Un Think Tank de l’armée de l’air des États-Unis vient d’éclater un siècle entier de propagande quant à notre force aérienne.


Par Dan Grazier − Le 20 février 2020 − Source pogo.org

Un char Abrams M1A1 part en mission depuis la base d’opérations MacKenzie, en Irak, le 27 octobre 2004 (Photo: U.S. Air Force / Staff Sgt. Shane A. Cuomo)

S’il y a bien un concept qui pilote les décisions de sécurité nationale prises à Washington, c’est celui de la technologie sous forme de systèmes d’armes très complexes, et donc extrêmement chères, dans le style du chasseur furtif F-35, du bombardier longue portée B-21, et des porte-avions de classe Ford, déclarés nécessaires à la poursuite de nos intérêts stratégiques. En témoigne la demande de budget de 705,4 milliards de dollars pour la défense, requis par le président, comprenant 2,8 milliards de dollars pour le nouveau bombardier et 11,4 milliards pour le chasseur à problèmes.

Il s’avère que lorsque nous avons un message de dissuasion à porter, il n’y a rien de tel pour le faire que le bon vieux char de combat.

Les promoteurs de ces programmes justifient souvent les coûts qui y sont associés en avançant que leur simple existence sert à maintenir nos adversaires potentiels à distance. Les budgets de défense records sont souvent vendus avec cet argument, et suscitent des titres de journaux du genre : « Le budget 2021 proposé pour le Pentagone est centré sur des systèmes d’armement pour rivaliser à l’avenir avec la Russie et la Chine« .

Il s’avère que lorsque nous avons un message de dissuasion à porter, il n’y a rien de tel pour le faire que le bon vieux char de combat. C’est du moins la conclusion d’une étude récente menée par le Arroyo Center de la RAND Corporation, sous le titre : Comprendre l’impact dissuasif des armées étasuniennes déployées à l’étranger [Understanding the Deterrent Impact of U.S. Overseas Forces, NdT]. Si l’on garde à l’esprit le fait que le Arroyo Center n’est autre que la division de recherche de la RAND pour l’armée, il est tout à fait significatif et remarquable qu’une telle conclusion ait pu recevoir l’imprimatur de la RAND ; cette organisation fut lancée en 1945 en tant que collaboration entre le général H.H. « Hap » Arnold, de l’armée de l’air, et Donald Douglas, le fabricant d’avions. La RAND a publié des travaux tel que La Transformation de la force aérienne étasunienne, tentant de faire passer l’idée que l’aviation de combat peut à elle-seule remporter les guerres.

Dans un esprit d’ouverture et de transparence, je dois dire ici que j’ai été par le passé officier de blindés du corps des Marines, et que j’ai enseigné la tactique des blindées à l’Army Armor School. Aucun doute que de ce fait, il s’en trouvera quelques-uns pour m’accuser de subir un biais de confirmation. Mais je suis également historien militaire, et ai développé une spécialité académique sur l’histoire de la force aérienne. Je suis donc aussi bien versé dans les idées de Giulio Douhet, le théoricien de la puissance aérienne, que dans celles de Heinz Guderian, le général des panzers.

Les auteurs de l’étude ont étudié 21 déploiements de crise étasuniens réalisés depuis la seconde guerre mondiale, et analysé la typologie des armées qui ont été envoyées, et l’issue finale, avec pour objectif de définir quel corps d’armée est le mieux adapté pour convaincre un État agresseur [Oui, l’auteur semble penser que les guerres menées par les États-Unis depuis 1945 étaient des guerres défensives… NdT] de reculer avant que la situation ne dégénère en véritable conflit. Dans certains cas, les États-Unis n’ont déployé que des avions, comme en 1983, au cœur du conflit tchado-libyen, au cours duquel les États-Unis envoyèrent des F-15 pour mettre à mal l’occupation par la Libye du Nord du Tchad. Dans d’autres cas, la puissance navale fut l’option préférée, comme lors du conflit Septembre noir, en 1970, qui vit le président Nixon repositionner la sixième flotte de la Navy en Méditerranée, et échoua dans sa tentative de dissuader la Syrie d’envahir la Jordanie. Mais l’effet dissuasif de la puissance militaire étasunienne le plus probant fut l’envoi par les États-Unis de forces armées terrestres lourdes, comme ce fut le cas en 1961 lors de la crise de Berlin, et lors de l’opération Vigilant Warrior, en réponse à l’envoi par l’Irak de deux divisions blindées de la garde républicaine vingt kilomètres derrière la frontière koweïtienne, avec des menaces d’envahir ce petit État du Golfe.

Les records historiques de dépenses du Pentagone créent une force creuse

Nous dépensons quasiment plus de 220 milliards de dollars de plus, inflation corrigée, dans notre budget militaire contemporain, pour maintenir une armée d’un peu plus de deux millions d’hommes — l’année fiscale 2020 prévoir 989 milliards de dollars, corrigés de l’inflation, en tenant compte de l’ensemble des frais de défense — qu’au plus haut de la seconde guerre mondiale, alors que nous disposions de plus de 12 millions d’hommes combattant partout sur la planète.

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Les auteurs, en parlant de forces lourdes, font référence à des équipes d’armes combinées, comprenant des chars, de l’infanterie mécanique, de l’artillerie, des membres du corps du génie, et une empreinte logistique assez importante pour tenir lors d’un combat au sol − par opposition à la force aérienne, bien plus mobile et représentant un engagement bien plus faible. [L’article traduit par le Saker francophone sous le titre La Russie prépare ses armées à une grande guerre − l’importance d’une armée de blindés développe cette organisation, NdT]. Les auteurs concluent sur l’idée générale que des forces très mobiles, comme des forces aériennes, navales, et des forces terrestres légères, sont mal adaptées en soi pour dissuader un État agresseur de ses ambitions : « [Nous] avons trouvé les preuves les plus patentes de l’impact dissuasif des forces terrestres lourdes, et peu, voire pas, de preuve de l’impact dissuasif des forces aériennes et navales. »

Reste que la partie la plus intéressante de ce rapport n’est pas forcément la conclusion quant à la dissuasion, mais plutôt ce qu’il trouve à dire quant à la structure générale de notre armée, ainsi que les investissements que nous réalisons. Si les armées aériennes et navales ne dissuadent pas un acteur maléfique [sic, NdT] de poursuivre ses mauvais desseins, qu’en est-il de leur valeur d’ensemble ? Dans ce contexte, la puissance navale en question n’est pas tout à fait ce qu’Alfred Thayer Mahan, le théoricien naval, avait à l’esprit quant au contrôle des voies de navigation et quant à la destruction des flottes ennemies. La menace inhérente que produit un groupe de frappe lancé depuis un porte-avions, dans le scénario considéré par l’étude, est la capacité de lancer des avions pour frapper des cibles à terre. En ce sens, les porte-avions ne constituent guère plus que ce que Lawrence Freedman, analyste britannique en matière de défense, appelait une « base aérienne mobile« .

La sagesse conventionnelle — soutenue par les films, les publicités de recrutement bien chiadées, et des piles entières de livres — considère la puissance aérienne étasunienne comme globalement sans égale. Des images de chasseurs glissant dans l’éther et des vidéos de frappes chirurgicales laissent l’impression que chaque puissance militaire étrangère ne craint rien tant que l’Air Force des États-Unis. Une seule phrase du rapport du RAND, basée sur des documents capturés après l’invasion de l’Irak de 2003, fait s’effondrer ce mythe : « Bien que la puissance aérienne étasunienne ait indubitablement causé des ravages en Irak lors de la guerre du Golfe, et plusieurs fois ultérieurement, Saddam a fait montre de nonchalance face aux campagnes aériennes, car les expériences passées l’avaient amené à croire que la force aérienne à elle seule était incapable de mener à bien un changement de régime ».

Peu nombreux seraient les historiens militaires à considérer cette proposition comme réellement surprenante. Nombreuses ont été, et continuent d’être, les promesses de résultats décisifs pouvant être obtenus par la force aérienne à elle seule. À l’issue d’un siècle d’expériences coûteuses, l’issue des guerres reste décidée par les soldats combattant à l’endroit où des êtres humains vivent pour de bon. T.R. Fehrenbach, l’historien, ne comprenait que trop bien les réalités de la guerre. Dans son ouvrage Cette sorte de guerre [This Kind of War, NdT], son histoire du conflit coréen, il écrivit :

En 1950, les Étasuniens redécouvrirent quelque chose qu’ils avaient oublié après Hiroshima : vous pouvez survoler un territoire à l’envi ; vous pouvez le bombarder, l’atomiser, le pulvériser, et lui soustraire toute forme de vie — mais si vous comptez le défendre, le protéger, et permettre à la civilisation de s’y développer, c’est à terre que vous devez agir, comme le faisaient les légions romaines, en positionnant vos jeunes hommes les deux pieds dans la boue.

Positionner des blindés au sol démontre une résolution et un engagement, un fait reconnu par le groupe RAND. Le plus avancé des aéronefs, même s’il déchaîne le feu du ciel, n’envoie pas un message au niveau par rapport à un bataillon de chars d’assaut positionné sur la ligne de départ.

Les implications de cette conclusion pour les décideurs sont profondes. Elles remettent en question les décisions prises par des générations de dirigeants de notre défense nationale, surtout en ce qui concerne l’aviation, le plus gros des sommes que nous avons dépensées à développer et à acheter des avions de combat pour produire des plateformes conçues pour conduire des campagnes aériennes indépendantes, loin derrière les lignes ennemies, sous couvert d’opérations « conjointes ». Ces opérations sont, dans la réalité, fortement dissociées des campagnes terrestres, comme l’ont démontré les événements de la Guerre du Golfe en 1991. Nous payons le prix fort pour acheter des avions furtifs pouvant pénétrer les réseaux ennemis de défense aérienne, longtemps avant que nos forces terrestres se mettent en branle. La meilleure illustration de ceci réside dans le fait que l’ensemble de la production de 715 avions A-10 [le premier avion étasunien spécialement conçu pour l’appui aérien rapproché des forces terrestres, NdT] coûte moins cher que trois bombardiers B-2 Spirit.

Les décisions prises à Washington en matière d’investissements militaires devraient être menées en tenant compte de la compréhension du fait que les forces terrestres conventionnelles, pas trop sexy, constituent l’élément dissuasif vis-à-vis des adversaires, qui savent que les guerres ne se gagnent ou ne se perdent que sur le terrain. Ce n’est pas une bombe qui a fait sortir Saddam Hussein de sa cachette. Des soldats étasuniens l’avaient littéralement extirpé de son trou. Au lieu de gaspiller de l’argent sur les B-21 et les F-35, des projets à faible valeur militaire, nous pourrions nous contenter de dépenser une fraction de ces budgets pour soutenir une force armée à la fois déployable et compétente.

Les auteurs de l’étude de la RAND prennent soin de noter qu’ils ne défendent pas l’idée de déployer des soldats de manière permanente partout dans le monde pour dissuader les États méchants, et le grand public devrait se méfier de quiconque avancerait cette thèse. L’étude montre que les déploiements accélérés de forces terrestres conséquentes, dans un contexte de crise, peuvent parvenir au même effet dissuasif que l’établissement de bases permanentes à l’étranger. Transporter une armée constituée de multiples corps d’armes et d’artillerie n’est pas une mince affaire. La plus grosse partie du matériel doit être transportée par navire, c’est-à-dire que la puissance navale, dans la tradition de Mahan et de Julian Corbett, reste un élément clé si les États-Unis doivent conserver la suprématie sur les mers.

Diverses opportunités émergent, permettant à la fois de diminuer les coûts, et d’améliorer l’efficacité de nos armées. L’armée devrait, par exemple, agir pour faciliter autant que possible la mobilité stratégique et opérationnelle. Plutôt que dépenser quelque 22 millions de dollars par véhicule pour des mises à niveau débouchant sur quelque chose guère plus évolué qu’un char plus lourd, l’armée devrait travailler à alléger les forces lourdes autant que faire se peut. Ce n’est pas un rêve lointain. L’armée a diminué de 44% le poids de ses canons d’artilleries remorqués en passant du M-198 au M-777, à partir de 2005. Même si la version à jour coûte deux fois plus cher que la version originelle, un canon d’artillerie coûte beaucoup moins cher qu’un B-21. Les décideurs de Washington pourraient tailler dans les dépenses aéronautiques et utiliser une fraction des économies réalisées pour appliquer des mesures d’allégement similaires sur l’ensemble de la force armée combinée. Cette force allégée pourrait se voir déployée sur les points chauds du globe plus rapidement et, comme l’indique l’étude de la RAND, avec une plus grande efficacité.

Dan Grazier

Note du Saker Francophone

On trouve plusieurs niveaux de lecture à cet article. Premièrement, ce rapport de la RAND est en effet édifiant en ce qu'il remet en cause le cœur de la doctrine militaire étasunienne, basée sur la suprématie aérienne comme début de toute opération. Mais plus profondément, on peut penser que l'apparition des nouveaux systèmes d'armement russes, permettant de détecter (et abattre) les avions furtifs (S-400/S-500), ainsi que les missiles hypersoniques de dernière génération, qui transforment les immenses bases flottantes étasuniennes construites autour des porte-avions en cible facile à couler, est à l'origine d'un long et douloureux processus de deuil du côté étasunien.

Manifestement, on n'est encore que dans les premières phases de ce deuil, à voir les illusions que l'auteur continue d'entretenir sur le rôle, les capacités et la destinée de son pays. On note également que l'auteur fait l'impasse sur les échecs cuisants qu'ont constitué les déploiements de soldats au sol étasuniens depuis 1945, tel au Vietnam, en Irak, en Afghanistan... Quoi qu'il en soit, des changements importants sont en cours, et les boys semblent voués à rentrer à la maison, sans doute plutôt de force que de gré, mais pour le plus grand bien du monde – et le leur. US go home, enfin.

Traduit par José Martí, relu par Marcel pour le Saker Francophone

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