L’Inde affiche son autonomie stratégique sur la Place Rouge

L'Inde fait une déclaration de politique étrangère hautement significative, en ce qui concerne sa stratégie globale, en envoyant Mukherjee à Moscou le 9 mai, pour saluer, depuis les remparts du Kremlin, le Régiment de Grenadiers de l'armée indienne qui défilera avec les troupes russes sur la Place Rouge. La signification du geste ne sera pas ignorée dans les capitales mondiales importantes.
M.K. Bhadrakumar

M.K. Bhadrakumar

Par M.K. Bhadrakumar – Le 6 mai 2015 – Source Indian Punchline

Le soixante-dixième anniversaire de la victoire sur l’Allemagne nazie tombe ce week-end. La Seconde Guerre mondiale a éclaté lorsque la lutte de l’Inde pour sa liberté était proche de son apogée et la demande allait crescendo pour que la Grande-Bretagne quitte l’Inde. Il y avait deux opinions en Inde à ce moment-là pour savoir qui était son plus grand ennemi – la Grande-Bretagne ou le Japon. Sans surprise, il est apparu à beaucoup que la défaite de la Grande-Bretagne signifiait la victoire de l’Inde.

L’Inde, cependant, a cessé de participer aux batailles de la Grande-Bretagne. Le choix des théâtres de guerre où le sang indien devrait être versé était toujours décidé par la Grande-Bretagne. L’Inde n’a pas contribué à l’éruption de la Seconde Guerre mondiale, mais néanmoins, elle a énormément souffert pendant la guerre, alors que la Grande-Bretagne impériale saccageait impitoyablement son économie en pillant ses ressources pour les efforts de guerre. Les cicatrices horribles qu’elle a laissées ont mis des décennies à guérir.

Bien sûr, le mouvement national indien, en tant que tel, était idéologiquement opposé au nazisme et le Parti du Congrès, qui a dirigé la lutte pour la liberté, a pris une position sans équivoque dans la lutte contre le fascisme. Ironiquement, l’Inde s’est finalement avérée être une bénéficiaire indirecte de la Seconde Guerre mondiale, parce que la Grande-Bretagne ayant émergé de la guerre complètement épuisée, elle a fini par comprendre que conserver à l’Inde son statut de colonie était tout simplement au-delà de ses capacités et de ses ressources, ce qui, en conséquence, a stimulé sa décision d’accorder à l’Inde son indépendance.

Bien sûr, le principal théâtre de la Seconde Guerre mondiale a été l’Union soviétique. Les puissances occidentales ont adopté une attitude douteuse quand Hitler a attaqué l’Union soviétique et elles ont pris leur temps pour admettre, avec Moscou, que le fascisme était un ennemi commun et était beaucoup plus dangereux pour l’histoire moderne de l’Europe que l’idéologie du socialisme. L’Union soviétique a été presque saignée à blanc dans ce grand jeu joué par l’Occident la Grande-Bretagne, subissant des pertes incommensurables en vies humaines [entre 23 et 27 millions, NdT] et des destructions à une échelle que l’humanité n’avait encore jamais connue. En fin de compte, l’Armée rouge a endigué la marée nazie en 1942-1943 et a commencé sa marche vers Berlin, c’était le moment attendu par l’Occident [1943 débarquement en Sicile, 1944 en Normandie, NdT] pour entrer vraiment dans la mêlée en Europe et s’allier à l’Union soviétique.

Sans doute, l’Occident doit-il à la Russie une reconnaissance éternelle pour les énormes sacrifices qu’elle a consentis et pour l’énorme sentiment de force morale et de courage montré par le gouvernement russe, et par le peuple, pour briser les reins de la machine de guerre nazie afin que l’Europe reste libre. Pourtant, le monde occidental boycotte le soixante-dixième anniversaire de la Journée de la Victoire sur le nazisme, que la Russie célèbre ce week-end. La guerre froide s’est réveillée.

Le président Ronald Reagan a boycotté les Jeux olympiques de Moscou en 1984 à cause de l’intervention soviétique en Afghanistan, le président Barack Obama lui a emboîté le pas lors des Jeux olympiques d’hiver à Sotchi en 2014 à cause de son (incompréhensible) mécontentement sur les lois anti-homosexuels de la Russie, et il boycotte maintenant la célébration de la Journée de la Victoire à Moscou, apparemment en raison de l’Ukraine.

Bien sûr, quand les Américains boycottent, ses alliés – non seulement les alliés anglo-saxons, mais l’ensemble du troupeau de l’Ouest – suit docilement la consigne. Inutile de dire, que tout cela est très hautement politique – manigances ou irascibilité des hommes d’État occidentaux, selon la façon dont vous le regardez – quand on en vient à la Russie et sa politique. (En passant, personne n’a boycotté les Jeux de Los Angeles en 1984, malgré la subversion permanente du Nicaragua par les États-Unis qui a commencé en 1981, son intervention au Liban en 1982-1984, ses bombardements de la Grenade en 1983-1984 ou son invasion du Honduras en 1983.)

Par conséquent, il y a beaucoup de symbolisme dans la participation du président de l’Inde, Pranab Mukherjee, aux célébrations de la Journée de la Victoire à Moscou le 9 mai. Par cet acte, il est très clair que l’Inde exprime sa solidarité avec la Russie. Il convient de noter que Mukherjee effectue une visite de cinq jours en Russie organisée par Poutine.

La décision de participer aux célébrations de la Victoire à Moscou peut être apprécié sous plusieurs angles. C’est, sur un plan, une affaire personnelle, dans la mesure où Mukherjee a joué un rôle indispensable dans la promotion des relations entre l’Inde et l’Union soviétique. Les Russes le connaissent intimement et le considèrent vraiment comme un ami proche et un homme de confiance.

D’autre part, le président russe Vladimir Poutine est grandement considéré en Inde comme un ami qui accorde beaucoup d’importance à la compréhension des intérêts stratégiques de l’Inde. Bien sûr, la Russie n’est pas l’Union soviétique, mais Poutine a hérité de l’amitié soviétique avec l’Inde, qui est à la fois pragmatique et hautement stratégique et a prouvé être mutuellement bénéfique, et exceptionnellement dépourvue de contradictions.

Peu importe la diabolisation incessante de Poutine par les médias occidentaux, son estime en Inde reste intacte – y compris chez les occidentalistes parmi les élites indiennes qui prennent généralement leurs consignes de Washington. Sans aucun doute, Delhi a pris en compte que les célébrations à Moscou durant le week-end portent la marque personnelle de Poutine.

Cela dit, la participation de Mukherjee à ces célébrations doit en fin de compte être considérée et comprise comme une décision de politique étrangère, prise par le gouvernement de Narendra Modi. Ces décisions sont approuvées après mûre réflexion avec les leaders politiques et le ministère des Affaires étrangères.

La décision souligne la détermination de Modi de conserver l’autonomie stratégique de l’Inde comme  feuille de route de sa politique étrangère et de sa stratégie globale. Elle ne peut, en aucun cas, être interprétée comme un geste anti-américain, mais elle implique néanmoins un rejet véhément du modèle fondamental de la vision par l’Amérique de la politique contemporaine concernant la Russie et les puissances émergentes – et tout ce qui vient avec elle, y compris, sans doute, le fameux pivot vers l’Asie.

De manière significative, Modi lui-même se déplace en Chine exactement dans une semaine pour une visite de trois jours.

De toute évidence, l’Inde adapte sa politique de non-alignement à la situation internationale émergente. Considérant que ce sont les États-Unis qui poursuivent une stratégie de confinement visant à isoler et à affaiblir la Russie, et non l’inverse, le non-alignement de l’Inde agit en faveur de la Russie. C’est aussi de cette façon qu’il a fonctionné tout au long de la période de la guerre froide.

Par conséquent, ces experts qui ont dénigré la politique de non-alignement de l’Inde comme un vestige du passé après la visite d’Obama à Delhi en janvier, voient leurs écrits complètement réfutés. En effet, Modi ira lui-même en Russie en juillet pour assister au sommet des pays du BRICS. Il y a une forte probabilité pour que l’Inde soit officiellement intronisée en tant que membre de l’Organisation de coopération de Shanghai, dont la réunion au sommet se tiendra également en Russie, en même temps, en juillet, lors de la visite de Modi. Enfin, à la fin de l’année, l’événement annuel du sommet Inde-Russie verra de nouveau Modi se rendre en Russie.

Dans l’ensemble, l’Inde fait une déclaration de politique étrangère hautement significative, en ce qui concerne sa stratégie globale, en envoyant Mukherjee à Moscou le 9 mai, pour saluer, depuis les remparts du Kremlin, le Régiment de Grenadiers de l’armée indienne qui défilera avec les troupes russes sur la Place Rouge. La signification du geste ne sera pas ignorée dans les capitales mondiales importantes.

M.K. Bhadrakumar

Traduit par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone

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