Par Gary Leupp – Le 25 décembre 2015 – Source CounterPunch
Note du Saker Francophone Ce texte a été traduit par un nouveau venu dans l'univers francophone de la ré-information, le site https://beerblogsite.wordpress.com qui nous a proposé spontanément sa collaboration sur les aspects géopolitiques. L'article, de taille, est découpé en 4 parties. La 3e partie partie retrace l'histoire de l’Afghanistan jusqu'au premier coup d’éclat d’un certain Vladimir Poutine.
Comment la Guerre Froide a encouragé l’islamisme radical
Bien sûr, les États-Unis, qui ont fait leurs valises et sont partis après le retrait soviétique, laissant les Pakistanais avec un problème massif de réfugiés et l’Afghanistan dans le chaos, ont saigné les Soviétiques et quiconque osait s’allier avec eux. Et, sûrement, cette expérience contribua à la réalisation du vœu le plus cher de Brzezinski : l’écroulement de l’Union Soviétique.
Mais elle a aussi produit le terrorisme islamiste, à grande échelle, alors que les États-Unis, qui avaient auparavant organisé le recrutement et l’entraînement de légions de djihadistes provenant de tout le monde musulman pour attaquer l’Union soviétique, étaient et sont encore obligés d’en gérer les conséquences. Et leur réponse provoque invariablement plus de terrorisme.
N’est-il pas évident que les actions militaires américaines contre les différentes cibles terroristes dans le Moyen-Orient élargi, incluant l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie, le Yémen et la Libye, ont grandement gonflé les rangs d’al-Qaïda et d’État islamique ?
Est-ce que le cours des événements en Afghanistan – où le gouvernement de Kaboul reste paralysé et stupide, où les seigneurs de la guerre gouvernent les cités de province, la Cour suprême condamne des gens à mort pour des offenses religieuses, la plus grande partie de l’arrière-pays est aux mains des Talibans et des militants pénétrant par le Nord – ne vous convainc pas que les États-Unis n’auraient pas dû s’allier aux djihadistes contre les forces laïques soutenues par les Soviétiques il y a 35 ans ?
Dans une interview de 1998 publiée par le Nouvel Observateur, on demandait à Brzezinski s’il regrettait d’avoir donné des armes et des conseils aux futurs terroristes islamistes.
Brzezinski – Qu’est-ce qui est le plus important dans l’histoire du monde ? Les Talibans ou la chute de l’empire soviétique ? Quelques musulmans agités ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la Guerre froide ?
– Quelques musulmans agités ? Mais il a été dit et répété : le fondamentalisme islamique représente une menace mondiale de nos jours.
– N’importe quoi ! Il a été dit que l’Occident avait une politique globale concernant l’islam. C’est stupide. Il n’y a pas d’islam global. Regardez l’islam de façon rationnelle et sans démagogie ou émotion. C’est la religion dominante dans le monde avec 1.5 milliards de croyants. Mais qu’y a-t-il de commun entre les fondamentalistes saoudiens, les modérés marocains, les militaristes pakistanais, les pro-occidentaux égyptiens et le sécularisme d’Asie centrale ? Rien de plus que ce qui unit les pays chrétiens.
En d’autres mots, gagner la compétition contre la Russie, la saigner jusqu’à l’effondrement, était plus important que le risque de promouvoir le fondamentalisme musulman militant. Il est évident que cette mentalité demeure quand, dans le monde post-11 septembre, certains officiels du département d’État préfèreraient voir Damas tomber aux mains d’EI plutôt que de la laisser défendre par les Russes en appui d’un régime laïc.
L’Otan à la rescousse du monde post-Guerre froide
Depuis la chute de l’Union soviétique et la disparition du Pacte de Varsovie, qu’a manigancé l’Otan ? Premièrement, elle a rempli un vide de pouvoir dans les Balkans. La Yougoslavie s’écroulait. Elle avait été neutre pendant la Guerre froide, ni membre de l’Otan ni du Pacte de Varsovie. À mesure que les gouvernements tombaient en Europe de l’Est, les mouvements sécessionnistes dans cette république multi-ethnique produisaient des conflits étendus. Le secrétaire d’État Baker s’inquiétait de ce que l’écroulement de la Yougoslavie provoque une instabilité régionale et s’est opposé à l’indépendance de la Slovénie.
Mais le ministre allemand des Affaires étrangères, Hans Dietrich Genscher, et le chancelier Helmut Kohl, grisés par la fierté de la réunification allemande et décidés à jouer un rôle plus important dans le monde, firent pression en faveur du démantèlement de la Yougoslavie. (Il y avait d’importants intérêts historiques allemands dans ce pays. Les Nazis avaient occupé la Slovénie de 1941 à 1945, établissant une garde slovène de 21 000 hommes et y lançant des affaires économiques. L’Allemagne est maintenant de loin le premier partenaire commercial de la Slovénie.) La position de Kohl prévalut.
La Yougoslavie, qui était un modèle d’harmonie interethnique, fut déchirée par des conflits ethniques dans les années 1990. En Croatie, les Croates combattirent les Serbes aidés par l’Armée populaire yougoslave. En Bosnie-Herzégovine, les Bosniaques, les Croates et les Serbes se querellèrent sur la façon de diviser le pays. En Serbie, l’annulation de l’autonomie des provinces du Kosovo et de la Voïvodine provoqua la colère des Albanais. En 1995, les images d’hommes bosniaques émaciés dans des camps de prisonniers serbes furent largement diffusées dans les médias mondiaux, alors que Bill Clinton était résolu à ne pas laisser un nouveau Rwanda (lisez génocide) se produire. Pas sous son mandat. L’Amérique allait sauver la situation.
Ou plutôt : l’Otan allait sauver la situation. Loin d’avoir perdu son utilité après la Guerre froide, déclara Clinton, l’Otan était la seule force capable de relever ce genre de défi. Et donc l’Otan bombarda, et bombarda pour la première fois dans une vraie guerre, jusqu’à ce que les Serbes bosniaques implorent pitié. La configuration actuelle de la Bosnie-Herzégovine, une fédération dysfonctionnelle incluant une mini-république serbe, fut dictée par le secrétaire d’État Warren Christopher et son envoyé Richard Holbrooke au meeting de Dayton, Ohio, en novembre 1995.
La Russie, alliée traditionnelle des Serbes, fut obligée de regarder passivement pendant que les États-Unis et l’Otan redessinaient les cartes de l’ancienne Yougoslavie. Dans ces années 1990, la Russie était elle-même, sous la direction du bouffon alcoolique Boris Eltsine, en piètre état. L’économie piquait du nez, le désespoir régnait, la longévité masculine avait dégringolé. La nouvelle politique était tout sauf stable. Pendant la crise constitutionnelle de septembre-octobre 1993, le président avait même ordonné à l’armée de bombarder le bâtiment du Parlement, pour forcer les législateurs à se soumettre à son décret de dissolution. Sous la poigne d’oligarques corrompus et du capitalisme sauvage occidental, les Russes étaient sans illusions et démoralisés.
Puis d’autres insultes arrivèrent de l’Occident. Durant la dernière année de Eltsine, en mars 1999, l’Otan accueillit trois nations supplémentaires : la Tchécoslovaquie (plus tard la République tchèque et la Slovaquie), la Hongrie et la Pologne. Elles avaient été les trois nations les plus puissantes du Pacte de Varsovie, URSS et Allemagne de l’Est mise à part. C’était la première expansion de l’Otan depuis 1982 (quand l’Espagne avait adhéré) et cela irrita le Kremlin, ce qui était compréhensible. Quelle peut bien être la raison pour l’expansion de l’Otan à présent ?, demandèrent les Russes, qui furent assurés que l’Otan n’était dirigée contre personne.
Le Sénat étasunien vota pour étendre l’adhésion à la Pologne, la Hongrie et la Tchécoslovaquie en 1998. A l’époque, George Kennan, le fameux diplomate américain qui développa la stratégie d’isolement de l’URSS pendant la Guerre froide fut interrogé :
«Je crois que c’est le début d’une nouvelle guerre froide, prévint Kennan, âgé de 94 ans. Je pense que les Russes vont réagir petit à petit et cela va affecter leur politique. Je crois que c’est une erreur tragique. Il n’y avait aucune raison. Cela démontre un manque de compréhension de l’histoire russe et soviétique. Bien sûr que la Russie va réagir négativement et ensuite les avocats de l’extension de l’Otan prétendront qu’ils avaient toujours dit que les Russes sont comme cela, mais c’est simplement faux.»
L’Otan contre la Serbie
Ce même mois de mars 1999, l’Otan (y compris ses trois nouveaux membres) bombarda Belgrade, la capitale de la Serbie. C’était la première fois depuis la Deuxième Guerre mondiale qu’une capitale européenne était victime de bombardements. La raison officielle était que les forces de l’État serbe persécutaient les Albanais de la province du Kosovo. La diplomatie avait échoué et l’intervention de l’Otan était nécessaire pour remettre les choses en place. Cette justification fut accompagnée de rapports très exagérés de forces serbes tuant des Kosovars, perpétrant un génocide.
C’était largement faux. Les États-Unis avaient demandé à la conférence de Rambouillet, en France, que la Serbie retire ses forces du Kosovo et restaure l’autonomie de la province. Le président serbe Slobodan Milosevic avait accepté. Mais les États-Unis avaient aussi exigé que Belgrade accepte des forces de l’Otan sur tout le territoire de la Yougoslavie, quelque chose qu’aucun dirigeant d’un État souverain ne peut accepter. Belgrade refusa, soutenue par la Russie.
Un officiel haut placé du département d’État (probablement la secrétaire d’État Madeleine Albright) se vanta à des reporters qu’à Rambouillet «nous avions intentionnellement placé la barre trop haut pour que les Serbes acceptent. Les Serbes avaient besoin d’un petit bombardement pour être raisonnables». Henry Kissinger, pas un pacifiste, déclara à la presse en juin : «Le texte de Rambouillet, qui appelait la Serbie à admettre des troupes de l’Otan sur tout le territoire yougoslave, était une provocation et une excuse pour commencer à bombarder. Rambouillet n’est pas un document qu’un Serbe angélique aurait pu accepter. C’était un document diplomatique affreux qui n’aurait jamais dû être présenté sous cette forme.»
Les États-Unis avaient obtenu l’approbation de l’ONU pour les frappes de l’Otan en Bosnie-Herzégovine quatre ans plus tôt. Mais ils ne la cherchèrent pas cette fois, et n’essayèrent pas d’organiser une force des Nations Unies pour résoudre le problème du Kosovo. En effet, ils insistèrent pour que l’Otan soit reconnue comme le représentant de la communauté internationale.
C’était outrageant. Mais l’opinion publique américaine était largement persuadée que les Serbes avaient refusé de négocier la paix de bonne foi et donc méritaient des bombardements, applaudis par la presse. En particulier par la correspondante internationale de CNN, Christiane Amanpour, qui avait ses entrées au département d’État et ne cessait de dire à ses spectateurs : «Milosevic continue à faire des pieds de nez à la communauté internationale», parce qu’il refusait un ultimatum brutal de l’Otan que même Kissinger avait qualifié de provocation.
Après que le massacre de masse des Kosovars est devenu une réalité (puisque les bombes de l’Otan commencèrent à tomber sur le Kosovo) et après deux mois et demi de bombardements sur Belgrade, un accord négocié par les Russes mit fin aux combats. Belgrade put éviter l’occupation de l’Otan que les Serbes avaient précédemment refusé (en d’autres termes, l’OTAN n’était parvenu à rien de plus que ce que les Serbes avaient déjà concédé à Rambouillet).
Comme le cessez-le-feu entrait en vigueur le 21 juin, une colonne d’environ 30 véhicules blindés transportant 250 soldats russes fut déplacée de sa mission de maintien de la paix en Bosnie pour prendre le contrôle de l’aéroport de Pristina au Kosovo (un petit rappel que la Russie aussi avait un rôle à jouer dans la région).
Cela prit le commandant américain de l’Otan, Wesley Clark, par surprise. Il ordonna que des parachutistes français et britanniques sautent sur l’aéroport mais le général britannique Sir Mike Jackson se déroba prudemment : «Je ne vais pas faire commencer la troisième guerre mondiale par mes soldats», déclara-t-il.
Je pense que ce geste dramatique de dernière minute à l’aéroport a été décidé par l’étoile montante Vladimir Poutine, un conseiller d’Eltsine bientôt nommé vice-président puis successeur d’Eltsine au début de décembre 1999. Poutine allait devenir un ennemi bien plus coriace pour l’Otan que son embarrassant prédécesseur.
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Note du traducteur, le site https://beerblogsite.wordpress.com
Je publie la traduction d’un texte de Gary Leupp, professeur à l’Université Tufts. Je trouve que ce texte, polémique sur certains points, permet de renverser la vision pro-OTAN dont nous sommes abreuvés dans les médias. Faites-vous votre propre opinion… L’original peut être trouvé ici. Le texte est assez long, donc il sera publié en quatre parties.
Ping : L’Otan cherche la destruction de la Russie depuis 1949 – 2/4 – Le Saker Francophone
Je recommande le site internet suivant : http://www.candious.com
Merci pour votre éclairage qui est intéressant à découvrir après l’interview qu’Emmanuel Macron a donné récemment : https://legrandcontinent.eu/fr/2020/11/16/macron/
dans lequel il a déclaré :
« Il faut bien le constater. L’état de fait est devenu la nouvelle doctrine pour beaucoup de pays : la Russie avec l’Ukraine ; la Turquie avec la Méditerranée orientale ou avec l’Azerbaïdjan. Ce sont des stratégies d’état de fait, qui signifient qu’ils n’ont plus peur d’une règle internationale. Donc il faut trouver des mécanismes de contournement pour les encercler. » ».
Pouvez-vous confirmer que si Poutine a pris des initiatives unilatérales vis à vis de l’Ukraine, comme de la Géorgie, c’est que l’Europe n’aurait pas respecté l’engagement de ne pas s’élargir sur les anciens membres de l’URRS, particulièrement, comme le dit Helena Perroud, dans son livre « Un russe nommé Poutine », publié en janvier 2018 aux Ed du Rocher de ces deux pays ?
Bien cordialement