Par Paul Craig Roberts et Michael Hudson – Le 3 février 2019 – Source Paul Craig Roberts
Le pourcentage d’approbation de Poutine dans les sondages reste élevé mais il a baissé au cours de la dernière année. La baisse est principalement liée à la politique intérieure. Apparemment, le public perçoit la récente politique économique du Kremlin comme une continuation de la politique désastreuse imposée par Washington à la Russie dans les années 1990, alors que la Russie était lourdement endettée, tandis que les actifs de l’État étaient privatisés et pillés par des oligarques parrainés par l’Occident qui « encaissaient » en vendant les actifs à des étrangers.
Le pourcentage d’approbation de Poutine et du gouvernement a baissé en raison des récentes hausses de l’âge de la retraite et de la taxe sur la valeur ajoutée [C’était avant le discours présidentiel, NdT]. La première décision a soulevé des préoccupations concernant la sécurité des retraites et a rappelé aux Russes l’effondrement des retraites à la suite de l’effondrement de l’URSS. La seconde décision a réduit le revenu disponible des consommateurs et, par conséquent, la demande et le taux de croissance économique. Ces décisions sont archétypiques de la politique d’austérité imposée à la population nationale plutôt qu’aux créanciers étrangers et reflètent l’opinion néolibérale selon laquelle l’austérité mène à la prospérité.
La Russie connaît des sorties de capitaux dues au remboursement par le secteur privé russe de prêts aux créanciers occidentaux. La Russie a connu plus de 25 milliards de dollars par an de sorties de capitaux depuis le début des années 90, le tout atteignant plus de mille milliards de dollars. Cet argent aurait pu être investi en Russie même pour améliorer la productivité et le niveau de vie de ses citoyens. Ces sorties mettent le rouble sous pression et les paiements d’intérêts extraient l’argent du pays des utilisations en Russie. Sans ces sorties, la valeur du rouble et des salaires russes serait plus élevée.
Les sanctions américaines donnent aux Russes toutes les raisons de ne pas rembourser leurs emprunts extérieurs. Cependant, les Russes continuent de permettre leur propre exploitation par des étrangers parce que des économistes néolibéraux leur ont dit qu’il n’y avait pas d’alternative.
Les problèmes économiques de la Russie sont dus au pillage du pays durant les années Eltsine, à l’imposition de l’économie néolibérale par les Américains et à la financiarisation résultant des privatisations.
La bourse russe est devenue la coqueluche de l’Occident au milieu des années 90, car les mines, le pétrole et les infrastructures sous-évalués étaient vendus à une fraction de leur valeur aux étrangers, transférant ainsi les flux de revenus russes à l’étranger au lieu d’en faire des investissements pour la Russie. On a dit aux Russes que le meilleur moyen pour leur pays de s’enrichir était de laisser les kleptocrates, les oligarques et leurs courtiers en valeurs américains et britanniques gagner des centaines de milliards de dollars en privatisant le domaine public de la Russie.
Washington a profité du gouvernement crédule et confiant d’Eltsine pour infliger le plus de dommages politiques et économiques possible à la Russie. Le pays a été déchiré. Des parties historiques de la Russie telles que l’Ukraine ont été transformées en pays étrangers. Washington a même insisté pour que l’Ukraine conserve la Crimée, pourtant partie historique de la Russie et seul port de cette puissance dans les eaux chaudes.
L’épargne de la population (appelée « excédent ») a été anéantie par l’hyperinflation. La privatisation ne s’est pas accompagnée de nouveaux investissements. L’économie n’était pas industrialisée, mais financiarisée. Le produit de la privatisation a été déposé par le gouvernement russe dans des banques privées où il a été utilisé pour privatiser davantage d’actifs russes. Le système bancaire a donc servi à financer le transfert de propriété, et non à financer de nouveaux investissements, et les produits ont été transférés à l’étranger. La Russie a été transformée en une colonie financière dans laquelle les proconsuls ont créé de la richesse au sommet de la société.
Aujourd’hui, la privatisation se poursuit avec celle, de facto, des biens publics, telle que l’imposition de redevances pour l’utilisation des routes fédérales. Comme les élites économistes russes ont subi un lavage de cerveau intensif par les professionnels néolibéraux américains, le pays est dépourvu de leadership économique.
Nous avons souligné à plusieurs reprises qu’il était insensé que la Russie s’endette en empruntant à l’étranger pour financer des investissements. Les Russes doivent régler le coût des biens avec de l’argent que la Banque centrale ne peut émettre en roubles à moins que ces roubles ne soient garantis par des dollars. Ce processus a permis d’empêcher la Russie d’utiliser sa propre Banque centrale pour financer des projets d’infrastructure publique et d’investissement privé en émettant des roubles. En d’autres termes, la Russie pourrait aussi bien ne pas avoir de Banque centrale.
Apparemment, les économistes russes ne comprennent pas que la Russie ne dépense pas de devises empruntées en Russie. Si la Russie contracte un emprunt à l’étranger, l’argent emprunté ira dans les réserves de la Banque centrale. La Banque centrale émet ensuite l’équivalent en roubles à dépenser pour le projet, et le coût du projet augmente en fonction des intérêts inutiles versés au prêteur étranger.
Autant que nous puissions en juger, l’Institut d’Économie de l’Académie des Sciences de Russie a subi et subit un tel lavage de cerveau en faveur de l’économie néolibérale qu’il est incapable de prendre des mesures correctes. L’échec du leadership économique russe impose à l’économie russe des coûts bien supérieurs à ceux que génèrent les sanctions imposées par les États-Unis.
Le leadership intellectuel russe est faible et beaucoup dans la classe intellectuelle favorisent l’intégration avec l’Occident plutôt qu’avec l’Orient. Faire partie de l’Occident est un objectif important depuis Pierre Ier et la Grande Catherine, et les intégrationnistes atlantiques russes ne peuvent ni ne veulent abandonner cette orientation dépassée. Car cet objectif n’a plus aucun sens. Non seulement cela implique la vassalisation de la Russie par l’Occident mais l’Europe n’est plus le centre du pouvoir. L’Orient est en pleine ascension et la Chine en est le centre et le restera jusqu’à ce que les Chinois se détruisent eux-mêmes en copiant la politique néolibérale occidentale de financiarisation de l’économie.
Bien que Poutine soit un homme d’État de qualité et qu’il ait le sens de l’intérêt national russe, de nombreux responsables n’utilisent pas leur position au service de la Russie mais au service de leurs propres intérêts, dont une grande partie est déposée à l’étranger. La corruption et le détournement de fonds semblent être l’activité principale de nombreux responsables. Les scandales se succèdent parmi les membres du gouvernement et ils ont des conséquences négatives pour Poutine et Medvedev.
La popularité du gouvernement russe était à son zénith quand il a montré sa détermination à réintégrer la Crimée dans la Russie. Cependant, ce même gouvernement, dans l’espoir d’apaiser Washington et l’Europe, a refusé les demandes des républiques de Lougansk et de Donetsk d’être réintégrées en Russie. Les nationalistes russes, la majorité de la population, y ont vu un acte de soumission à l’Occident. De plus, la décision du gouvernement russe a entraîné l’assaut militaire continu de l’Ukraine contre les républiques séparatistes et l’armement de l’Ukraine par l’Occident. Au lieu d’agir de manière décisive, le gouvernement russe a permis la poursuite d’un conflit larvé qui pouvait aisément être exploité par Washington. Le peuple russe a compris cela même si le gouvernement ne l’a pas compris.
En ne faisant pas preuve de fermeté, le gouvernement russe encourage le système de copinage des oligarques qui veulent un gouvernement qu’ils peuvent utiliser pour leurs propres intérêts. Cela inclue la participation au système de pillage occidental connu sous le nom de « globalisation ». Ces élites clientes de l’Occident s’opposent à un État russe puissant qui pourrait s’imposer sur la scène mondiale et proposer une politique alternative à la politique de pillage menée par l’Occident. L’influence de ce groupe d’intérêts restreint sur la politique gouvernementale indique que le gouvernement russe est compromis.
Poutine tente de se libérer de l’emprise occidentale en orientant l’économie de la Russie vers l’Est. Cet effort est renforcé par les sanctions américaines. Mais la Russie reste suffisamment engagée dans le système occidental pour être vulnérable aux sanctions et ne s’en extirpe que trop lentement.
Les commentateurs ont abordé divers aspects des difficultés rencontrées par la Russie et sa recherche d’une transformation en une puissance avec un pied du côté occidental et un autre du côté oriental. Ce que l’on dit moins ou très peu, c’est que la politique économique de la Russie est contrainte, voire emprisonnée par le lavage de cerveau néolibéral imposé aux économistes russes par les Américains dans les années 1990. En conséquence, la Russie est affaiblie par une politique économique encourageant la privatisation et la propriété étrangère, et par la financiarisation des rentes économiques, c’est-à-dire des flux de revenus qui ne résultent pas d’investissements productifs mais de facteurs tels que la localisation et la hausse de la valeur des infrastructures publiques, comme si l’on construisait une route sur une propriété privée. Dans une économie financiarisée, le crédit sert à transférer la propriété de biens au lieu de financer de nouvelles installations et de nouveaux équipements et la construction d’infrastructures.
Le gouvernement russe et la Banque Centrale ont été aveuglés et ont ignoré le fait que les projets d’infrastructure russes et les investissements privés ne doivent pas dépendre de l’emprunt de dollars à l’étranger ou de l’acquisition de dollars en vendant des actifs russes à des étrangers. Ces projets peuvent être financés par la création de roubles par la Banque centrale russe. L’argent qui alimente des projets productifs qui augmentent la production n’est pas inflationniste. De manière générale, de tels projets réduisent les coûts.
Pour que la Russie réussisse, elle a besoin d’une rééducation économique et d’un gouvernement fondé sur le nationalisme russe et décourageant les provocations occidentales avec des réponses plus fermes.
Nous sommes d’avis que le monde occidental, voire l’entièreté des relations internationales, ont tout intérêt à ce que la Russie soit trop forte pour être attaquée ou provoquée, car la Russie forte est le seul moyen de réduire l’agression occidentale menant à une guerre nucléaire.
Paul Craig Roberts et Michael Hudson
Traduit par jj pour le Saker Francophone