Cerén). La subversion ainsi mis en œuvre dans son pays amènera le politologue argentin Edgardo Mocca à écrire qu’une question de fond est en train de se poser « sur le rôle du pouvoir judiciaire dans la démocratie argentine, parce que s’accumulent les éléments qui induisent à penser que la corporation judiciaire s’est convertie en un des piliers de la restauration néolibérale, sur un pied d’égalité avec les chaînes d’information monopolistiques, dans une distribution intéressante de rôles : les médias construisent la carte des bons et des méchants dans la politique argentine et quelques juges traduisent cette cartographie en fautes relevant de la justice ». Cette critique se retrouvera partagée également par Raúl Zaffaroni, un ex-juge de la Cour de suprême de justice de l’Argentine.
En fait, l’hégémonisme des États-Unis et le néolibéralisme se renforceront mutuellement, en permettant, une fois la menace d’un système socio-économique alternatif effacée, de rétablir le pouvoir et les revenus des monopoles et de la grande entreprise, et par ricochet des oligarchies financières et industrielles des pays « développés » (autrement dit la triade constituée par les États-Unis, le Japon et l’Union européenne), dont l’influence déjà déterminante au sein des systèmes politiques nationaux croîtra encore. D’immenses revenus provenant du reste du monde seront drainés vers ces mêmes pays, et principalement les États-Unis, sous la forme de « rentes ». Les processus d’internationalisation de l’économie et de la transnationalisation des firmes occidentales deviendront ainsi cruciaux pour ces oligarchies qui se rallieront sans réserve au néolibéralisme globalisé. Il s’agira dès lors pour elles de préserver à tout prix les intérêts de ces firmes (et les leurs) dans la gestion du marché mondial.
Conjugué au pluriel depuis ses origines, l’impérialisme évoluera vers une forme plus collective où les États-Unis agiront comme les défenseurs de ces « intérêts communs » partagés avec leurs alliés subalternes, soit les autres membres du G7. Ce dernier sera érigé en directoire du monde. Dans cet arrangement, les alliés subalternes accepteront de se contenter d’un partage inéquitable des avantages qui pouvaient en être tirés, leurs oligarchies nationales considérant que « les avantages procurés par la gestion du système mondialisé par les États-Unis pour le compte de l’impérialisme collectif l’emportaient sur ses inconvénients. »
Le rêve (et le cauchemar) d’un retour à un monde unipolaire
S’inscrivant désormais dans le rôle de gendarme musclé de cette mondialisation néolibérale, Washington s’arrogera le droit d’intervenir un peu partout sur la planète, recourant aussi bien à son immense toile de réseaux d’influence et de relais dans les pays cibles qu’à la force brutale. Le bilan de ces dernières décennies est particulièrement lourd avec les diverses tentatives de changement de régime, les invasions de l’Afghanistan, de l’Irak et de la Libye. Le fait est qu’au cours de la brève période d’unipolarité qui suivit la disparition de l’« ennemi » soviétique et de la menace communiste, les États-Unis se sont mis à considérer leur hégémonie comme un fait irréversible et que ce point de vue continue de dominer la pensée politique américaine. Cet état d’esprit se perpétue nonobstant le changement du rapport des forces dans l’arène économique mondiale ; l’échec patent du néolibéralisme dans la résolution à long terme du problème du réinvestissement profitable du capital dans l’économie réelle, qui mine les économies avancées depuis les années 1970 ; et la perte de crédibilité de plus en plus marquée des milieux dirigeants auprès des populations, comme on peut le constater dans le cas des États-Unis, du Royaume-Uni et d’autres pays de la triade.
L’inflexibilité demeure le mot d’ordre dans la poursuite des politiques impérialistes. Elle a deux sources principales. La première est la rigidité du nouvel ordre légal international qui s’est implanté au fil des différents accords bilatéraux et multilatéraux sur le commerce, les investissements et la propriété intellectuelle. Ces accords et le « sanctuaire » qu’ils ont créé pour les intérêts financiers − afin de les protéger des décisions politiques − ont subordonné les États à ce nouveau droit. Dans la vie sociale réelle, l’effet a été de vider la démocratie libérale et représentative de son contenu, en ne conservant finalement que son aspect formel.
Contrairement au capitalisme de l’ère industrielle − qui pour survivre et conserver le pouvoir finissait par accepter de négocier des réformes sociales avec les forces syndicales et politiques − l’actuel système écarte tout changement ou transformation du modèle économique. Il révèle ainsi sa nature profondément antisociale et commence de ce fait à susciter des inquiétudes chez des économistes de renom et dans des médias spécialisés s’adressant aux chefs d’entreprises. La rétro-alimentation mutuelle entre gouvernants et gouvernés est pratiquement au point mort et la propension des gouvernants à se conformer aux dogmes sous-jacents du modèle économique dominant joue nettement au détriment de la pertinence sociale des politiques adoptées.
Comme dans le cas des monarchies absolutistes de droit divin, l’espace laissé à la négociation et au donnant-donnant est désormais trop réduit pour permettre que des réformes favorisant les économies et les sociétés réelles se fassent jour. Et cette impasse se reflète autant dans la vie politique et sociale des pays du bloc occidental que dans leurs rapports avec les pays perçus comme récalcitrants.
La seconde source est l’homogénéité mentale des titulaires des emplois supérieurs dans les sphères politiques, économiques, médiatiques et académiques. Cette homogénéisation est le fruit d’un envahissement déterminant de ces sphères par les idées néolibérales au cours des dernières décennies. Pendant trop longtemps, les formations reçues et les critères de sélection ont ainsi joué à l’avantage d’un type de profil de candidats. Et aujourd’hui, cette homogénéisation mentale nuit à toute remise en question des fondements du néolibéralisme, à l’exploration de solutions de rechange s’éloignant de ces fondements et donc à la souplesse dans la négociation tant dans le domaine des relations et des rapports sociaux que celui des rapports internationaux.
Cette inflexibilité, dans un contexte d’instabilité hégémonique croissante, a pour conséquence des comportements internationaux des États-Unis et de leurs alliés subalternes de plus en plus en porte-à-faux avec la réalité. Une des manifestations est la dysharmonie qui s’installe dans des parties de leur système d’alliances dans le monde.
Une certaine griserie née des « vapeurs » de l’unipolarité, qui commenceront d’ailleurs à se dissiper rapidement vers le début de 2013, peut expliquer dans une certaine mesure le laxisme des États-Unis dans le maintien de la discipline au sein de leurs alliés. Mais à bien considérer les choses, ce laxisme peut aussi s’expliquer par les transformations imposées par la dualité totalitarisme néolibéral et hégémonisme américain qui peut être source de contradictions.
La défense à tout prix de l’unipolarité, les failles de la discipline dans le camp des alliés et les comportements très téméraires qui en ont découlé au Proche-Orient, en Afrique du Nord ou à la périphérie de la Russie et de la Chine ont permis de créer un chaos bien planifié et utile à l’impérialisme dans les relations internationales et la gestion à court terme et à courte vue des contradictions politiques, économiques et sociales générées par le totalitarisme néolibéral. Cette gestion est par exemple bien servie par la création et l’exploitation sans fin de tensions dans le monde qui peuvent être vues comme fournissant une soupape externe aux pressions sociales internes. Quant à la logique propre à la dynamique de l’impérialisme, le chaos dans lequel s’enfonce par exemple le Moyen-Orient en témoigne éloquemment. Les invasions de l’Irak et de la Libye, la déstabilisation de la Syrie, l’ouverture politique à l’endroit de la confrérie des frères musulmans en Égypte et ailleurs, le soutien apporté aux régimes confessionnaux et rétrogrades ont pour le moins compliqué et retardé considérablement l’émergence d’un monde arabe plus stable et plus développé, autrement dit l’émergence d’un pôle arabe dans un monde évoluant vers la multipolarité.
Ce qui est toutefois plus certain en ce moment, et ce, bien au-delà des avantages tactiques et des victoires à la Pyrrhus gagnés dans ce chaos, est l’ensemble des risques énormes encourus par la paix régionale et mondiale. On peut penser ici aux agissements du président Erdogan en Turquie, un pays membre pourtant de l’OTAN, avec son projet de reconstitution de l’Empire ottoman, son appui aux rebelles radicaux en Syrie et sa répression sanglante contre les Kurdes sur le territoire national ; ou encore à la poudrière créée par le « changement de régime » en Ukraine et la formation d’un gouvernement dominé par une alliance entre des oligarques à l’origine des problèmes du pays, des ultranationalistes et des néonazis de souche récente ou ancienne. Et que dire de la politique suivie par la famille royale d’Arabie saoudite ? Elle finance le terrorisme et se sert d’un mouvement politico-religieux, le wahhabisme, pour déstabiliser des sociétés qui se veulent un peu laïques ; elle provoque ouvertement des conflits, comme en Syrie ou au Yémen, et s’acharne à faire monter les tensions avec l’Iran, quitte à précipiter toute la région dans la guerre. Il en est de même d’Israël qui est profondément engagé dans la confrontation avec l’Iran et qui participe à la déstabilisation en cours de la région, se payant de surcroît le luxe d’ignorer des décennies de condamnations et de critiques pour ses politiques d’expansion territoriale et de répression brutale du peuple palestinien.
Il n’y a rien donc de vraiment surprenant dans la mise en garde lancée récemment par Ted Galen Carpenter, membre important du très conservateur Institut Cato et collaborateur du National Interest, selon laquelle « il était temps d’élaguer le réseau d’alliances envahissantes de l’Amérique ». À son avis, c’était une tâche qui n’avait pas été remplie par l’OTAN à la fin de la guerre froide et qui était devenue désormais urgente. Deux types de pays alliés auraient dû être « élagués » : des alliés comme les pays baltes, trop petits, sans importance stratégique sur le plan économique pour les États-Unis et hypothéqués de surcroît par de mauvaises relations avec la Russie ; et les alliés devenus « odieux » à cause de leurs politiques nationales et régionales, allant de l’Arabie saoudite à la Turquie, en passant par l’Égypte et Israël.
Cependant, cet « élagage » ne se fait pas et ne se fera pas non plus dans un avenir proche. Bien au contraire, les États-Unis continuent par exemple de recruter ou de chercher à recruter dans leur camp le plus grand nombre possible de pays voisins de la Russie, sans tenir compte des intentions politiques cachées ou non de ces nouveaux alliés. Et ce, même si, en cas d’un grave incident frontalier provoqué à l’insu de Washington, tout acte de guerre risquait de se transformer en conflagration nucléaire le temps d’un éclair et tout affrontement régional de se muer rapidement en conflit mondial.
Aux yeux d’un bon nombre d’observateurs, Washington laisse nettement l’impression de ne pas pouvoir ou de ne pas vouloir imposer à ses alliés la discipline impériale dans le délicat domaine des gestes qui peuvent mener à la guerre. Cette discipline repose depuis des millénaires sur le principe que les intérêts des alliés et des vassaux devaient se subordonner sans faute à l’intérêt suprême de l’empire. Même si, séduisantes de prime abord, les distinctions entre les différentes formes d’hégémonisme et d’impérialisme ne suffisent pas à expliquer la rupture avec ce principe.
Au vu de la réaction fortement négative d’Israël et de l’Arabie saoudite à l’abandon, par l’administration Obama, du président égyptien Hosni Moubarak en 2011, il devient difficile d’écarter l’hypothèse qu’un monde unipolaire convenait finalement à un bon nombre d’alliés des États-Unis. Il leur offrait après tout un cadre qui facilitait la réalisation de leurs propres ambitions régionales. Ces alliés n’ont donc aucun intérêt, ni d’ailleurs aucune intention, de perdre les avantages que leur générait l’unipolarité. Ils continuent donc d’agir témérairement selon un scénario dépassé, en provoquant ou en alimentant des confrontations politiques ou militaires. Un retour à la guerre froide peut donc paraître avantageux à plusieurs d’entre eux.
Dans un récent article intitulé « Des États-Unis, toujours plus instables », le sociologue Immanuel Wallerstein s’est penché sur l’instabilité qui n’est plus l’apanage des pays dits du « Sud » et qui se propage maintenant aussi dans les sphères sociale et politique des États-Unis. Il y affirme que parallèlement, l’autorité des États-Unis dans le monde n’a fait que décliner. « En réalité , écrit-il, ce pays n’est plus hégémonique. Les mécontents et leurs candidats l’ont noté, mais estiment ce phénomène réversible, ce qu’il n’est pas. Les États-Unis sont désormais considérés comme un partenaire mondial faible et incertain. On ne parle pas ici seulement du point de vue d’États, comme la Russie, la Chine et l’Iran, qui se sont fortement opposés par le passé à la politique américaine. On parle désormais d’alliés supposés proches, Israël, l’Arabie saoudite, la Grande-Bretagne ou le Canada. Sur une échelle mondiale, la confiance dans la fiabilité des États-Unis sur la scène géopolitique est passée de chiffres proches des 100 % pendant l’âge d’or à des niveaux bien plus bas. Cette tendance se confirme de jour en jour ». Le jugement sévère porté par Wallerstein semble bien confirmé par les faits, avec les virages et changements de la politique extérieure de la Turquie après l’étrange tentative de coup d’État du 19 juillet 2016.
Cette dégradation n’a pas échappé au diplomate féru d’histoire qu’est le ministre des Affaires étrangères de la Russie, Serguei Lavrov. Se référant aux changements importants en cours sur la scène internationale, il a rappelé, le 1er juin dernier, que de nouveaux centres de développement économique et d’influence étaient en voie d’émerger et de se renforcer, notamment dans la région Asie-Pacifique, et a souligné le phénomène extraordinaire que représentait la transformation de l’Europe « en une région qui n’irradie plus le bien-être traditionnel, mais l’instabilité. »
« L’irradiation » de l’instabilité à partir de l’Europe est générée sans doute par les effets pervers du modèle socio-économique et politique de l’Union européenne (UE) et par l’incapacité des acteurs principaux de cette union, en particulier l’Allemagne et la France, de s’opposer aux politiques téméraires de Washington. À cela s’ajoute cependant aussi le refus de commencer à accepter que l’hégémonie néolibérale et l’unipolarité soient maintenant des choses du passé et que le monde soit désormais engagé dans une transition qui peut devenir une période d’incubation de la multipolarité, ou du polycentrisme comme disent les Russes.
Guerre froide et guerre psychologique pour livrer la bataille géoéconomique ?
La présidente « suspendue » du Brésil, Dilma Rousseff, déclarait récemment que l’émergence du groupe des BRICS (le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud) avait été un événement sans précédent dans les affaires internationales, une apogée du point de vue des processus multilatéraux et de la construction d’un monde multipolaire. Pensant probablement aux pays de la triade, elle a ajouté aussi ces mots : « nous savons que cela a fait peur à quelques pays. »
Si, comme Wallerstein le souligne, l’impérialisme américain n’est déjà plus dominant, alors le combat à « la vie et à la mort » contre toute solution de rechange socio-économique au projet néolibéral nous permet de comprendre l’urgence mise par Washington et ses alliés de l’OTAN d’abord dans la création d’un spectre, celui d’un ennemi stratégique commun ; ensuite dans le déchaînement d’une guerre froide, assimilable à une marche forcée politique et idéologique, en vue de contraindre le monde occidental à la cohésion ; et enfin dans la fabrication de « justifications » pour le matraquage idéologique, la répression policière, l’intervention directe ou l’ingérence et la subversion, dans le but d’éradiquer toute solution de rechange socio-économique − qu’elle soit nationale, régionale ou internationale, capitaliste ou non − qui répondrait aux besoins sociaux et économiques légitimes des peuples.
Le Cubain Fabián Escalante Font nous fournit une bonne piste pour comprendre cette réalité complexe quand il fait remarquer que le concept de « guerre psychologique » a commencé à se former aux États-Unis à la fin des années 1940, avec le début de ce qui sera appelé un peu plus tard la « guerre froide ». C’est précisément en 1951 que ce concept va figurer pour la première fois dans le dictionnaire de l’armée américaine sous la définition suivante : « La guerre psychologique, c’est l’ensemble des actions entreprises par une ou plusieurs nations à l’aide de la propagande et d’autres moyens d’information, orientés vers des groupes ennemis, neutres ou amis de la population, pour influencer leurs idées, sentiments, opinions et comportements, de sorte qu’ils soutiennent la politique et les objectifs de la nation ou d’un groupe de nations auxquelles sert cette guerre psychologique. »
Tout cela devient encore plus compréhensible si nous y intégrons le concept qui est de plus en plus à la mode, et qui est en fait une resucée d’une vieille pratique de Washington : « faire la guerre par d’autres moyens ». C’est d’ailleurs à peu près le titre (La guerre par d’autres moyens) d’un livre récent de R.D. Blackwill et J.M. Harris, deux piliers importants du courant néoconservateur. L’ouvrage a fait l’objet d’éloges dans la revue du Council of Foreign Relations (CFR), grand creuset des politiques impérialistes, s’il en est.
Le CFR s’empresse d’y souligner en premier lieu que l’expérience combinée des deux auteurs en matière de politique internationale, acquise dans les administrations républicaines et démocrates, les autorise à demander au gouvernement des États-Unis de porter au comportement géo-économique un intérêt égal à celui accordé à la coopération en matière de sécurité dans les relations avec les pays alliés et partenaires, et d’utiliser, par exemple le fait que les États-Unis soient une « superpuissance énergétique » pour venir en aide à des alliés, comme la Pologne et l’Ukraine, et pour veiller à ce que l’Accord de partenariat transpacifique (TPP) et le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TIIP) « servent à équilibrer les politiques géo-économiques de la Chine et de la Russie ».
Pour sa part, Julian Snelder adopte un ton plus détaché dans son compte rendu du livre. Il constate que le propos de Blackwill et Harris n’est pas tant de demander aux États-Unis d’abandonner leur rôle mondial que de les inciter à le jouer « avec une stratégie qui maximise les intérêts américains par le commerce, les finances et les investissements ». Il rapporte à ce sujet quelques citations qui sont intéressantes, même si elles n’apprennent rien de vraiment nouveau, comme « la course au leadership en Asie se dispute fondamentalement dans le domaine économique », ou encore « Washington porte encore trop rapidement la main à son pistolet au lieu de son portefeuille, dans la résolution des problèmes extérieurs ».
Snelder fait noter également le lien entre le titre ou le contenu du livre et les thèses d’Edward Luttwak, faucon bien connu, qui peuvent se résumer, entre autres, dans sa paraphrase de Clausewitz, où il affirme que la géo-économie est « la continuation des anciennes rivalités entre des nations par des moyens industriels ». Snelder fait remarquer aussi que les adversaires identifiés dans cette confrontation géo-économique sont la Chine, la Russie et d’autres États capitalistes, dans lesquels les gouvernements nationaux sont les principaux acteurs dans le champ des affaires. Il souligne à ce sujet que Blackwill et Harris estiment que les banques de développement de la Chine (CDB) et du Brésil (BNDES) permettent « de faire de la diplomatie avec le capital à une échelle en grande partie inégalée à l’Ouest. »
À l’argument que le commerce, les finances et les investissements devraient servir d’armes, et qu’à ce chapitre les États-Unis auraient manqué de vigilance, Snelder réplique que « Cuba et l’Iran sont probablement un désaccord (avec cet argument). Les sanctions sont parmi les outils géo-économiques les plus puissants utilisés par les États-Unis, avec des effets dévastateurs », et il ajoute que même les auteurs de War by Other Means [La guerre par d’autres moyens, Ndlr] mentionnent que les États-Unis ont été le pays qui a, en réalité, le plus recouru aux sanctions, en quelque cent vingt occasions au cours du siècle passé. En remontant un peu le fil de l’histoire, Snelder aurait pu penser aussi au traité de Versailles (1919) et à l’hostilité profonde affichée à l’encontre de l’URSS (et des autres pays socialistes par la suite) qui s’est concrétisée fondamentalement sur les terrains économique, commercial et technologique. L’intention était d’empêcher un développement économique harmonieux de ces pays en bloquant leur intégration au commerce international. Cette approche est toujours là. La politique de la canonnière de l’Empire britannique ne fait que se poursuivre sous une forme plus sophistiquée.
Comme autrefois l’impérialisme capitaliste est la question centrale
La mobilisation pour la paix s’impose plus que jamais. Un nombre toujours croissant de militants politiques et sociaux d’Europe, des États-Unis et d’ailleurs concentre ses efforts dans ce sens. Ces militants proviennent d’horizons différents, mais ils ont en commun le fait d’avoir pris acte des ravages passés et présents du libéralisme économique sans frein. Ils savent que ce libéralisme économique, au fil de ses différentes phases à partir du XIXe siècle, a toujours conduit à des conquêtes impérialistes et à la rapine coloniale au Sud, et à leur contrepartie au Nord qui est l’implantation d’un système rentier et parasitaire destructeur de la société. Ils savent aussi que ce libéralisme économique débridé a été à l’origine de conflits en Europe et de deux guerres mondiales (1914-1918 et 1939-1945). Et la réalité quotidienne aidant, ils ont conscience d’autant plus que le libéralisme économique sans retenue ne peut aller qu’en approfondissant une fracture sociale déjà béante dans tous les pays du monde et mener ainsi inéluctablement à une forme nouvelle de féodalisme, telle que décrite notamment dans les travaux de Michael Hudson.
Les politiques provocatrices des États-Unis et de l’OTAN, et les positions insensées adoptées par les dirigeants de certains pays alliés d’Europe et du Moyen-Orient peuvent facilement acculer l’humanité au bord de l’abîme d’une nouvelle guerre mondiale, cette fois avec des armes nucléaires. Selon un témoin de poids de la guerre froide, le général à la retraite George Lee Butler, ancien commandant des forces stratégiques des États-Unis de 1991 a 1994, le recours à ce type de comportement dans les relations internationales n’a pas de justification militaire ou politique, parce que la guerre nucléaire en gros, celle du type que lui et ses collègues anticipaient, planifiaient et simulaient dans des exercices, « rendrait impossible la vie telle que nous la connaissons, des milliers de millions d’êtres humains, d’animaux, tout le vivant en fait, périraient dans des conditions d’extinction pires que celles imaginées ».
Aujourd’hui, l’anti-impérialisme est redevenu la question centrale dans la lutte contre le capitalisme réellement existant et les oligarchies nationales mondialisées et mondialistes, et ce, pour la survie des sociétés et l’équilibre écologique de la planète. Nous reviendrons sur l’impérialisme et le capitalisme global dans des articles qui suivront.
Alberto Rabilotta est un journaliste canadien indépendant, ancien correspondant au Canada des agences Prensa latina (PL) et Notimex (NTX).
Michel Agnaïeff est un ancien dirigeant syndical québécois et un ex-président de la Commission canadienne pour l’UNESCO.