Par Andrew Korybko (USA) – Le 8 juillet 2016 – Source Oriental Review
La première partie de ce chapitre transitoire explique comment la friction stratégique entre la Chine et la Coalition de confinement de la Chine (CCC) dans la région du Grand Mékong jette les bases de guerres hybrides américaines dirigées contre le Myanmar, le Laos et la Thaïlande. Après cela, la deuxième partie explore quelques-unes des raisons stratégiques pour lesquelles les États-Unis pourraient potentiellement utiliser cette arme contre ses propres alliés pour faire pression sur eux ou les punir pour leurs positions respectives à l’égard de la CCC.
Expliquer l’impetus
Les multiples convergences géopolitiques en Thaïlande entre la Chine, l’Inde et le Japon ont le potentiel constructif de voir toutes les parties coopérer multi-latéralement pour assurer la stabilité de leurs partenaires dans l’ASEAN, mais ce dernier scénario serait absolument contraire aux grandes conceptions stratégiques des États-Unis. Washington estime que la coopération passive entre la Chine et la CCC autour de leurs intérêts croisés en Thaïlande se traduirait essentiellement par la cession de l’Asie du Sud-Est à Pékin en lui permettant de construire avec succès son échappatoire en mer de Chine du Sud vers l’océan Indien. Cela aurait pour effet de réduire à néant tout ce que les États-Unis tentent d’accomplir sur la façade maritime de l’ASEAN et représenterait une victoire majeure pour la multi-polarité.
Le dilemme des États-Unis revient alors à trouver comment perturber les plans de la Chine sans mettre en danger l’Inde et le Japon et trouver des moyens de le faire unilatéralement, car il est peu probable que ni New Delhi, ni Tokyo soient prêt à prendre des risques géostratégiques qui pourraient se retourner contre leurs projets. Compte tenu de ces contraintes situationnelles, les stratèges américains voient probablement la guerre hybride comme leur meilleure option (et peut-être la seule). L’astuce dans cette application régionale spécifique serait de limiter la déstabilisation au nord-est du Myanmar, au centre-nord du Laos et aux régions du nord de la Thaïlande, à la limite du corridor Est-Ouest. Mais la nature du chaos est qu’il est intrinsèquement incontrôlable et imprévisible, et il est très probable que les réactions en chaîne non voulues qu’il pourrait déchaîner se propageraient bien au-delà de la zone de confinement du chaos voulue par les États-Unis.
La terre brûlée
En tout cas, ce ne serait pas tout à fait un anathème pour la grande stratégie des États-Unis parce que leur principale préoccupation est d’éviter que la Chine ne casse son confinement d’une manière ou d’une autre. Les tactiques géopolitiques de la terre brûlée ne sont pas au-delà de leurs capacités opérationnelles, et ils vont certainement les appliquer si la nécessité fait loi, peu importe les dommages collatéraux que cela pourrait avoir sur les projets d’infrastructure de leurs alliés indiens et japonais. La poigne de serrage de l’unipolarité sur l’Asie du Sud-Est serait irrémédiablement affaiblie si la Chine réussissait à contourner la mer de Chine méridionale et le détroit de Malacca par la construction de ses deux routes de contournement terrestres à travers le Myanmar et le Laos-Thaïlande. Cela explique l’urgence avec laquelle les États-Unis aspirent à déstabiliser les trois pays (ou au moins des parties de ceux-ci) s’ils ne peuvent pas convaincre leurs gouvernements de mettre un terme aux projets chinois. La stratégie américaine impose que la région du Grand Mékong soit jetée dans un chaos total comme dernier recours pour arrêter les ambitions géostratégiques et infra-structurelles de la Chine si tout le reste échoue, parce que la combinaison d’un continent impraticable devenu zone de guerre et de passages maritimes sous contrôle américain serait la seule possibilité pour les États-Unis de contenir la Chine dans leur arrière-cour.
Le seul plan unipolaire de secours
Cela n’a pas beaucoup d’importance pour les États-Unis si la déstabilisation se prolonge au-delà de la zone de confinement du chaos dans le nord du Myanmar, le centre-nord du Laos et le nord de la Thaïlande, et commence à interférer entre eux et peut-être perturbe le corridor de l’Ouest (l’autoroute indienne de l’ASEAN), le corridor est-Ouest, et même le corridor Sud. En effet, ils savent que l’Inde et le Japon ne sont pas aussi dépendants de cette région pour leur croissance stratégique et leur sécurité géopolitique que ne l’est la Chine. Comme plan de secours pour amortir une partie du retour de flamme géopolitique qui pourrait résulter si la guerre hybride violait la zone de confinement et perturbait le corridor Est-Ouest, les États-Unis pourraient simplement indiquer à l’Inde de rediriger sa route ASEAN à Dawei puis la connecter avec le corridor Sud. Cela se traduirait par le sacrifie de l’une des routes commerciales unipolaires phares de la région, mais la récompense stratégique serait que le Corridor Sud pourrait encore remplir cette fonction, alors que la Chine n’a pas de telles alternatives disponibles. Cependant, il y a aussi la possibilité que le chaos s’étende bien au-delà des lignes de front que les États-Unis ont anticipées et qu’il pourrait envelopper l’ensemble du Myanmar et de la Thaïlande, empêchant ainsi ce plan de secours de se dérouler et conduisant à l’annulation de la totalité des projets d’infrastructure conjoints du Grand Mékong.
Un jeu à somme nulle
Les deux partenaires sous contrôle pourraient encore soutenir leur commerce et opérer librement malgré l’absence des infrastructures conjointes praticables qu’ils ont planifiées dans la région du Grand Mékong en raison de la puissance navale de leur allié américain dans la mer de Chine du Sud. À l’inverse, ce scénario laisserait la Chine totalement vulnérable au chantage du Pentagone dans cette région et dans le détroit de Malacca et menacerait aussi la viabilité de sa politique africaine, économiquement nécessaire. Pour les planificateurs américains, ce cours des événements serait l’idéal pour la conservation indéfinie d’un monde unipolaire et cela représenterait une défaite pénible de la stratégie globale de la Chine et celle du monde multipolaire en général. Par conséquent, du point de vue des États-Unis, cela n’a pas tant d’importance que les guerres hybrides prévues restent dans leurs zones de confinement ou non, car en fin de compte, pour eux, la fin justifie les moyens tant que le résultat final est le confinement géostratégique total de la Chine.
Le feu amical de la guerre hybride
Comme l’histoire le montre clairement, il est impossible pour les États-Unis de contrôler pleinement les processus chaotiques qu’ils déchaînent.Très souvent, il semble que la situation leur revienne systématiquement comme un boomerang et qu’ils soient obligés d’affronter pour finir une certaine forme de dommages collatéraux involontaires. C’est très largement reconnu dans les cas d’al-Qaïda et d’ISIS, et de manière intéressante, dans la plupart des déstabilisations dues aux guerres hybrides dans l’ASEAN maritime (la partie de l’organisation la plus étroitement alignée avec les États-Unis) confrontée au terrorisme islamique. Les États-Unis, ironiquement, répéteraient le même schéma déjà vu par deux fois auparavant, en utilisant les mêmes acteurs organisationnels selon le cas le plus probable. La seule chose qui peut expliquer cette erreur apparemment illogique, en particulier dans le sens où cela pourrait cibler les propres alliés des États-Unis via le feu amical des guerres hybrides, est que c’est en fait exactement ce que Washington veut. Le lecteur devrait avoir perçu leur cynisme et acquis une compréhension profonde de la nature sans principes de la politique étrangère américaine à ce point de l’analyse, donc cela ne devrait pas être un choc que le chaos contrôlé soit utilisé afin de faire progresser sa politiques du diviser pour régner partout en Eurasie, même en ce qui concerne ses partenaires officiels.
Motivations pour se faire poignarder dans le dos
Lorsque des menaces de guerre hybrides de faible intensité sont délibérément fabriquées contre ses supposés alliés, c’est que le pompier-pyromane géopolitique a l’intention de faire pression sur leurs dirigeants et créer des conditions où ils seront incités à demander l’aide militaire américaine afin de réprimer la déstabilisation naissante. La formalisation de la relation de la nation cible / hôte avec l’armée américaine (même si cela se fait derrière des portes closes) devrait resserrer la relation patron-proxy entre eux et élaborer les conditions d’une présence prolongée du Pentagone à l’intérieur du pays. Naturellement, ce ne serait pas seulement des militaires qui seraient déployés, mais aussi leur soutien associé et le personnel du renseignement (si même la nation cible / hôte est au courant de cela), avec ce dernier corps qui pourrait alors être réorienté de manière opérationnelle pour intégrer son réseau encore plus profondément dans le pays et participer à des activités d’organisation et d’information anti-gouvernementales.
L’effet de somme de tous ces subterfuges gérés par étapes est de paralyser la souveraineté du gouvernement hôte ciblé et de le transformer en un vassal américain à part entière. La crise de la guerre hybride stratégique fabriquée ou la peur raisonnablement imminente (délibérément maintenue à une faible intensité au début, mais qui pourrait de façon prévisible devenir hors de contrôle) n’est rien de plus qu’une ruse calculée par les États-Unis pour renforcer leur emprise sur leurs soi-disant alliés et / ou punir certains d’entre eux pour ce qu’ils perçoivent comme leur intransigeance stratégique (autrement dit s’ils ne coopèrent pas aussi étroitement que les États-Unis le demandent dans la CCC ou refusent purement et simplement de prendre part à l’entreprise de déstabilisation). On verra dans le chapitre suivant à quel point les membres maritimes de l’ASEAN sont sensibles à ces scénarios. Mais le Vietnam et le Cambodge sont aussi quelque peu vulnérables, quoique plus à cause des ONG et des perturbations organisées par le travail des renseignements que par le terrorisme wahhabite.
Indonésie
Le cas le plus probable où les États-Unis utiliseraient la guerre hybride contre un de leurs alliés est sans aucun doute l’Indonésie. Cet État ne s’est pas encore engagé pleinement dans la Coalition de confinement de la Chine (CCC), bien que les États-Unis l’aient implicitement exhortés à le faire. Comme cela été discuté dans les chapitres précédents, il est vrai que l’Indonésie veut rejoindre le TPP dans un proche avenir, mais cela peut ne pas être le niveau d’engagement souhaité dans la CCC que certains des faucons influents aux États-Unis avaient anticipé. Surtout si les négociations d’adhésion de l’Indonésie décrochent pour une raison quelconque [Note: ils doivent encore les commencer formellement]. Dans ce cas, il est très probable que certains des scénarios de guerres hybrides qui seront discutés plus tard pourraient être facilités ou carrément conçus afin de mettre les pieds de l’Indonésie dans le plat et l’obliger à demander le type d’assistance américaine insidieuse décrit ci-dessus. L’objectif final de Washington est de transformer la chaîne géostratégique d’îles en l’État proxy le plus important jamais conquis, cimentant ainsi la CCC avec un acteur contraint et totalement manipulé par derrière, qui peut fournir la finesse économique et politique régionale nécessaire pour grandement perturber la présence soft de la Chine sur les marches maritimes de l’ASEAN.
Retour de flamme
La faille stratégique de cette approche est que l’État cible/hôte ne rejoint pas volontairement la CCC, mais y est contraint par des manipulations, qu’il soit au courant de ce processus en cours ou non. Si la direction ou les élites influentes (probablement concentrées dans l’armée et / ou des sphères politiques, avec leurs homologues économiques dont on peut imaginer qu’ils sont pro-US) prend conscience du plan en voie de réalisation, ils peuvent susciter une révolte interne ou, purement et simplement, un coup contre les autorités manipulées par les États-Unis. Cela aurait alors pour conséquence de renverser le succès des États-Unis et de déclencher éventuellement une guerre hybride, surtout si la nouvelle administration dérive trop près de Pékin.
Ce genre de retournement ne serait pas sans précédent puisque le journaliste d’investigation Tony Cartalucci a fait valoir avec force que le coup d’État militaire de 2014 en Thaïlande était un mouvement patriotique contre le leadership proxy pro-américain qui avait été précédemment installé dans le pays. Un retour de flamme similaire pourrait se produire en Indonésie, aux Philippines, ou dans l’un des États membres actifs ou probables de la CCC à l’avenir. Le lecteur doit toujours garder cela à l’esprit. En conséquence, en raison de l’instrumentalisation de la guerre hybride pour faire pression et punir les États nominalement alliés vis-à-vis de leur position dans la CCC ainsi que pour perturber les projets régionaux d’infrastructure de la Chine, il est important d’explorer les vulnérabilités socio-politiques de tous les États membres de l’ASEAN face à cette arme post-moderne. Ce sera l’objet du chapitre à venir.
Andrew Korybko est un commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides: l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride.
Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici
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Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Diane pour le Saker Francophone
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