Au sujet de cette hostile coexistence avec la Chine


Par W. Freeman – Le 3 mai 2019 – Source chasfreeman.net

usachina

La guerre commerciale du président Trump avec la Chine s’est rapidement étendue à tous les autres domaines des relations sino-américaines. Washington tente actuellement de démanteler l’interdépendance entre la Chine et l’économie américaine, de réduire le rôle de celle-ci dans la gouvernance mondiale ; de contrer ses investissements à l’étranger ; de paralyser ses entreprises ; de bloquer ses progrès technologiques ; de punir ses nombreuses déviations de l’idéologie libérale ; de contester ses frontières ; de cartographier ses défenses et de conserver sa capacité à pénétrer ces défenses quand elle le veut.

Le message qu’envoient ces hostilités à l’égard de la Chine est cohérent et apparemment total. La plupart des Chinois croient que cela reflète une vision ou une stratégie américaine intégrée. Ce n’est pas le cas.

Il n’y a plus à Washington de processus politique ordonné pour coordonner, modérer ou contrôler la formulation ou la mise en œuvre de politiques. Au lieu de cela, un président populiste a effectivement déclaré ouverte la chasse à la Chine. Cela permet à tous les membres de son administration de s’en prendre à la Chine comme ils le souhaitent. Tous les ministères et organismes engagés à l’échelle internationale – le représentant spécial des États-Unis pour le commerce extérieur ; les ministères d’État ; le Trésor ; la Justice ; le Commerce ; la Défense et la Sécurité intérieure – sont engagés contre la Chine. Le président a déclenché un assaut sans discipline. Évidemment, il estime que cela augmentera la pression sur la Chine pour qu’elle capitule devant ses exigences protectionnistes et mercantilistes. Cela lui donnerait de quoi se vanter alors qu’il cherche à se faire réélire en 2020.

La présidence de Trump est fondée sur les craintes de la classe moyenne inférieure d’être remplacée par les immigrants et de voir ses emplois externalisés à des étrangers. Sa campagne a trouvé un point d’ancrage dans la colère des Américains ordinaires – en particulier des Américains religieux – face au mépris apparent et à l’indifférence à leur bien-être que montrent les élites dirigeantes et politiques du pays. Pour beaucoup, le déséquilibre commercial avec la Chine et les vols chinois de technologie américaine sont devenus l’explication d’une répartition de plus en plus inéquitable des revenus, de la baisse de l’égalité des chances, de la désindustrialisation du marché du travail et de l’érosion de l’optimisme aux États-Unis.

Dans leur vision de la Chine, de nombreux Américains semblent maintenant avoir inconsciemment combiné l’insidieux Dr Fu Manchu, image de l’inquiétante remise en question par le Japon de la primauté industrielle et financière des États-Unis, dans les années 1980, à un sentiment de menace existentielle analogue à la sinophobie qui avait inspiré des lois antichinoises et anti-Coolies.

Pendant ce temps, l’incompétence de l’élite américaine révélée par la crise financière de 2008, les éruptions régulières de violence raciale et les massacres à main armée aux États-Unis, la persistance d’une constipation politique paralysante à Washington et l’unilatéralisme arrogant de « America First » ont grandement diminué l’attirance que ressentait l’élite chinoise pour les États-Unis.

En conséquence, l’interaction sino-américaine est maintenant plus basée sur une mutuelle indignation que sur une information empiriquement validée pour justifier les passions qu’elle évoque. De part et d’autre, l’autre est présumé coupable d’une litanie d’iniquités. Il n’existe aucun processus permettant à l’une ou l’autre partie de se disculper des accusations de l’autre. Approximations, conjectures, raisonnements a priori à partir d’hypothèses douteuses et hallucinations médiatiques sont répétés si souvent qu’ils sont considérés comme des faits. La démagogie du populisme américain contemporain fait en sorte que, dans ce pays, la clameur au sujet de la Chine n’a besoin d’aucune preuve pour être alimentée. Pendant ce temps, le nationalisme chinois répond aux coups de poing rhétoriques américains en avalant le sang et en s’abstenant de répondre de la même manière, tout en complotant amèrement pour se venger. « 君子报仇十年不长 ». [« Pour un gentleman, attendre une revanche dix ans n’est pas trop long »].

Nous entrons maintenant dans une ère non seulement post-américaine mais aussi post-occidentale. À bien des égards, les contours de l’ordre mondial émergeant ne sont pas encore clairs. Mais un point est certain : La Chine jouera un rôle plus important et les États-Unis un rôle moins important qu’auparavant dans la gouvernance mondiale et régionale. La réponse de l’administration Trump à l’augmentation de la richesse et du pouvoir de la Chine n’est pas de bon augure pour cet avenir. Le modèle de ressentiment et d’hostilité mutuels que les deux pays sont en train d’établir pourrait s’avérer indélébile. Si tel est le cas, les conséquences pour la prospérité et la paix dans le monde pourraient être profondément inquiétantes.

Pour l’instant, les relations de l’Amérique avec la Chine semblent être devenues un vecteur composé de nombreuses forces et de nombreux facteurs contradictoires, chacun ayant ses propres défenseurs et mandants. Les ressentiments des uns vont à l’encontre de l’enthousiasme des autres. Personne au gouvernement actuel ne semble évaluer l’impact global sur les intérêts ou le bien-être des Américains d’une approche non coordonnée des relations avec la plus grande puissance montante du monde. Et peu de gens aux États-Unis semblent envisager la possibilité que l’antagonisme à l’égard de la montée de la Chine finisse par nuire davantage aux États-Unis et à leurs partenaires asiatiques en matière de sécurité qu’à la Chine. Ou que, dans des circonstances extrêmes, cela pourrait même conduire à un échange nucléaire transpacifique dévastateur.

Certaines des plaintes déposées contre la Chine par la masse de sinophobes tordus qui se sont attachés au Président Trump sont tout à fait justifiées. Les Chinois ont été lents à accepter l’idée capitaliste selon laquelle le savoir est une propriété qui peut être détenue sur une base exclusive. C’est, après tout, contraire à une tradition chinoise millénaire qui considère la copie comme une flatterie et non une violation du génie. Les hommes d’affaires chinois se sont lancés dans le vol de droits de propriété intellectuelle non seulement entre eux, mais aussi vis-à-vis des étrangers. D’autres pays l’ont peut-être déjà fait dans le passé, mais ils étaient loin d’être aussi importants que la Chine. La simple taille de la Chine rend ses délits intolérables. Ni l’économie de marché en Chine ni les relations internationales de la Chine en matière de commerce et d’investissement ne peuvent réaliser leur plein potentiel tant que son manque de respect pour la propriété privée ne sera pas corrigé. Les États-Unis et l’Union européenne (UE) ont raison d’insister pour que le gouvernement chinois règle ce problème.

Beaucoup de Chinois sont d’accord. Nombreux sont ceux qui se félicitent discrètement des pressions étrangères visant à renforcer l’application des brevets et des marques, dont ils sont aujourd’hui de grands créateurs, sur le marché intérieur chinois. Encore plus espèrent que la guerre commerciale forcera leur gouvernement à revigorer la « réforme et l’ouverture ». Un traitement plus équitable des entreprises chinoises à capitaux étranger n’est pas seulement une demande raisonnable, c’est aussi une demande qui sert les intérêts d’un secteur privé chinois qui domine l’économie mais pas la politique. Le protectionnisme chinois est une porte non verrouillée contre laquelle les États-Unis et d’autres pays devraient continuer de faire pression.

Mais d’autres plaintes contre la Chine vont de plaintes partiellement justifiées aux plaintes manifestement bidons. Certains se souviennent de l’observation cynique d’Hermann Göring à Nuremberg : « On peut toujours forcer un peuple à obéir aux ordres de ses dirigeants. C’est facile. Tout ce que vous avez à faire est de leur dire qu’ils sont attaqués et dénoncer les pacifistes pour leur manque de patriotisme qui ne fait qu’exposer le pays au danger. Cela fonctionne de la même façon dans n’importe quel pays. » Il y a beaucoup de ce genre de raisonnement manipulateur en jeu dans la détérioration des relations sécuritaires entre les États-Unis et la Chine. Les médias, qui rendent tout plausible et laissent passer des mensonges non réfutées, facilitent cela. Dans le miasme d’Internet et ses théories du complot, ses récits fallacieux, ses montages bidon, ses « faits » fictifs et des mensonges purs et simples, les hypothèses sans fondement sur la Chine deviennent rapidement des convictions fermes et des mythes et rumeurs longtemps discrédités trouvent une résurrection facile.

Pensez à la vitesse à laquelle cette phrase brusque inventée par un polémiste indien – « diplomatie du piège de la dette » – est devenue universellement acceptée comme l’incarnation d’une prétendue politique chinoise de prédation politico-économique internationale. Pourtant, le seul exemple de ce qu’il est convenu d’appeler le « piège de la dette » est le port de Hambantota, commandé par un président sri-lankais, viré depuis longtemps, pour glorifier sa ville natale. Son successeur a jugé à juste titre que le port était un investissement dispendieux et a décidé de reporter la charge sur la société chinoise qui l’avait construit en exigeant que cette société lui échange la dette contre des capitaux propres. Pour récupérer une partie de son investissement, l’entreprise chinoise doit maintenant construire une sorte d’arrière-pays économique pour le port. Hambantota est moins un exemple de « piège à dettes » qu’un investissement raté.

La Chine est aussi maintenant régulièrement accusée d’iniquités qui décrivent mieux les États-Unis d’aujourd’hui que l’Empire du Milieu populaire. Parmi les accusations les plus ironiques, on entend l’accusation selon laquelle c’est la Chine, et non l’attaque contre le statu quo international par une « America first » sociopathe, qui mine à la fois le leadership mondial des États-Unis et l’ordre multilatéral que des hommes d’État américains remarquablement sages ont mis en place il y a environ 70 ans. Mais ce sont les États-Unis, et non la Chine, qui ignorent la Charte des Nations Unies, se retirent des traités et des accords, tentent de paralyser les mécanismes de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce et mettent en place des mécanismes protectionnistes bilatéraux pour se substituer au commerce international multilatéral fondé sur les avantages comparatifs.

L’OMC se voulait un antidote au mercantilisme, également connu sous le nom de « commerce géré par le gouvernement ». La Chine est venue vigoureusement appuyer la mondialisation et le libre-échange. Ce sont les principales sources de son ascension vers la prospérité. Il n’est guère surprenant que la Chine soit devenue un ardent défenseur du régime de commerce et d’investissement conçu et mis en place par les Américains.

En revanche, l’administration Trump est axée sur le mercantilisme – stimuler le pouvoir national en minimisant les importations et en maximisant les exportations dans le cadre d’un effort gouvernemental visant à gérer le commerce au moyen de droits de douane et de quotas unilatéraux, tout en exemptant les États-Unis des règles qu’ils demandent aux autres pays de suivre.

Je ne continuerai pas, si ce n’est pour noter l’absurdité de la thèse selon laquelle « l’engagement » n’a pas réussi à transformer le système politique chinois et devrait donc être abandonné. Ceux qui avancent avec le plus de véhémence ce canard sont ceux-là mêmes qui se plaignaient que changer l’ordre politique de la Chine n’était pas l’objectif de l’engagement mais qu’il aurait dû l’être. Ils condamnent maintenant l’engagement parce qu’il n’a pas atteint les objectifs qu’ils voulaient qu’il ait, mais qu’ils pensaient qu’il n’avait pas. Il est révélateur que l’engagement américain avec d’autres sociétés peu libérales (comme l’Égypte, l’occupation israélienne en Palestine ou les Philippines sous le président Duterte) ne soit pas condamné pour ne pas avoir réussi à les changer.

Cela dit, nous ne devons pas minimiser l’impact énorme de l’ouverture de l’Amérique, depuis quarante ans, sur le développement socio-économique de la Chine. L’engagement américain avec la Chine l’a aidée à élaborer des politiques qui ont rapidement sorti au moins 500 millions de personnes de la pauvreté. Cela a transformé la Chine d’une puissance en colère, appauvrie et isolée qui voulait renverser l’ordre mondial capitaliste en un participant actif, de plus en plus riche et très prospère, à cet ordre. Cela a donné naissance à une économie modernisée qui est aujourd’hui le principal moteur de la croissance économique mondiale et qui, jusqu’à l’intervention de la guerre commerciale, était le marché d’outre-mer américain qui connaissait la plus forte croissance. L’engagement américain avec la Chine a aidé à réformer son système d’éducation pour créer une main-d’œuvre scientifique, technologique, technique et mathématique (« STEM ») qui représente déjà un quart de ces travailleurs dans l’économie mondiale. Pendant un certain temps, la Chine a été un frein au progrès humain. C’est maintenant un moteur qui l’accélère. Cette transformation doit beaucoup à l’ampleur et à la profondeur de l’engagement américain dans ce domaine.

Nous ne devrions pas non plus sous-estimer l’impact potentiel du découplage économique, de l’animosité politique et de l’antagonisme militaire que la politique américaine institutionnalise actuellement. Même si les deux parties concluent la guerre commerciale actuelle par un accord, Washington semble maintenant déterminée à faire tout son possible pour contenir la Chine. Il semble opportun de se poser la question suivante : les États-Unis peuvent-ils y parvenir ? Quels sont les coûts et les conséquences probables d’une telle tentative ? Si l’Amérique se désengage de la Chine, quelle influence, le cas échéant, les États-Unis auront-ils sur son évolution future ? À quoi cette évolution est-elle susceptible de ressembler dans des conditions de coexistence hostile entre les deux pays ?

Quelques réponses possibles, question par question.

Premièrement : les conséquences de la réduction de l’interdépendance économique sino-américaine.

Les chaînes d’approvisionnement qui lient maintenant les deux économies ont été forgées par les avantages qu’apporte une économie régulée par le marché. La tentative du gouvernement des États-Unis d’imposer des limites pour les achats chinois de produits agricoles, de semi-conducteurs et d’autres produits similaires représente une prise de pouvoir du politique sur les forces du marché. En se retirant simultanément des accords climatiques de Paris, du PPT, de l’accord nucléaire iranien et d’autres traités et accords, Washington a montré qu’on ne peut plus lui faire confiance pour respecter le caractère sacré d’un contrat. Le gouvernement américain a également démontré qu’il peut ignorer les intérêts économiques de ses agriculteurs et de ses fabricants et leur imposer des embargos à motivation politique. La leçon fondamentale que les Chinois ont tirée de la récente diplomatie américaine est que personne ne devrait ni se fier à la parole des États-Unis ni être dépendant de leurs exportations industrielles et agricoles.

Pour ces raisons, l’accord commercial imminent entre la Chine et les États-Unis – s’il y en a un – ne sera tout au plus qu’une trêve qui invite à poursuivre la lutte. Il s’agira d’un expédient à court terme et non d’une relance à long terme des relations commerciales et d’investissement sino-américains à l’avantage des Américains. Aucun futur gouvernement chinois ne permettra à la Chine de devenir substantiellement dépendante des importations ou des chaînes d’approvisionnement impliquant un pays aussi instable et hostile que l’Amérique de Trump l’a montré. La Chine développera plutôt des sources non américaines de denrées alimentaires, de ressources naturelles et de produits manufacturés, tout en recherchant un plus grand degré d’autosuffisance. Un accès plus limité au marché chinois pour les usines et les agriculteurs américains fera baisser les taux de croissance aux États-Unis. En tentant de réduire l’interdépendance des États-Unis avec la Chine, l’administration Trump va, par inadvertance, faire des États-Unis le fournisseur de dernier recours de ce qui devient rapidement le plus grand marché de consommation du monde.

Les conséquences pour les fabricants américains d’avoir « perdu » le marché chinois seront aggravées par la question de l’échelle. L’économie chinoise, hors services, est déjà supérieure à celle des États-Unis. La taille compte. Les entreprises chinoises, implantées sur un marché intérieur d’une taille inégalée, bénéficient d’économies d’échelle qui leur confèrent des avantages majeurs face à la concurrence internationale. Les entreprises américaines qui produisent des biens – par exemple, du matériel de construction ou des appareils de commutation numériques – viennent d’être désavantagées du point de vue tarifaire sur le marché chinois car la Chine est en train de riposter contre le protectionnisme américain en lui faisant subir la même chose. L’un des effets secondaires des nouveaux handicaps auxquels les entreprises américaines sont aujourd’hui confrontées sur le marché chinois est une concurrence plus efficace de la part des entreprises chinoises, non seulement en Chine mais aussi sur les marchés des pays tiers.

Deuxièmement : les efforts déployés par les États-Unis pour empêcher la Chine de jouer un rôle accru dans la gouvernance mondiale.

Cela n’a pas plus de chances de réussir que la précédente campagne américaine visant à persuader les alliés et partenaires commerciaux de boycotter la Banque asiatique d’investissement dans l’infrastructure (AIIB) parrainée par la Chine. Cela a isolé les États-Unis, pas la Chine. Chercher à influencer la Nouvelle route de la soie et ses programmes connexes de l’extérieur ne contribue en rien à les façonner à l’avantage des Américains. Elle ne fait que priver les entreprises américaines des profits qu’elles pourraient tirer du fait d’y participer.

Les États-Unis semblent agir par nostalgie de la simplicité d’un ordre mondial bipolaire, dans lequel les pays pourraient être poussés à se ranger du côté des États-Unis ou de leur rival de l’époque. Mais la Chine n’est pas entravée par une idéologie et un système économique dysfonctionnels, comme l’était l’adversaire soviétique de l’Amérique. Qui plus est, la Chine d’aujourd’hui est un membre à part entière de la société internationale, et non un paria à la soviétique. Il n’y a aujourd’hui, littéralement, aucun pays prêt à accepter d’être contraint à faire un choix entre Pékin et Washington. Au lieu de ça, tous cherchent à tirer le maximum d’avantages de leurs relations avec les deux capitales et avec d’autres capitales également, si elles ont quelque chose à offrir. Les choix binaires, la pensée de groupe diplomatique et la guerre des tranchées de la guerre froide ont été remplacés par des politiques identitaires nationales et la poursuite opportuniste d’intérêts politiques, économiques et militaires partout où ils pouvaient être servis. Les allégeances passées ne déterminent nulle part le comportement actuel.

La triste réalité, c’est que les États-Unis, qui ont dirigé la création des institutions de Bretton Woods qui ont été au cœur du système international de l’après-guerre, n’offrent maintenant à ces institutions et à leurs membres ni financement ni réforme. Les deux sont nécessaires pour promouvoir le développement en tant qu’équilibre de l’offre, de la demande, de la richesse et du transfert de pouvoir. Les nouvelles organisations, comme l’AIIB et la New Development Bank, que la Chine et d’autres créent ne sont pas des intrusions prédatrices, dominées par les Américains, dans le domaine de la finance internationale. Elles sont des réponses nécessaires à une demande financière et économique non satisfaite. Les dénoncer ne change rien à cette réalité.

D’autres pays ne considèrent pas que ces organisations supplantent les institutions de prêt préexistantes, longtemps dirigées par les États-Unis. Ces nouvelles institutions complètent le Groupe de la Banque mondiale et les banques régionales de développement. Elles fonctionnent dans le cadre de versions légèrement améliorées des règles de prêt mises au point par les anciens établissements de Bretton Woods. La Chine est un contributeur important aux nouvelles banques de développement, mais elle n’y oppose pas de veto comme le font les États-Unis avec le FMI et la Banque mondiale. Le personnel de l’AIIB est multinational (avec même des Américains occupant des postes clés). Le premier président de la nouvelle Banque de développement est indien et ses principales activités de prêt se sont déroulées jusqu’à présent en Afrique du Sud.

Washington a choisi de boycotter tout ce qui est parrainé par la Chine. Jusqu’à présent, le triste mais tout à fait prévisible résultat de cette tentative d’ostracisme et de réduction de l’influence chinoise n’a pas freiné l’influence internationale de la Chine, mais l’a au contraire amplifiée. En s’absentant des nouvelles institutions, les États-Unis se rendent de moins en moins pertinents pour la gouvernance globale du développement par financement multilatéral.

Troisièmement : la campagne américaine visant à gêner les investissements chinois à l’international, à paralyser ses entreprises technologiques et à entraver son progrès scientifique et technologique.

Les actions de la Commission sur l’investissement étranger aux États-Unis (CFIUS) pour empêcher les investissements chinois dans l’industrie et l’agriculture américaines sont bien connues et sont de plus en plus fréquentes. Il en va de même des dénonciations officielles américaines vis-à-vis des entreprises de télécommunications chinoises comme Huawei et ZTE, allant même jusqu’à des tentatives pour les faire fermer. En un rappel inquiétant de l’ambiance anti-allemande régnant pendant la Première guerre mondiale, de l’ambiance anti-japonaise de la Seconde guerre mondiale et de la xénophobie anti-communiste de la Guerre froide, le FBI a commencé à émettre des avertissements puissants contre la menace posée par la forte présence d’étudiants chinois sur les campus américains. Washington est en train d’ajuster sa politique en matière de visas pour décourager ces personnes dangereuses de s’y inscrire. Une campagne vigoureuse pour persuader d’autres pays de rejeter les investissements chinois dans le cadre de l’initiative « Nouvelle route de la soie » a également été lancée.

Dans l’ensemble, ces politiques représentent la décision de l’élite politique américaine pour essayer de paralyser la Chine, plutôt que d’investir dans le renforcement de la capacité de l’Amérique à lui faire concurrence. Il n’y a aucune raison de croire que cette approche puisse réussir. Les investissements directs étrangers en Chine ont plus que doublé au cours des trois dernières années. Les pays tiers refusent ouvertement de s’associer à l’opposition des États-Unis à l’intensification des relations économiques avec la Chine. Ils veulent les capitaux, la technologie et l’ouverture des marchés que leur procurent les investissements chinois. La dénonciation par les États-Unis de leur intérêt à faire des affaires avec la Chine s’accompagne rarement d’offres crédibles de la part d’entreprises américaines pour égaler celles de leurs concurrents chinois. On ne peut pas battre quelque chose avec rien en main.

Il n’est pas clair non plus de savoir lequel des deux pays est le plus susceptible d’être touché par l’obstruction du gouvernement américain à la collaboration entre les scientifiques et ingénieurs chinois et américains. Il y a de fortes chances que les États-Unis soient les plus durement touchés. Un bon nombre d’Américains semblent plus intéressés par les mythes religieux, la magie et les supers-héros que par la science. Les réalisations des États-Unis dans le domaine scientifique doivent beaucoup à l’immigration et à la présence de chercheurs chinois et d’autres chercheurs étrangers dans les écoles supérieures des États-Unis. L’administration de Trump essaie de réduire les deux.

La Chine possède déjà un quart de la main-d’œuvre mondiale dans le domaine scientifique et technique. Il est actuellement diplômé trois fois plus d’étudiants en sciences et techniques chaque année en Chine qu’aux États-Unis. (Ironiquement, un pourcentage important de ces diplômés aux États-Unis sont des Chinois ou d’autres ressortissants asiatiques. Environ la moitié des étudiants en informatique aux États-Unis sont des étrangers). La perte de contact des États-Unis avec les scientifiques chinois et la réduction de la présence chinoise dans les établissements de recherche américains ne peuvent que retarder l’avancement de la science aux États-Unis.

La Chine augmente rapidement ses investissements dans l’éducation, les sciences fondamentales, la recherche et le développement alors même que les États-Unis réduisent le financement de ces activités, qui sont à la base du progrès technologique. Le rythme de l’innovation en Chine s’accélère visiblement. Couper les Américains de toute interaction avec leurs homologues chinois alors que d’autres pays continuent de la faire, fait courir le risque de voir les États-Unis prendre du retard non seulement sur la Chine, mais aussi sur d’autres concurrents étrangers.

Dernier point : l’armée américaine face à la Chine.

La marine et l’armée de l’air américaines patrouillent le long des côtes chinoises et testent quotidiennement leurs capacités de défenses. La stratégie des États-Unis en cas de guerre avec la Chine – par exemple, au sujet de Taïwan – dépend de leur capacité à surmonter ces défenses afin d’être en mesure de frapper profondément dans la patrie chinoise. Les États-Unis viennent de se retirer du traité sur les forces nucléaires intermédiaires, en partie pour pouvoir déployer des armes nucléaires à la périphérie chinoise. À court terme, le risque d’une guerre accidentelle, déclenchée par un accident dans la mer de Chine méridionale, dans l’archipel de Senkaku ou par les efforts des politiciens taïwanais pour repousser les limites de la tolérance continentale face au statu quo politique instable de leur île, s’accroît. Ces menaces sont à l’origine de la croissance du budget de la défense de la Chine et du développement de ses capacités pour priver les États-Unis de la primauté militaire qu’ils continuent d’exercer dans leurs eaux adjacentes.

À long terme, les efforts des États-Unis pour dominer la périphérie de la Chine vont susciter une réaction militaire chinoise à la périphérie des États-Unis, comme ce fut le cas de l’Union soviétique. Moscou patrouillait activement sur les deux côtes américaines, stationnait des sous-marins lance-missiles au large de ces côtes, soutenait les régimes anti-américains de l’hémisphère occidental et comptait sur sa capacité à dévaster la patrie américaine avec des armes nucléaires pour décourager toute guerre de la part des États-Unis. Sur quelle base Washington s’imagine-t-elle que Pékin ne peut pas et ne pourra pas éventuellement répondre à la menace que les forces américaines entourant la Chine semblent faire peser ?

Tout au long des quarante-deux années de guerre froide, les Américains ont maintenu un dialogue de fond entre militaires avec leurs ennemis soviétiques. Les deux cotés ont explicitement reconnu la nécessité d’un équilibre stratégique et ont élaboré des mécanismes de gestion des crises qui pouvaient limiter le risque d’une guerre et d’un échange nucléaire entre eux. Mais il n’existe actuellement aucun dialogue, accord ou mécanisme pour contrôler l’escalade entre les forces armées américaines et l’armée chinoise. Du coup, les Américains attribuent à l’armée chinoise toutes sortes d’intentions et de plans fondés sur une image miroir plutôt que sur des faits.

La possibilité s’accroît que des malentendus mutuels provoquent le risque d’un affrontement militaire et du danger que cela représente. Cette possibilité est d’autant plus grande que les appareils de sécurité intérieure et de contre-espionnage chinois et étasunien semblent se livrer à une lutte pour savoir lequel peut le plus s’aliéner les citoyens de l’autre pays. La Chine est un État policier. Pour les Chinois d’Amérique, les États-Unis semblent parfois sur le point d’en devenir un.

Il est difficile d’éviter la conclusion que, si Washington maintient son cap actuel, les États-Unis gagneront peu, tout en cédant du terrain substantiel à la Chine tout en augmentant considérablement les risques pour son bien-être, son leadership mondial et sa sécurité.

Sur le plan économique, la Chine deviendra moins accueillante pour les exportations américaines. Elle cherchera à remplacer les biens et services qu’elle achète aux États-Unis par des biens et services importés d’autre part. L’accès à la classe moyenne et à l’économie de consommation la plus importante au monde étant entravé, les États-Unis seront repoussés en bas de la chaîne de valeur. Les liens de la Chine avec les autres grandes économies croîtront plus rapidement que ceux avec l’Amérique, ce qui aura une incidence négative sur les taux de croissance aux États-Unis. Toute réduction du déficit commercial des États-Unis avec la Chine sera compensée par une augmentation des déficits commerciaux avec les pays vers lesquels la production chinoise actuelle est délocalisée.

Le rôle de la Chine dans la gouvernance mondiale s’élargira à mesure qu’elle ajoutera de nouvelles institutions et de nouveaux fonds à l’éventail existant d’organisations internationales et qu’elle prendra une plus grande part à leur gestion. La Nouvelle route de la soie étendra la puissance économique de la Chine à tous les coins de la masse continentale eurasienne et aux zones adjacentes. Le rôle des États-Unis dans l’élaboration et l’application des règles mondiales continuera de s’estomper. La Chine remplacera graduellement les États-Unis dans l’établissement de normes mondiales en matière de commerce, d’investissement, de transport et de réglementation des nouvelles technologies.

L’innovation technologique chinoise s’accélérera, mais elle ne progressera plus en collaboration avec les chercheurs et les institutions américaines. Au lieu de cela, cela se passera localement et en coopération avec des scientifiques autres qu’étasuniens. Les universités américaines n’attireront plus les étudiants et les chercheurs les plus brillants de Chine. Les avantages des nouvelles technologies mises au point sans l’apport des États-Unis pourront être dissimulés au lieu d’être partagés avec eux, alors que les avancées scientifiques et technologiques dont les États-Unis jouissent depuis longtemps s’érodent une à une et sont éclipsées. Au fur et à mesure que la cordialité et les liens entre la Chine et les États-Unis se détérioreront, les raisons pour les Chinois de respecter la propriété intellectuelle des Américains diminueront au lieu d’augmenter.

Compte tenu du déploiement vers l’avant des forces américaines, l’armée chinoise aura le grand avantage d’avoir une posture défensive et des lignes de communication courtes. Elle est actuellement axée sur la lutte contre la projection de puissance américaine dans le dernier dixième des quelque 6 000 milles de l’océan Pacifique. Avec le temps, cependant, il est probable qu’elle cherchera à faire correspondre la pression américaine sur ses frontières à sa propre pression militaire directe sur les États-Unis, à l’instar de ce que les forces armées soviétiques ont fait autrefois.

La relation conflictuelle qui existe actuellement entre les forces armées américaines et l’armée chinoise alimente déjà une course aux armements entre elles. Il est probable que cette tendance s’amplifiera et s’accélérera. L’armée chinoise réduit rapidement l’écart entre ses capacités et celles des forces armées américaines. Elle est en train de mettre au point une triade nucléaire comparable à celle des États-Unis. La bonne nouvelle est que la dissuasion mutuelle semble possible. La mauvaise nouvelle est que les politiciens taïwanais et leurs compagnons de voyage à Washington testent avec détermination les cadres politiques et les ententes qui ont, au cours des quarante dernières années, tempéré la confrontation militaire dans le détroit de Taïwan par le dialogue et le rapprochement. Certains à Taïwan semblent croire qu’ils peuvent compter sur les États-Unis pour intervenir s’ils ont des problèmes avec les Chinois de l’autre côté du détroit. La guerre civile chinoise, suspendue mais non terminée par l’intervention unilatérale des États-Unis en 1950, semble plus près de recommencer qu’elle ne l’a jamais été depuis des décennies.

Pour terminer sur les aspects politico-militaires des relations sino-américaines, aux États-Unis, les autorisations de sécurité sont désormais systématiquement refusées à quiconque a passé du temps en Chine. Cela garantit que peu d’analystes du renseignement possèdent le Fingerspitzengefühl – le sentiment dérivé de l’expérience directe – nécessaire pour vraiment comprendre la Chine ou les Chinois. Mais cela n’a plus d’importance. L’administration ne croit pas la communauté du renseignement. La politique est maintenant fondée sur l’ignorance et les fantasmes fabriqués par les médias. Dans ces circonstances, certains Américains entreprenants ont pris l’habitude de fouiller la merde du dragon à la recherche de pépites de malveillance chinoise mal digérée, de sorte qu’ils pourront s’en vanter devant ceux au pouvoir qui sont actuellement avides de telles choses. Il existe une expression chinoise qui décrit bien cette prétention : « 屎壳螂戴花儿-又臭又美 », [« un scarabée, même avec des fleurs dans les cheveux, pue encore »].

Tout cela ne constitue donc pas une approche fructueuse pour faire face aux multiples défis qui découlent de la richesse et de la puissance chinoise en pleine croissance. Alors, que faut-il faire ? Voici quelques suggestions.

Premièrement, accepter la réalité que la Chine est à la fois trop grande et trop ancrée dans le système international pour être traitée bilatéralement. Le système international doit s’ajuster et s’adapter aux changements sismiques dans les équilibres régionaux et mondiaux de la richesse et du pouvoir que la montée en puissance de la Chine provoque. Pour avoir la moindre chance de réussir à s’adapter aux changements en cours, les États-Unis doivent être soutenus par une coalition de gens raisonnables et prévoyants. Cela ne peut se produire si les États-Unis continuent d’agir au mépris des alliances et des partenariats. Washington doit redécouvrir un art politique basé sur la diplomatie et la courtoisie.

Deuxièmement, oublier le commerce géré par le gouvernement et les autres formes de mercantilisme. Personne ne peut espérer battre la Chine dans un match aussi étatiste. Le monde ne devrait pas essayer. Il ne devrait pas non plus permettre au gouvernement chinois de gérer le commerce aux dépens des forces du marché ou du secteur privé chinois. Les gouvernements peuvent et – à mon avis – devraient fixer des objectifs de politique économique, mais tout le monde est mieux loti lorsque les marchés, et non les politiciens, allouent du capital et du travail pour atteindre ces objectifs.

Troisièmement, au lieu de prétendre que la Chine peut être exclue de rôles importants dans la gouvernance régionale et mondiale, cédez avec grâce à son inclusion dans les deux. Au lieu de tenter d’ostraciser la Chine, tirer parti de sa richesse et de son pouvoir pour soutenir l’ordre dans lequel elle a atteint la prospérité, y compris l’OMC.

Quatrièmement, accepter le fait que les États-Unis ont autant ou plus à gagner qu’à perdre en restant ouverts aux échanges scientifiques, technologiques et éducatifs avec la Chine. Être vigilant mais modéré. De même du côté de l’ouverture et de la collaboration transnationale en cours. Travailler avec la Chine pour la convaincre que les coûts du vol de technologie sont finalement trop élevés pour que cela en vaille la peine.

Cinquièmement, et pour finir, renoncez aux actions militaires provocatrices sur les côtes chinoises. Échanger les fréquentes « opérations de liberté de navigation » pour soit disant contrer les interprétations chinoises de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer contre un dialogue visant à parvenir à une compréhension commune des intérêts et des principes pertinents. Ratifier la Convention sur le droit de la mer et recourir à ses mécanismes de règlement des différends. Autant que possible, mettre fin à la confrontation militaire et rechercher des activités qui soient d’intérêt commun, comme la protection de la navigation commerciale. Rechercher un terrain d’entente sans préjugés autour des divergences persistantes.

En conclusion, tant la Chine que les États-Unis ont besoin d’un environnement international pacifique pour être en mesure de résoudre des problèmes internes longtemps négligés. Persister dans notre manière actuelle menace d’empêcher l’un ou l’autre d’entre nous de maintenir les niveaux de paix, de prospérité et de tranquillité intérieure qu’une relation plus axée sur la coopération nous permettrait d’atteindre. La coexistence hostile entre deux de ces deux grandes nations porte préjudice aux deux et ne profite ni à l’une ni à l’autre. Elle comporte des risques inacceptables. Les Américains et les Chinois doivent se détourner de la voie sur laquelle nous nous sommes engagés. Nous pouvons – nous devons – trouver une voie à suivre qui soit meilleure pour les deux pays.

Ambassadeur Chas W. Freeman, Jr. (USFS, Ret.). Senior Fellow, Watson Institute for International and Public Affairs, Brown University

Note du Saker Francophone

L’avertissement de Freeman se concrétise déjà comme nous le montre cet article de Sputnik News titré : « Des chinois lancent le boycott des téléphones Apple à cause de la guerre commerciale. »

Traduit par Wayan, relu par Cat  pour le Saker Francophone

   Envoyer l'article en PDF   

1 réflexion sur « Au sujet de cette hostile coexistence avec la Chine »

  1. Ping : Rapport de situation sur le mouvement Gilets Jaunes. Acte XXIX – Le Saker Francophone – DE LA GRANDE VADROUILLE A LA LONGUE MARGE

Les commentaires sont fermés.