Théâtre d’ombres :
le nouveau Grand Jeu en Eurasie


L’approche occidentale du « diviser pour régner » face aux rivaux mondiaux est obsolète à l’ère des Nouvelles routes de la soie.


Wayang kulit puppets in Java, Indonesia. Photo: Collection Jean François Hubert


Pepe Escobar

Par Pepe Escobar – Le 10 janvier 2017 – Source Asia Times

Ainsi, en plein cœur de Bali, fasciné après une conversation sérieuse avec un dukun – un maître spirituel – j’étais sidéré : ce devrait être un nouveau Yalta, le cadre parfait pour un sommet Trump–Xi–Poutine fixant les paramètres à venir d’un nouveau Grand Jeu en constante évolution en Eurasie.

La culture balinaise ne fait aucune distinction entre le séculier et le surnaturel – sekala et niskala. Sekala est ce que nos sens peuvent discerner. Niskala est ce qui ne peut pas être détecté directement mais seulement suggéré, comme les mouvements géopolitiques massifs qui nous attendent.

Captif de la vitesse vertigineuse de l’ici et maintenant, l’Occident a encore beaucoup à apprendre d’une culture très évoluée qui a prospéré il y a cinq mille ans le long des rives de la rivière Sindhu – maintenant Indus – dans ce qui est actuellement le Pakistan, puis a migré de l’empire Majapahit de Java vers Bali au XIVe siècle sous la pression de l’avancée de l’islam.

Dans la conception hindou-balinaise de la structure cosmique, l’homme est une sorte de modèle à l’échelle de l’univers. L’ordre est personnifié par les dieux, le désordre personnifié par les démons de la terre. Il s’agit du dharma et du adharma.

Adharma règne sans contrôle en Occident.

Dans la philosophie religieuse hindou-balinaise, pour chaque force positive il y a un contrepoids, une force destructrice. Les deux sont inséparables – coexistant en équilibre dynamique. Le dualisme occidental est si peu sophistiqué par rapport à cela.

Dans le Suthasoma – un grand poème épique bouddhiste Mahayana composé dans le centre de Java à l’époque où le bouddhisme se mêlait joyeusement avec l’hindouisme shivaïste – nous trouvons un vers exceptionnel : « Bhineka tunggal ika » c’est différent, mais c’est un.

C’est aussi la devise de l’Indonésie, blasonnée dans ses armoiries, sous l’oiseau mythique doré Garuda. C’est un message d’unité, comme le « E pluribus unum » américain. Maintenant, il ressemble plus à un message anticipant l’intégration eurasienne via les Nouvelles routes de la soie ; ce n’est pas par hasard si Xi Jinping a officiellement lancé la route de la soie maritime en 2013 en Indonésie.

Money trail: Not part of China's One Belt One Road concept at the outset, Xi Jinping's 2015 visit was seen by many as a green light. Photo: Reuters/Bobby Yip

L’ombre d’un passant sur une carte illustrant le mégaprojet « One Belt, One Road » de la Chine au Forum financier asiatique de Hong Kong, Chine, le 18 janvier 2016. Photo: Reuters/Bobby Yip

Avec l’ère Trump sur le point de commencer, la conjoncture géopolitique actuelle ressemble à – et se ressent comme – un immense Wayang kulit, un jeu d’ombre balinais.

L’origine historique du jeu d’ombre se trouve très probablement en Inde, bien qu’on le trouve partout en Asie. Le bien et le mal coexistent dans le jeu d’ombre, mais l’hindouisme cherche à représenter le choc comme une sorte de partenariat bizarre.

Image associéeKulit signifie peau, couvrant. Wayang est la marionnette, faite de peau de vache, peinte et munie de bâtons que le dalang – le maître de marionnettes – manipule à volonté.

Chaque performance Wayang kulit est une histoire racontée par un dalang [marionnettiste] à travers des voix qu’il doit imiter, des ombres sur un écran et de la musique d’ambiance. Le dalang – sorte de prêtre – incarne tous les personnages et doit connaître par cœur les histoires qu’il raconte.

Seuls quelques individus en Occident peuvent être qualifiés de dalangs – en particulier dans la sphère géopolitique. Les dalangs réels sont en fait totalement invisibles, enfouis profondément dans le niskala. Mais nous avons leurs émissaires, les dalangs visibles, experts médiatiques et vénérés.

Le taureau blanc et la fille asiatique

Maintenant, comparez le jeu d’ombre balinais – représentant sekala et surtout niskala – avec l’approche made-in-Occident ; le fil d’Ariane qui pourrait, peut-être, nous guider hors du labyrinthe géopolitique actuel en utilisant un concept excessivement révéré : la logique.

D’abord, un rembobinage. Revenons à la naissance de l’Occident, en Europe. La légende nous raconte qu’un beau jour Zeus a jeté son œil vagabond sur une fille aux grands yeux brillants : Europe. Un peu plus tard, sur une plage de la côte phénicienne, un taureau blanc extraordinaire s’est présenté. Europe, intriguée, se rapproche et commence à caresser le taureau ; bien sûr, c’était Zeus déguisé. Le taureau emporta alors Europe et se dirigea vers la mer.

Zeus eut trois fils avec Europe – à qui il légua une lance qui ne manquait jamais sa cible. Un de ces fils, comme nous le savons tous, était Minos, qui construisit un labyrinthe. Mais surtout, ce que la légende nous a enseigné, c’est que l’Occident est né d’une fille – Europe – venue d’Orient.

La question est maintenant de savoir qui trouvera le fil d’Ariane pour nous sortir du labyrinthe, qui, cinq siècles après l’ère de la Découverte – dirigée par l’Occident – nous a conduits au déclin, avec en tête de file son chef, les États-Unis.

L’administration Obama, leader de l’Ouest « de l’arrière », a contre-attaqué avec un pivot vers l’Asie – lire confinement de la Chine – et une guerre froide 2.0 par la diabolisation de la Russie. L’ensemble du projet de l’UE fait face à un effondrement total. Le mythe de la supériorité culturelle et politique européenne / occidentale – cultivé au cours des cinq derniers siècles – est réduit en poussière, si l’on considère « toutes les immensités de la vague asiatique », comme l’écrit Yeats dans son poème The Statues. Ce sera certainement le siècle de l’Eurasie.

Une voie cohérente aurait été ce que Poutine a proposé en 2007 – un emporium unifié du commerce continental de Lisbonne à Vladivostok. L’idée a ensuite été reprise et élargie par les Chinois via le concept de One Belt, One Road (OBOR).

Au lieu de cela, l’administration Obama, menant l’Occident « de l’arrière », a contre-attaqué avec un pivot vers l’Asie et une Guerre froide 2.0.

Écoutez les dalangs occidentaux

Et cela nous mène, à la veille d’une nouvelle ère géopolitique possible, à ce que les dalangs occidentaux les plus visibles peuvent concocter dans le niskala.

Sekala se manifeste, dans les secteurs de l’État profond des États-Unis, par une hystérie hors de contrôle 24/7, à propos des actes russes diaboliques, avec les néocons/néolibérauxcons et les vestiges de l’administration Obama poussant la guerre froide 2.0 à ses limites. Pourtant niskala, où opèrent Henry Kissinger et Dr. Zbigniew Brzezinski , « Grand échiquier », est l’endroit où s’élaborent les concepts de l’action réelle. Ce n’est pas un secret que l’urbain, cérébral, et légendaire Kissinger conseille maintenant Trump. La stratégie à long terme pourrait être qualifiée, classiquement, de Diviser pour régner, mais légèrement remixée dans ce cas : une tentative de briser le partenariat stratégique Russie-Chine en s’alliant au nœud théoriquement le plus faible, la Russie, pour mieux contenir le nœud le plus fort, la Chine.

D’un « Nixon en Chine » à un « Trump à Moscou »

Former US National Security Advisor Zbigniew Brzezinski (L) and Former US Secretary of State Henry Kissinger at the Nobel Peace Prize Forum in Oslo December 11, 2016.Photo: Terje Bendiksby / NTB scanpix

L’ancien conseiller national en sécurité des États-Unis, Zbigniew Brzezinski (à gauche) et l’ancien secrétaire d’État américain, Henry Kissinger, participent au Forum du prix Nobel de la paix à Oslo, le 11 décembre 2016. Photo : Terje Bendiksby / NTB scanpix

Il est évident que les vains sycophantes dans le style de Niall Ferguson vont auréoler le rusé Kissinger de couronnes hagiographiques, inconscients du fait que Kissinger pourrait monter dans un manège plus rentable, sous la forme d’un business en plein essor pour son cabinet d’expertise florissant Kissinger Associates Inc., qui est aussi membre de US-Russia Business Council, côte à côte avec ExxonMobil, JPMorgan Chase et le champion du Big Pharma, Pfizer.

 

Pour résumer : on oublie les révolutions de couleur et autres régime change, pour laisser la place à un confinement bienveillant.

Il y a près d’un an, Kissinger avait déjà prononcé un discours sur la façon dont Washington devrait traiter Moscou :

« Les intérêts à long terme des deux pays exigent un monde qui transforme les flux contemporains turbulents en un nouvel équilibre qui sera de plus en plus multipolaire et mondialisé […] La Russie doit être perçue comme un élément essentiel de tout équilibre mondial, et non pas principalement comme une menace pour les États-Unis. » 

Un Kissinger multipolaire prônant que la Russie n’est « pas une menace » – on se demande pourquoi, à l’époque, la machine Clinton n’a pas accusé le vieil homme d’être, lui aussi, un otage de la romance avec Poutine.

De plus, quelques mois avant la victoire de Trump, mais en contraste marqué avec Kissinger, Brzezinski s’est trouvé dans un profond état d’alerte rouge, alarmé par « l’érosion des avantages technico-militaires des États-Unis », comme détaillé par exemple dans ce rapport du CNAS.

Brzezinski a sombrement affirmé l’évidence que l’infériorité militaire des États-Unis « signerait la fin du rôle mondial de l’Amérique » et que le résultat serait « très probablement un chaos mondial ».

Sa solution pour les États-Unis était alors « de façonner une politique dans laquelle au moins l’un des deux États potentiellement menaçants devient un partenaire dans la quête d’une stabilité d’abord régionale et ensuite plus large, et donc de contenir le rival le moins prévisible mais potentiellement le plus susceptible de passer en tête. À l’heure actuelle c’est la Russie, mais à plus long terme, cela pourrait être la Chine. »

Alors vous avez compris, encore et toujours diviser pour régner, afin de contrer les menaces indisciplinées.

Brzezinski, après la débâcle de la machine Clinton et d’Obama , n’est plus qu’un perdant pitoyable. Il a donc été obligé de rebattre légèrement les cartes. Contrairement à Kissinger, et fidèle à sa russophobie enragée, sa devise Diviser pour régner consiste à séduire la Chine pour l’éloigner de la Russie, assurant ainsi que « l’influence américaine est maximisée ».

Dans une prévisible, et bien occidentale, contemplation de son nombril, Brzezinski suppose que la Chine ne peut pas choisir d’aller contre les États-Unis, car il est « dans son intérêt d’appartenir à l’ensemble dominant ». Pourtant, l’« ensemble dominant » n’est plus les États-Unis, c’est l’intégration eurasienne.

Les Nouvelle routes de la soie, ou OBOR, représentent le seul vaste projet d’intégration géoéconomique et géopolitique sur le marché. Alors que Kissinger peut rester, sans doute, l’ultime dalang de la realpolitik, Brzezinski, le mentor d’Obama est toujours otage de Mackinder. Résultats de recherche d'images pour « heartland map »La direction chinoise, quant à elle, est déjà bien en avance sur Mackinder et Alfred Mahan. Les nouvelles routes de la soie visent à intégrer, par le commerce et les communications, non seulement le Heartland (One Belt), mais aussi le Rimland (One Road, la route maritime de la soie).

Un partenariat avec l’Union économique eurasienne (EEU) sera essentiel à l’ensemble du projet. Peu de gens se souviendront que lors de la crise de folie de la Guerre froide 2.0, en septembre dernier, le Forum économique de l’Est s’activait à Vladisvostok, avec Poutine proposant un « espace d’économie numérique » dans toute l’Asie-Pacifique et la Chine s’engageant à participer davantage au développement de l’Extrême-Orient russe.

Ce que nous voyons sans doute maintenant, ce sont les deux principaux dalangs occidentaux, Kissinger et Brzezinski, essayant de s’adapter à la nouvelle normalité – l’intégration eurasienne via les Nouvelles routes de la soie (OBOR) et l’Union économique eurasienne  (EEU) – en proposant des versions contradictoires et bienveillantes de la devise Diviser pour régner, alors que les services de renseignement américains continuent de s’accrocher, dans un désespoir agité, à l’ancien paradigme de la confrontation.

Comme piliers principaux – la Triple Entente ? – de l’intégration eurasienne, Moscou, Pékin et Téhéran sont très conscients de la présence d’un étranger, porteur de cadeaux, tapi dans niskala. Un étranger visant, en vrac, Moscou qui trahirait Téhéran en Syrie et sur l’accord nucléaire ; Moscou qui se séparerait de Pékin ; Pékin qui trahirait Téhéran ; et toutes sortes de permutations intermédiaires du théâtre d’ombre entre la contention et le pillage.

Ce sera l’histoire principale à suivre tout au long des Routes de la soie. Selon la parole mémorable de Yeats, « un miroir reflété dans un miroir, voilà tout le spectacle. » Pourtant, le spectacle doit continuer – avec les dalangs d’Est et d’Ouest lâchés dans le niskala profond.

Bienvenue dans le Tournoi des ombres du XXIe siècle.

Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan : How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues : a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009), Empire of Chaos (Nimble Books) et le petit dernier, 2030, traduit en français.

Traduit et édité par jj, relu par Catherine pour le Saker Francophone.

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