… au mépris de ses engagements internationaux
Par Andrei Akoulov – Le 6 février 2016 – Source Strategic Culture
L’armée russe a déclaré, le 4 février, qu’elle avait «des indices raisonnables» pour suspecter la Turquie de se lancer dans des préparatifs sérieux pour une invasion militaire de son voisin syrien. Les photos d’un point de contrôle à la frontière, entre la ville turque de Reyhanli et la ville syrienne de Sarmada, prises fin octobre et fin janvier, montrent un développement de l’infrastructure de transport qui pourrait être utilisée pour amener troupes, munitions et armes, a déclaré par écrit – et en anglais – le major-général Igor Konashenkov.
Il explique qu’il s’agit de signes de plus en plus forts d’une «préparation cachée des forces armées turques pour des opérations sur le territoire syrien».
Une analyse des faits apporte de solides raisons pour soutenir cette déclaration.
Un conseiller militaire russe a été tué dans la ville syrienne de Salma le 1er février. Cette ville a été libérée par les forces syriennes à la mi-janvier. Elle se situe à 15 kilomètres au sud de la frontière syro-turque, dans cette région où le bombardier Su-24 russe a été abattu en novembre dernier. On ne sait pas qui l’a tué. Tout d’abord, on a cru que État islamique était derrière cette attaque. Mais le 4 février, la Komsomolskaia Pravda a écrit qu’il avait pu être tué par un tir d’artillerie venant du territoire turc.
Ce journal cite ses sources, venant de l’armée syrienne. Alexander Kots et Dmitri Stechine, correspondants de guerre ont dit que le bombardement des positions syriennes dans le nord du pays devenait plus fréquent ces dernières semaines, spécialement quand un officier de haut rang arrivait.
Le 1er février, le Ministère russe de la Défense a publié une vidéo, ci-dessous, qui montre l’artillerie turque en train de bombarder la Syrie, de l’autre côté de la frontière.
Quel que soit le responsable du meurtre de ce conseiller militaire russe, cela montre combien les bombardements turcs sont déstabilisants. L’implication militaire d’Ankara offre une protection aux islamistes dans leur effort de briser l’offensive des troupes gouvernementales et met en danger les vies de ceux qui conduisent des activités légitimes en Syrie, à la demande du gouvernement syrien reconnu par la communauté internationale.
La Turquie viole ouvertement un traité international essentiel : pourquoi maintenant ?
Le 3 février, la Turquie a créé un précédent dangereux en refusant un vol d’observation au-dessus des régions frontalières avec la Syrie, dans une violation ouverte des obligations turques signifiées par le Traité international Ciel Ouvert. On refusa l’accès à l’espace aérien turc de l’avion russe An-30B qui devait mener un vol de surveillance prévu pour les 1er et 5 février.
Moscou a averti qu’elle pourrait prendre des mesures de rétorsion appropriées.
Le Traité ciel ouvert a été signé en 1992 par trente-quatre États. Il est entré en vigueur en 2002. Le traité établit un régime de vols d’observation aérienne non armés au-dessus des territoires des états signataires. Sa raison d’être est d’améliorer la compréhension mutuelle et la confiance en donnant aux participants, quelle que soit leur taille, un rôle direct dans la collecte d’informations par les prises de vues des forces militaires et des activités qu’elles mènent. Ciel ouvert est l’un des efforts de contrôle des armements qui a la plus grande ampleur, pour promouvoir l’ouverture et la transparence des forces et activités militaires. Sous ce traité, la Russie a mené deux vols par an en moyenne depuis 2006. La Turquie a survolé la Russie quatre fois en moyenne par an.
Indépendamment de cela, le ministre russe de la Défense a déclaré le 2 février qu’un autre groupe d’inspecteurs russes visiterait les infrastructures militaires turques et serait reçu par le commandement militaire turc, dans le cadre des réunions de travail prévues par le document de Vienne de 2011 sur la confiance et les mesures pour développer la sécurité. Le 4 février, au moment où cet article a été écrit, il n’y avait toujours pas de réponse de la part de la Turquie. Le refus d’accéder à cette demande pourrait signifier le retrait définitif de ses obligations internationales de la part de la Turquie – un comportement sans précédent dans l’histoire de la diplomatie qui devrait être sévèrement condamné par la communauté internationale.
Ce vol d’observation aurait évidemment révélé les préparatifs pour une offensive en Syrie. Une chose menant à une autre, et toutes ayant leur utilité, il ne fait pas de doute que le bombardement frontalier et la violation manifeste d’un accord international majeur, en empêchant la surveillance préventive des activités militaires au sol sont des éléments d’une tendance – un effort plus large destiné à préparer une action militaire de grande ampleur.
La Turquie se dirige vers une action militaire avec le soutien des États-Unis
Le 23 janvier, le vice-président Joe Biden a déclaré que les États-Unis et la Turquie se préparaient à une solution militaire contre État islamique, si le gouvernement syrien et les rebelles ne parvenaient pas à un accord de paix lors de la rencontre à venir à Genève. M. Biden révéla cela lors d’une conférence de presse qui suivait une rencontre avec le premier ministre turc, M. Ahmet Davutoglu, à Istanbul.
«Nous sommes bien conscients qu’il vaudrait mieux qu’une solution politique soit trouvée, mais nous nous préparons […] si ce n’est pas possible, à avoir une solution militaire à cette opération pour chasser Daech», selon les mots de M. Biden.
Le 3 février, les pourparlers de paix à Genève ont été reportés pour une nouvelle réunion le 25 février, pour justifier la solution militaire dont M. Biden parlait.
Selon Stratfor, une société américaine de renseignement mondial et un éditeur renommé, une nouvelle information a circulé qui souligne une complicité entre les États-Unis et la Turquie, et ouvre la voie à une incursion turque dans le nord de la Syrie.
Selon l’article, «Bien que Stratfor n’ait pas pu vérifier complètement la véracité de cette information, la Turquie n’a pas caché son désir que les États-Unis l’aident à chasser État islamique du nord de la province d’Alep. De plus, la Turquie serait capable de renforcer ses alliés parmi les rebelles et d’empêcher les Unités de Protection du Peuple Kurde de contrôler la région d’Afrin à Kobane». Selon les estimations d’experts de Stratfor, «la Turquie a déjà commencé à augmenter ses frappes d’artillerie le long de sa frontière avec la Syrie pour aider les rebelles qui lui sont alliés et pour détruire les cibles de État islamique. Cela pourrait indiquer un effort pour réduire les défenses ennemies devant une incursion de troupes turques au sol, une fois que les opérations de déminage seront terminées. Une invasion peut théoriquement avoir lieu n’importe où sur la partie de la frontière syro-turque contrôlée par État islamique, mais si elle commence à Jarablous, là où la Turquie est en train de déminer, elle serait alors menée essentiellement par les troupes turques».
Avec les troupes syriennes soutenues par la Russie qui avancent sur Alep et les Kurdes qui reprennent lentement le nord de la Syrie à État islamique, la Turquie doit défendre son statut d’acteur incontournable. Selon Patrick Cockburn, un journaliste irlandais renommé, spécialisé dans les affaires du Moyen-Orient, qui écrit dans The Independant, «la Turquie approche du moment où elle sera militairement engagée dans la guerre pour la Syrie du nord, faute de quoi elle perdra son importance».
Ces déclarations déjà mentionnées et les activités militaires peuvent être les premières étapes de l’établissement une zone-tampon, ou d’une zone de sécurité le long de la frontière – l’objectif proclamé du gouvernement turc depuis longtemps déjà.
Les États-Unis ont besoin de la Turquie pour réaliser leurs plans
La possibilité d’une participation américaine, mentionnée par le vice-président Biden entraînerait les États-Unis plus profondément dans le conflit syrien et servirait les intérêts turcs, parce qu’Ankara a besoin d’alliés.
Avec l’accord sur le nucléaire iranien qui entre en vigueur, les États-Unis peuvent reporter leur énergie pour renforcer leur tête de pont au Moyen-Orient en tant que leader des forces internationales qui doivent écraser État islamique, notamment dans la perspective de la réussite claire de l’opération militaire russe en Syrie. La Turquie est un pays-clé pour la mise en œuvre de ces plans. Les États-Unis travaillent avec les factions rebelles kurdes les plus importantes à l’est de l’Euphrate dans le nord de la Syrie, et avec les forces irakiennes le long de la frontière syro-irakienne, pour tenter d’étrangler État islamique à Raqqa. Washington a besoin de l’assistance de la Turquie à l’ouest de l’Euphrate pour accomplir cette mission. Ce qui l’amène à coordonner ses actions avec Ankara. En janvier 2016, les États-Unis ont envoyé des éléments de la 101e division aéroportée en Syrie et en Irak.
La Turquie voit une opportunité
L’établissement d’une zone sécurisée dans le nord de la Syrie le long de la frontière renforcerait les alliés de la Turquie contre la Syrie, permettrait de garder le contrôle des Kurdes (en empêchant les Unités de protection du peuple kurde d’étendre leur emprise plus à l’ouest) et de défendre les lignes d’approvisionnement de la contrebande de pétrole.
Cette zone une fois établie, des camps de réfugiés seraient installés et les migrants syriens pourraient vivre à l’intérieur de leur pays. La Turquie doit éviter l’augmentation du fardeau des réfugiés, au moment où son économie souffre. Malgré ces activités clandestines, comme la contrebande de pétrole, Ankara est menacé par État islamique, comme les récents actes terroristes le montre, aussi la Turquie veut-elle avoir une zone-tampon entre ses frontières et le califat auto-proclamé. La Syrie pourrait se retrouver fragmentée suite à cette guerre. Il est important pour Ankara d’établir une tête de pont dans le nord de la Syrie pour empêcher l’émergence d’un État kurde autonome et viable, qui pourrait aggraver le problème kurde interne de la Turquie. Une Syrie divisée crée l’opportunité pour la Turquie d’étendre sa sphère d’influence au levant. La création d’un état marionnette sur le sol syrien dont Ankara tirerait les ficelles, concrétiserait les ambitions régionales de la Turquie.
Les risques et les conséquences
Cette opération planifiée par la Turquie est une aventure risquée. Il est impossible de prédire toute les conséquences, mais certaines sont déjà évidentes.
Cette opération a très peu de chances de recevoir un soutien international. Les Européens et les États-Unis sont fatigués d’être entraînés dans les conflits du Moyen-orient. Il n’y a pas d’exemple de la construction d’une nation réussie à la suite d’une guerre par une puissance extérieure dans la région. D’énormes sommes d’argent ont été dépensées sans aucun résultat. Cette opération serait donc une action unilatérale plutôt qu’une coalition.
Une escalade militaire dans la région pourrait provoquer des incidents, ou même un conflit entre l’Otan et la coalition des états opposés à État islamique menée par la Russie. La Turquie, qui est membre de l’Otan , a déjà montré qu’elle est prête à l’escalade pour défendre son business de contrebande de pétrole avec État islamique.
Une fois créée, la zone de sécurité pourrait être la première étape d’un processus menant à la division de la Syrie et à l’établissement d’un régime fantoche pro-turc sur le territoire syrien pour faire de ce pays un lit de braises pour les années à venir.
Si la Syrie, soutenue par la Russie et l’Iran, reprend le contrôle des zones-clés de son territoire, il n’y a plus de raison pour que la coalition menée par les États-Unis intervienne ; coalition qui devra se concentrer sur les opérations en Irak, conçues pour servir de tête de pont au lancement ultérieur d’actions destructrices contre la Syrie. L’Irak devenant le champ de bataille principal, l’influence de la Turquie va diminuer. Ce pourrait être un scénario plus sûr, évitant une escalade générale. Et, probablement, c’est exactement ce que la Turquie tente d’empêcher à tout prix, se préparant elle-même à intervenir sur le terrain.
La Russie se met en travers des ambitions turques et américaines
La Russie est le principal obstacle à la réalisation de ces plans. Elle a installé sur zone des systèmes de défense anti-aérienne à longue portée très performants pour rendre une no-fly zone très risquée. L’avancée des troupes syriennes, soutenues par la Russie, sur Alep contrarie les plans turcs pour une zone de sécurité au sol. Peut-être la Turquie a-t-elle commis une erreur quand elle mis sous le tapis la proposition russe de former un groupe de travail avec des officiers pour éviter les incidents et les erreurs d’appréciation en Syrie.
Une invasion militaire serait une violation flagrante du droit international, qui balaierait tous les efforts internationaux pour lancer un processus de gestion de la crise. Le but n’est pas de battre État islamique, mais de redessiner la région pour favoriser les intérêts particuliers de la Turquie, et, jusqu’à un certain point, des États-Unis. Cette action exacerberait les problèmes en Turquie. Finalement, une intervention amènerait la Russie et la Turquie, celle-ci soutenue par les États-Unis, au bord de la guerre ouverte. Les principaux acteurs devraient se battre, au lieu d’utiliser leur poids politique pour manœuvrer les événements dans la bonne direction et amener finalement les parties impliquées à la table des négociations. Le gouvernement turc devrait réfléchir à deux fois avant de franchir la ligne rouge.
Andrei Akoulov
Traduit par Ludovic, vérifié par jj, relu par Nadine pour le Saker Francophone
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