Avion de combat F-35 : les mises à niveau à réaliser à l’avenir font décrocher le programme


Par Dan Grazier − Le 13 avril 2022 − Source Pogo

Les guetteurs du Pentagone se sont laissés prendre par surprise à la publication par le président de son budget, qui prévoit de demander au Congrès pour 2023 un nombre de F-35 nettement inférieur à celui que chacun attendait. On s’attendait à ce que les services armés demandent 94 nouveaux F-35 dans leur proposition de budget, mais ils n’en ont finalement demandé que 61, une coupe de 35 % dans la production. L’explication officielle est que les retards de développement du programme ont fait que le F-35 ne dispose pas de toutes les aptitudes requises par les services armés, et que les dirigeants ne s’intéressent pas à acheter un plus grand nombre d’appareils qu’il faudrait par la suite mettre à jour à grands frais.

C’est déjà en soi une violation des lois fédérales, ou à tout le moins de leur esprit, que le F-35 soit produit selon des cadences de production à ce stade. Les clauses qui n’autorisent qu’une production limitée d’un système d’armement avant la fin de ses travaux de développement constituent une protection aussi bien pour le soldat que pour le contribuable. Selon les lois fédérales, le programme F-35 ne peut produire qu’un nombre limité d’aéronefs avant d’avoir terminé ses tests opérationnels, et d’avoir été formellement approuvé pour passer au stade de la production à pleine cadence. Si les services armés demandaient et recevaient le nombre attendu de F-35 pour 2023, le programme dépasserait le seuil de production initial, qui prévoyait une faible cadence.

De tous les aspects troubles du programme F-35 — et il n’en manque pas — l’insistance manifestée par le Pentagone pour produire ces avions avant d’en avoir terminé la conception est la chose qui promet de toute évidence d’en faire exploser les coûts — et c’est bien ce qui se produit. Comme Pogo l’a dénoncé depuis déjà plusieurs années, n’importe quel aéronef acheté avant que la conception du programme soit terminée et testée, si l’on veut l’utiliser comme prévu, va devoir subir un processus de mise à niveau très coûteux, une fois tous les défauts identifiés et corrigés. Les dirigeants du Pentagone semblent avoir récemment compris qu’ils ne seront pas en mesure de payer les futures mises à niveau des F-35 s’ils continuent d’acheter un avion neuf mais non-testé, en faisant fi des protections établies pour assurer que seuls les programmes véritablement fonctionnels entrent en stade de production.

Le coût de mise à niveau d’un avion sous-développé

Bloomberg a rapporté en premier, le 16 mars 2022, que l’administration Biden allait demander 61 avions F-35 au lieu de 94, dans le cadre du budget de l’année fiscale 2023. Le département de la Défense a confirmé ce rapport en publiant le projet officiel de budget pour 2023, le 28 mars. Le vice-amiral Ronald Boxall, directeur de la structure des forces pour les chefs d’État-major du Pentagone, a cité les retards du processus de “modernisation” du Block 4 du F-35 comme raison pour les coupes dans les productions.

Le contrôleur du département de la défense vient de publier son rapport des Coûts du Programme d’Acquisition par Systèmes d’Armement pour l’année 2023, qui établit que les services armés escomptaient acheter 96 F-35 au cours de l’année qui vient. Ce nombre d’appareils aurait constitué une hausse d’environ 10 % par rapport aux 85 aéronefs achetés sur le budget 2022. À un moment où la plupart des gens pensaient que le programme F-35 allait voir grimper ses cadences de production pour préparer la décision anticipée de longue date d’activer le mode de production à taux plein, une diminution de 35 ou 36 % par rapport aux prévisions constitue un renversement de politique tout à fait significatif.

Mettre le F-35 en production des années avant le premier vol de test constituait une incurie professionnelle en matière d’acquisition. On n’aurait pas dû le faire. Mais nous l’avons fait.

— Frank Kendall, Secrétaire de l’Air Force

Que les achats de F-35 aient été réduits constitue une bonne nouvelle pour quiconque se préoccupe de la perte de contrôle des dépenses gouvernementales. La mise à niveau de l’architecture des appareils déjà produits est un processus coûteux. Dans le jargon employé par le Pentagone, les dépenses de cette nature sont dénommées “frais concomitants”.

“Mettre le F-35 en production des années avant le premier vol de test constituait une incurie professionnelle en matière d’acquisition. On n’aurait pas dû le faire. Mais nous l’avons fait.”, a affirmé Frank Kendall en 2012. À l’époque, Kendall occupait le principal poste de direction des acquisitions du Pentagone, et il est désormais secrétaire de l’Air Force.

Le Government Accountability Office [GAO — Plus ou moins la Cour des Comptes, NdT] a rapporté en 2020 que les frais concomitants pour le programme F-35 étaient estimés à l’époque à 1,4 milliards de dollars. À cette époque, on avait acheté environ 550 aéronefs F-35, ce qui signifie que le coût estimé pour mettre à niveau chaque appareil est de 2,5 millions de dollars. On a produit plus de 200 F-35 depuis la parution de ce rapport, et les coûts concomitants qui en découlent approchent désormais 2 milliards de dollars, sur la base des montants estimés les plus récents fournis par le Pentagone.

Réduire le nombre d’aéronefs F-35 produits de 33 unités sur une seule année pourrait produire une économie de 84 millions de dollars, du simple fait des mises à niveau qui ne seront pas à réaliser plus tard. Ce montant peut paraître peu élevé du point de vue de Washington, mais il se cumule avec le temps. Le GAO rapporte que les ingénieurs auront besoin d’au moins cinq ans pour assurer le travail de développement du Block 4, en prévenant que cette estimation était optimiste. L’effort de modernisation a été perclus de retards, et de surcoûts. Rien que cette partie du programme F-35 est déjà en retard de trois années, et le coût estimé de 14,4 milliards de dollars dépasse déjà de plus de 4 milliards de dollars les premières estimations. Si le Pentagone parvient à se retenir d’augmenter ses nombres d’achats d’aéronefs avant que l’architecture en soit terminée, et que le Congrès ne vient pas combler ce différentiel, durant les processus d’autorisation et de dotation, les services armés pourraient en tirer une économie de plus de 400 millions de dollars.

Lorsqu’on considère le contexte élargi de tous les coûts liés au F-35, la décision de couper la production devient encore plus facile à comprendre. Les coûts de développement du Block 4 ne constituent qu’un problème parmi d’autres. Suite à un rapport qui a établi les coûts d’opérations annuels de chaque F-35 à 7,8 millions de dollars, les membres du Congrès ont lancé une proposition visant à limiter la taille de la flotte, afin de faire baisser les coûts généraux sur le long terme. Bien sûr, le coût de l’ensemble du programme a été durant longtemps un sujet significatif. Lorsque le Pentagone a annoncé le début du programme F-35 en 2001, le coût de développement et d’achat de l’ensemble de la flotte était établi à 200 milliards de dollars. Ce montant a doublé jusqu’à atteindre environ 400 milliards de dollars en 2019, et continue d’augmenter. La meilleure estimation en cours pour le coût total d’opération de la flotte est établi à 1 300 milliards de dollars.

Les barrières légales limitant la production prématurée

Un sujet qui n’est pas mentionné dans les annonces, et qui semble par ailleurs laissé de côté, réside en ce que la décision répétée de reporter le passage en production à grande échelle a poussé le programme dans un recoin légal, car les services armés approchent rapidement du nombre maximum d’aéronefs qu’ils peuvent acheter durant la phase de production initiale à faible cadence.

La loi autorise la production d’armes à faible cadence selon un certain cadre. Les auteurs de la loi voulaient s’assurer que les services armés n’achèteraient pas de nombres importants d’armes sous-développées avant la fin de leur conception et de leurs tests. La production initiale à faible cadence est pensée pour produire assez d’unités pour mener les essais, établir une base de production, et livrer les moyens d’accroître efficacement les cadences de production jusqu’au taux plein. La loi fédérale ne dit rien sur la production d’aéronefs ou d’autres armes pouvant être utilisées au combat avant que les tests aient pu être complétés et la production formellement approuvée.

La loi restreint en général les programmes d’armement à produire 10 % du total des systèmes durant la phase de développement, mais elle autorise également le secrétaire à la défense à spécifier un montant plus élevé que 10 % au moment où le contrat de développement est octroyé. La justification de cette production initiale plus importante doit alors être intégrée au rapport d’acquisition choisi pour le programme. Le programme F-35 dispose d’un taux bas de production initiale de 518 aéronefs, soit 21 % des 2 456 avions F-35 qui doivent être produits pour les États-Unis. Le secrétaire de la défense a produit une justification plutôt confuse, affirmant que l’augmentation était “due à la nécessité d’empêcher une rupture de la production et de monter vers [le taux de production plein].” Le nombre d’aéronefs livrés aux services armés étasuniens est au stade actuel d’au moins 454, mais ce nombre ne fait que croître. La production des 61 F-35 demandés pour 2023 portera le total à un niveau proche de la quantité de production à taux bas autorisée, sans compter le reste des appareils qui seront livrés dans les mois qui suivront au cours de l’année budgétaire à venir.

Besoin d’une discipline au niveau du Congrès

Certains membres du Congrès, surtout ceux qui ont des enjeux politiques dans le programme, répondent à l’achat réduit de F-35 exactement comme on s’y attend. Certains membres du Congrès font circuler une lettre autour de Capitol Hill pour exhorter leurs collègues à augmenter les cadences de production du F-35, en citant l’invasion russe de l’Ukraine et des problématiques industrielles comme justification. La lettre reste étrangement silencieuse quant aux raisons véritables pour lesquelles la demande d’achat de F-35 est plus basse cette année.

La tentative menée à Capitol Hill d’augmenter la production de F-35 est dirigée par les co-présidents du Congressional Joint Strike Fighter Caucus, les représentants Marc Veasey (D-TX), Mike Turner (R-OH), John Larson (D-CT), et Chris Stewart (R-UT). Veasey représente la région de Fort Worth, où Lockheed Martin a installé son usine d’assemblage final de F-35. Turner représente Dayton, dans l’État de l’Ohio, et la base de l’Air Force de Wright-Patterson, lieu d’implantation de l’Hybrid Product Support Integrator Organization du F-35, qui devra “intégrer le support à travers la chaîne d’approvisionnement, la maintenance, l’ingénierie de support, les technologies d’information logistique et les disciplines d’entraînement”, selon un communiqué de presse de l’Air Force. Le district de Larson englobe des parties de Middletown, où Pratt & Whitney fabrique le moteur F135. Le district de Stewart est proche de la base de Hill Air Force, sur laquelle 78 avions F-35 sont basés ; c’est également en ce lieu que se situe le 309ème groupe de maintenance de l’Air Force, qui fournit la maintenance au niveau du hangar pour toute la flotte de F-35 de l’Air Force.

Le général Mark Milley, président des chefs d’État-major conjoints, témoigne face au House Armed Services Committee la semaine dernière que les F-35 ne sont pas encore en mesure d’apporter les capacités nécessaires aux services armés.

Les membres du Congrès qui désirent ajouter des avions aux achats planifiés ont reçu des billes pour les aider dans leurs tentatives : les services armés font déjà circuler leurs listes de priorités non-financées, indiquant qu’ils ne reçoivent pas tous les avions qu’ils voulaient selon le budget proposé par le président. Les dirigeants de l’Air Force ont intégré sept avions F-35A à leur liste, le Corps des Marines veut obtenir trois F-35B et trois F-35C. La Navy demande six F-35C. Ces 19 F-35, demandés sous forme de priorités sans financement, représenteraient plus de la moitié du nombre d’avions retiré par le budget du président. Leur intégration crée une contradiction importante de la part du Pentagone. Le général Mark Milley, président de l’État-Major conjoint, a témoigné la semaine dernière devant le Comité des Services Armés de la Chambre des représentants que le F-35 n’est pas encore en mesure d’apporter les capacités nécessaires aux services armés.

Conclusion

L’ensemble des problèmes qui se présentent aujourd’hui avec le programme F-35 ne devrait étonner personne, et pourtant nombreux sont ceux qui semblent s’être laissés surprendre. Acheter de nombreux exemplaires d’un aéronef avant que le travail de conception ne soit terminé va encore faire augmenter les coûts superflus. Cela devrait relever du sens commun, mais il semble bien que les agents du pouvoir dans le complex militaro-congréso-industriel ont besoin de se tromper lourdement pour apprendre. Peut-être qu’il y a vingt ans, les décideurs pensaient qu’ils pourraient plier la réalité à leur volonté. Peut-être qu’ils se figuraient qu’ils pouvaient dire tout ce qu’il fallait pour lancer le programme, sachant qu’ils auraient largement pris leur retraite avant que les conséquences de leurs projets désastreux apparaissent. Quoi qu’il en soit, c’est le peuple étasunien et les membres des services armés qui, aujourd’hui et dans l’avenir proche, pâtissent des conséquences de tout cela.

Dan Grazier

Traduit par José Martí pour le Saker Francophone

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