Bien qu’il puisse sembler que la Russie ait été acculée par les récentes actions de l’alliance occidentale, l’UE et les États-Unis pourraient être confrontés à des conditions extrêmes si la situation s’aggrave à l’est ; les prix du gaz et les troubles en Ukraine sont les principaux enjeux.
Par Alastair Crooke – Le 5 décembre 2021 – Source Al Mayadeen
Après avoir fait grand bruit dans les médias occidentaux de l’imminence de la guerre, il semble que celle-ci ait été reportée (une fois de plus, comme en avril de cette année). D’une part, dans un concert d’accusations, les dirigeants américains et européens affirment que la Russie renforce ses forces le long de la frontière avec l’Ukraine (ce qui n’est pas tout à fait vrai puisque ces chars se trouvent à 200 km de là), et la Russie, en guise de riposte, insiste bruyamment sur le fait qu’elle n’a pas l’intention d’envahir l’Ukraine – à moins que Kiev ne déclenche le conflit en se déployant dans les provinces orientales pour envahir le Donbass. Néanmoins, la situation de l’Ukraine est désormais caractérisée par une instabilité systémique, et la guerre, à un moment donné, pourrait être inévitable.
Est-ce un retrait pour l’instant ? Il semble que oui. Il ne fait aucun doute que le message clair et net adressé par les Russes à Washington est que ni les « démonstrations de force » musclées de l’OTAN aux portes de la Russie, ni ses menaces de rapprocher ses armes nucléaires de ces portes, ne dissuaderont la Russie d’envoyer ses forces militaires – en un blitzkrieg éclair – si Kiev dépasse les bornes.
C’est ce qu’a probablement compris Bill Burns (le directeur de la CIA) lorsqu’il a effectué une visite rapide et inattendue à Moscou ce mois-ci. (L’idée que la Russie a été effrayée par les manœuvres agressives de l’OTAN s’est répandue de manière injustifiée dans certains cercles occidentaux – et Moscou était sans aucun doute impatiente de réfuter cette hypothèse).
Alors pourquoi « la guerre » serait-elle annulée ? Après toutes ces déclarations concertées et exagérées sur l’imminence d’une action russe ? Eh bien, si c’est le cas, c’est probablement pour une raison banale, mais pressante. Biden et son équipe sont effrayés par l’inflation galopante aux États-Unis qui, selon eux, menace d’enfoncer le dernier clou dans le cercueil de leurs espoirs de sauver au moins quelque chose en vue des élections de mi-mandat au Congrès en 2022.
Biden n’a notamment pas réussi à persuader l’Arabie saoudite et l’OPEP de faire baisser le prix du pétrole. L’Amérique est le pays des grosses voitures gourmandes en essence, et les prix de l’essence à la pompe ont flambé. Les électeurs souffrent et sont en colère. Son administration a cherché à endiguer la flambée des prix de l’énergie en libérant du pétrole de la réserve stratégique américaine, mais la quantité débloquée était si dérisoire que les prix non seulement n’ont pas baissé, mais ont au contraire accéléré leur hausse. L’équipe Biden, bien sûr, se rendra compte que toute guerre avec la Russie entraînera une panique sur les marchés des matières premières, ce qui ne fera que sceller davantage le sort des Démocrates en 2022.
Il peut y avoir des voix discordantes à Washington qui suggèrent qu’une guerre en Ukraine permettrait enfin d’atteindre l’objectif de longue date des États-Unis de perturber, et de couper le corridor énergétique reliant la Russie à une UE dépendante. Mais les réalités politiques au sommet du pouvoir sont à court terme et fortement axées sur la gestion des récits quotidiens des médias : Biden regarde la télévision et voit que les prix du gaz nuisent gravement à sa fragile cote de popularité. Il veut que les prix baissent maintenant. La longue guerre visant à faire pression sur l’Europe pour qu’elle adopte le gaz naturel liquéfié américain (coûteux) et abandonne le gaz naturel russe (bon marché) acheminé par gazoduc peut être remise à plus tard.
Ces voix belliqueuses de Washington ont peut-être tort – pour l’instant – mais cela ne signifie pas qu’elles auront toujours tort. Si la cote de popularité de Biden continue de chuter jusqu’au « Code rouge » , le rôle de Commandant en chef en temps de guerre peut présenter un attrait irrésistible, surtout si la crise économique latente (qui se profile de toute façon à l’horizon) peut alors être imputée à Poutine et non à l’échec des politiques de l’administration.
Alors pourquoi le conflit est-il très probablement déjà « cuit » ? C’est parce que Kiev ne peut pas « faire » Minsk. Il s’agit de l’accord conclu par les quatre puissances du Format Normandie, selon lequel la seule solution pour les provinces orientales de l’Ukraine, culturellement russophiles et « séparatistes », devait être trouvée entre les autorités de Kiev et les dirigeants politiques de Donetsk et de Lougansk.
Kiev ne peut pas, et ne veut pas, appliquer l’accord de Minsk. Zelensky ne dispose certainement pas du soutien politique nécessaire pour le mettre en œuvre. En fait, Kiev est en train de légiférer pour sortir du cadre de Minsk. Pourtant, le cadre de Minsk n’est pas une affaire bilatérale. Il a été soumis au Conseil de sécurité de l’ONU par la Russie et a été approuvé. Il s’agit d’une loi internationale. L’Allemagne et la France répètent qu’elles s’y engagent.
Mais ce n’est pas le cas. Et l’Ukraine vacille au bord de l’implosion – une implosion intégrale (peut-être même dès cet hiver). Il semble que le parti au pouvoir soit divisé et que Zelensky ait perdu le parlement, et risque d’être évincé. Il a apaisé les nationalistes purs et durs, mais il est peu probable que cela le sauve. L’économie est en chute libre et perdra sous peu (à l’expiration du contrat avec Gazprom en 2024) les 3 milliards de dollars de frais de transit du gaz – et pire encore, elle n’a pas de solution de remplacement évidente pour répondre aux besoins énergétiques de l’Ukraine aujourd’hui et après 2024.
L’UE se trouve dans une impasse. D’une part, elle est pleinement engagée envers l’Ukraine d’une manière quasi irréversible (dans le sillage de la réaction de l’UE au référendum sur le rattachement de la Crimée à la Russie), mais la résolution politique de la question est actuellement dans l’impasse. Toutes les voies de sortie de la crise sont actuellement bloquées : Kiev ne mettra pas en œuvre l’accord de Minsk ; la Russie insiste sur son importance. Il n’y a aucun autre cadre connu sur la « table » de quiconque.
La réponse de l’Occident : faire pression sur Poutine pour qu’il contourne Minsk et coupe l’herbe sous le pied des dirigeants de Donetsk et de Lougansk, et pour que la Russie « cède » sur les intérêts existentiels de ces derniers afin de « sauver l’Ukraine ». En d’autres termes, il s’agit de sauver une élite politique farouchement anti-russe (qui cherche désespérément à rejoindre l’OTAN comme unique moyen de survivre) de son propre désordre dysfonctionnel, puis d’approvisionner cette entité hostile en gaz et en charbon russes, et de lui verser d’importants frais de transition gazière.
Eh bien, Poutine ne veut pas le faire : il refuse de participer à un sommet avec Zelensky – un sommet qui contournerait expressément le cadre juridique interne de Minsk, et le transformerait en un traité bilatéral international entre Poutine et Zelensky uniquement. Poutine ne veut pas en faire partie.
L’impasse est insoutenable à moyen terme. Entre-temps, Kiev peut imploser politiquement, faire faillite ou alors ses partisans de la ligne dure feinteront et risqueront tout en prétendant que la Russie a l’intention de s’emparer sous peu de tout ou partie de l’Ukraine. Alors que ce sont, depuis le début, des éléments à Kiev qui prévoient de se mobiliser (contre le Donbass), précisément parce qu’ils souhaitent déclencher une intervention russe – ils ont besoin d’une « invasion » russe. En définitive, ils pensent que cela peut les sauver.
Ils estiment que l’Europe pourrait initialement essayer de se tenir à l’écart du conflit militaire ; après tout, l’Europe a sa propre crise énergétique qui se prépare pour cet hiver, et qui ne peut être résolue que par un approvisionnement accru en gaz russe.
Le calcul est probablement que l’UE, sous la pression de l’équipe Biden, finira par se ranger du côté de Kiev. Ils auraient probablement raison.
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone