Histoire du wahhabisme : d’où vient État islamique ?


Vous ne pouvez pas comprendre EI sans connaître l’histoire du wahhabisme en Arabie saoudite.

... Et pourquoi serions nous surpris, en connaissant un peu le wahhabisme, que les insurgés modérés soient aussi rares que la mythique licorne ? Comment pouvons-nous envisager qu’un mouvement radical comme le wahhabisme puisse engendrer des modérés ? Ou imaginer qu’une doctrine comme «un dirigeant, une autorité, une mosquée : s’y soumettre ou être tué» puisse amener à la modération et à la tolérance ?
Alastair Crooke

Par Alastair Crooke – Le 27 octobre 2014 – Huffington Post

Ikhwan, la garde d’élite wahhabite en 1911

L’entrée dramatique d’EI sur la scène irakienne en a choqué plus d’un en Occident. Beaucoup sont resté perplexes, et horrifiés, par sa violence et son évident pouvoir d’attraction sur la jeunesse sunnite. D’autres trouvent l’ambivalence saoudienne, face à ce phénomène, à la fois troublante et inexplicable, se demandant : «Les Saoudiens ne comprennent ils pas qu’EI les menace aussi ?»

Il semble, encore maintenant, que l’élite saoudienne soit divisée. Certains applaudissent le fait qu’EI réponde au feu chiite par un feu sunnite, qu’un État sunnite se forme en plein cœur de ce qui est vu comme un patrimoine historique sunnite et se sentent attirés par la stricte idéologie salafistes d’EI.

D’autre Saoudiens sont plus réservés et se souviennent de l’histoire de la révolte de l’Ikhwan 1 wahhabite contre Abd-al Aziz qui a presque fait exploser le wahhabisme et les al-Saoud, à la fin des années 1920.

De nombreux Saoudiens sont très perturbés par la doctrine radicale d’EI et commencent à remettre en question quelques aspects de la direction et du discours de l’Arabie saoudite.

La dualité saoudienne

Les dissensions internes à l’Arabie saoudite causées par EI ne peuvent être comprises qu’en prenant conscience de la dualité inhérente (et persistante) à la doctrine qui sous tend le royaume et ses origines historiques.

Un aspect dominant de l’identité saoudite est lié directement à Muhammad ibn ʿAbd al-Wahhab (fondateur du wahhabisme) et la manière dont son puritanisme radical et exclusif a été embrassé par Ibn Saoud. (Celui-ci n’étant alors qu’un petit chef, parmi d’autres, de tribus bédouines qui se faisaient sans arrêt la guerre dans ce désert désespérément pauvre et brûlant du Nedjd.)

Un autre aspect de cette troublante dualité est lié précisément à l’accès au pouvoir national du roi Abd-al Aziz, en 1920 ; à sa capacité à contrôler la violence d’Ikhwan (ce qui lui a donné la stature diplomatique d’une nation face à l’Angleterre et aux États-Unis) ; à son institutionnalisation de la poussée wahhabite originelle et son opportunité à saisir les nouveaux pétrodollars dans les années 1970 ; à sa capacité à canaliser le volatil courant Ikhwan loin du pays en l’exportant, par la diffusion d’une révolution culturelle plutôt qu’une révolution violente, à travers le monde musulman.

Mais cette révolution culturelle n’a pas étéune réforme douce. Ce fut une révolution basée sur la haine quasi jacobine d’Abd al-Wahhab pour la déliquescence et le déviationnisme qu’il percevait autour de lui, d’où son appel à purger l’islam de ses hérésies et autres idolâtries.

Des imposteurs musulmans

L’auteur et journaliste américain Steven Coll a écrit à propos de la façon dont Abd al-Wahhab, cet austère disciple de l’intellectuel du XIVe siècle Ibn Taymiyyah, jugeait «cette noblesse égyptienne et ottomane, fumeuse de tabac, noyée dans le haschisch, pleine d’apparat, de goût pour les arts, frappant des percussions, qui traversait l’Arabie pour venir prier à la Mecque».

Du point de vue d’al-Wahhab, ils ne pouvaient être musulmans, ils étaient tout simplement des imposteurs déguisés en musulmans. Mais, en fait, il trouvait que le comportement des Bédouins locaux ne valait guère mieux. Ils fâchaient al-Wahhab en honorant leurs saints, en érigeant des pierres tombales et par leurs superstitions (c’est-à-dire la vénération de tombes ou d’endroits sacrés.)

Tous ces comportements, al-Wahhab les a dénoncés comme bida, interdits par Dieu.

Comme Taymiyyah avant lui, al-Wahhab croyait que la période où le prophète Mohammed vivait à Médine représentait l’idéal de la société musulmane (le meilleur des temps), idéal que tout musulman devrait espérer atteindre. (Tel est l’essentiel de la doctrine salafiste.)

Taymiyyah avait déjà déclaré la guerre au chiisme, au soufisme et à la philosophie grecque. Il décriait aussi la coutume de visiter la tombe du Prophète et la célébration de son anniversaire en déclarant que de tels comportements n’étaient qu’une imitation des célébrations chrétiennes du Christ, c’est-à-dire de l’idolâtrie. Al-Wahhab a assimilé tout cet enseignement et déclaré que tout doute ou hésitation de la part d’un croyant vis-à-vis de cette interprétation particulière de l’islam devrait priver ce croyant de toute immunité concernant sa propriété et sa vie.

Un des aspects principaux de la doctrine d’al-Wahhab est devenu l’idée centrale du takfirisme. Sous cette doctrine, al-Wahhab et ses disciples pouvaient traiter d’autres musulmans d’infidèles s’ils s’engageaient dans des activités pouvant être considérées comme allant à l’encontre de la souveraineté de l’autorité absolue, c’est-à-dire le roi. Al-Wahhab a dénoncé tous les musulmans qui honoraient les morts, les saints ou les anges. Il prétendait que de tels sentiments écartaient de la véritable soumission que l’on doit avoir envers Dieu, et seulement Dieu. L’islam wahhabite a alors interdit les prières aux saints ou aux disparus, les pèlerinages aux tombes ou aux différentes mosquées, les festivals religieux, la célébration de l’anniversaire du Prophète et même l’utilisation de pierres tombales pour enterrer les morts.

Al-Wahhab encourageait la conformité, une conformité devant être démontrée de manière visible et évidente. Il prétendait que chaque musulman devait individuellement prêter allégeance à un unique dirigeant musulman (un calife s’il y en avait un). Ceux qui ne se conformaient pas à ce point de vue devaient être tués, leur femme et filles violées et leurs biens confisqués, a-t-il écrit. La liste des apostats méritant la mort inclut les chiites, les soufis et d’autres branches musulmanes qu’al-Wahhab ne considérait pas du tout comme musulmanes.

Il n’y a rien jusque là qui différencie le wahhabisme d’EI. Mais la déchirure apparaitra plus tard, dans l’institutionnalisation qui s’ensuivra de la doctrine d’al-Wahhab, un chef, une autorité, une mosquée, ces trois piliers se référant respectivement au roi saoudien, à l’autorité absolue du wahhabisme et à son contrôle du monde (c’est-à-dire de la mosquée.)

C’est cette déchirure, le refus d’EI face à ces trois piliers sur lesquels repose l’autorité sunnite actuelle, qui fait d’EI une menace pour l’Arabie saoudite, alors que sur tous les autres points il se conforme au wahhabisme.

Rappel historique 1741 – 1818

Les prêches radicaux d’al-Wahhab ont inévitablement entraîné son expulsion de sa propre ville et, en 1741, après une période d’errance, il a trouvé refuge auprès d’Ibn Saud et sa tribu. Ce qu’Ibn Saud perçut dans les enseignements d’al-Wahhab fut le moyen de renverser les conventions et traditions arabes. Un moyen de prendre le pouvoir.

Leur stratégie, comme celle d’EI maintenant, était d’amener les tribus conquises à l’état de soumission totale. Ils cherchaient à faire peur.

Le clan d’Ibn Saoud, avec l’aide de la doctrine d’al-Wahhab, pouvait donc continuer ce qu’il avait toujours fait, attaquer les tribus voisines et leur dérober tout leurs biens. La différence venait du fait qu’il pouvait maintenant le faire sous le prétexte religieux du djihad. Ibn Saoud et al-Wahhab ont aussi réintroduit l’idée de martyr au nom du djihad en prétendant que les martyrs entrainet immédiatement au paradis.

Au début ils ont conquis quelques communautés locales et leur ont imposé leur règles. (Les conquis n’ayant qu’un choix limité : se convertir au wahhabisme ou mourir.) En 1790, l’alliance contrôlait la plus grande partie de la péninsule arabique et attaquait régulièrement Médine, la Syrie et l’Irak.

Leur stratégie, comme celle d’EI de nos jours, était d’amener les gens qu’ils conquéraient à l’état de soumission. Ils cherchaient à insuffler la peur. En 1801, les alliés attaquèrent la ville sacrée de Kerbala en Irak. Ils massacrèrent des milliers de chiites, femmes et enfants compris. De nombreux mausolées chiites furent détruits, dont celui de l’imam Hussein, le petit-fils assassiné du prophète Mohammed.

Un officiel anglais, le lieutenant Francis Warden, observant la situation de l’époque a écrit : «Ils ont pillé tout Kerbala et détruit la tombe de Hussein… assassinant tout au long de la journée, d’une manière particulièrement cruelle, plus de cinq mille de ses habitants…»

Osman Ibn Bishr Najdi, l’historien du premier État saoudien, a écrit qu’Ibn Saoud a commis un massacre à Kerbala en 1801. Il a fièrement documenté ce massacre en disant : «Nous avons pris Kerbala, tué et pris ses gens (comme esclaves), au nom de Dieu, seigneur des mondes, nous ne nous excusons pas pour cela et disons : à tous les infidèles, le même traitement

En 1803, Abdul Aziz entra finalement dans la ville sainte de La Mecque, qui se rendit sous l’effet de la peur et de la panique. (Le même destin attend Médine aussi.) Les disciples d’Al Wahhab démolirent les bâtiments historiques et toutes les tombes et mausolées. Ils détruiront finalement des siècles d’architecture islamique près de la grande mosquée.

Mais en novembre 1803, un chiite assassina le roi Abdul Aziz en représaille du massacre de Kerbala. Son fils, Saud bin Abd al Aziz, lui succéda et poursuivit la conquête de l’Arabie. Les dirigeants ottomans, par contre, ne pouvaient plus rester sans rien faire et voir leur empire dévoré morceaux par morceaux. En 1812, l’armée ottomane, composée d’Égyptiens, repoussa l’alliance hors de Médine, de Djeddah et de La Mecque. En 1814, Saud bin Abd al Aziz mourut de fièvres. Son malheureux fils, Abdullah bin Saud, fut emmené à Istanbul par les Ottomans ou il y fut sauvagement exécuté. (Un visiteur de l’époque rapporta l’avoir vu humilié dans les rues d’Istanbul pendant trois jours, puis pendu et décapité, sa tête tirée par un canon et son cœur empalé sur son corps.)

En 1815, les forces wahhabites furent écrasées par les Égyptiens (sous les ordres des Ottomans) au cours d’une bataille décisive. En 1818, les Ottomans capturèrent et détruisirent la capitale wahhabite, Dariyah. Le premier État wahhabite n’existait plus. Les quelques wahhabites restants se retirèrent dans le désert pour se regrouper et y restèrent tranquilles pendant tout le XIXe siècle.

Retour de l’histoire avec EI

Il n’est pas compliqué de comprendre l’écho que peut avoir la fondation d’un État islamique en Irak auprès de ceux qui se rappellent l’histoire. En fait, l’âme du wahhabisme du XVIIIe siècle n’a pas disparu dans le désert du Nedjd mais a repris pleinement vie quand l’empire ottoman s’est effondré dans le chaos de la Première Guerre mondiale.

Les al-Saoud, dans leur réincarnation du XXe siècle, ont été menés par le laconique et politiquement habile Abd-al-Aziz qui, en unissant les tribus bédouines divisées, a lancé l’Ikhwan saoudien dans l’esprit des combattants prosélytes que furent al-Wahhab et Ibn Saud.

Cette Ikhwan fut une réincarnation du précédent mouvement avant-gardiste, fier et semi indépendant de wahhabites moralistes qui avait réussi à se saisir de l’Arabie, au début du XIXe siècle. De la même manière, l’Ikhwan réussit à s’emparer de La Mecque, Médine et Djeddah entre 1914 et 1926. Par contre, Abd al-Aziz commença à sentir que ses intérêts plus larges étaient menacés par le jacobinisme révolutionnaire exhibé par l’Ikhwan. Ceux-ci se révoltèrent, entraînant une guerre civile qui dura jusqu’en 1930 lorsque le roi réussit à les éliminer, par de grandes rafales de mitrailleuses.

Pour ce roi (Abd al-Aziz) les vérités simples des siècles précédents perdaient de leur valeur. On venait de découvrir du pétrole dans la péninsule. L’Angleterre et les États-Unis ont commencé à le courtiser, même s’ils étaient plus enclins à se tourner vers Sharif Husain en tant que dirigeant légitime de l’Arabie. Les Saud avaient encore besoin de sophistiquer leur approche diplomatique.

Pour cela, le wahhabisme est passé d’un mouvement de djihad révolutionnaire et de purification idéologique takfiriste à un mouvement de conservatisme social, politique et théologique.

La richesse pétrolière à la source de l’expansion du wahhabisme

Grâce à la richesse pétrolière, comme l’écrit l’intellectuel français Gilles Kepel , les objectifs saoudiens seront de «répandre le wahhabisme à travers le monde musulman…  De wahhabiser l’islam pour réduire les multiples courants de cette religion à un seul credo». Un mouvement qui permettra de transcender les divisions nationales. Des milliards de dollars ont été investis – et continuent à l’être – dans cette forme de soft power politique.

Ce fut cet enivrant mélange de milliards de dollars investis dans une projection de type soft power et la volonté saoudienne de gérer l’islam sunnite pour servir à la fois les intérêts américains et, parallèlement, intégrer le wahhabisme dans les terres musulmanes, par l’éducation, le social et la culture – qui ont entraîné une dépendance politique occidentale vis-à-vis de l’Arabie saoudite, dépendance qui remonte à la rencontre entre Abd al-Aziz et Roosevelt sur un navire de guerre américain. 2

Les Occidentaux regardent le royaume et n’y voient que richesse, modernisme apparent, et prise en main du monde musulman. Ils ont préféré croire que le royaume allait se plier aux impératifs de la vie moderne et que leur gestion du monde sunnite allait, aussi, faire pencher le royaume vers une vie moderne.

Mais l’approche Ikhwan saoudite ne s’est pas éteinte en 1930. Elle a battu en retraite mais a continué à maintenir son emprise sur une partie du système, d’où la dualité que nous observons de la part de l’Arabie saoudite envers EI.

D’un côté, EI est profondément wahhabite. De l’autre, il est ultra radical d’une manière différente. On peut le voir comme un mouvement de correction du wahhabisme contemporain.

EI est un mouvement post-Médine : il prend exemple sur les actes des deux premiers califats plutôt que sur ceux du Prophète, comme source d’inspiration, et il rejette catégoriquement l’autorité saoudienne.

Alors que l’Arabie saoudite s’épanouit dans l’âge du pétrole et devient une institution, l’appel du message de l’Ikhwan gagne du terrain (malgré la campagne de modernisation du roi Faysal). La vision Ikhwan a eu, et a toujours, le soutien de nombreux cheikhs, d’hommes et de femmes reconnus. D’une certaine manière, Oussama Ben Laden était justement un représentant de cette dernière floraison de la vision Ikhwan.

Aujourd’hui, la délégitimation du roi d’Arabie par EI n’est pas considérée comme problématique mais plutôt comme un retour à la véritable origine du projet Saoud – wahhab.

Dans la collaboration saoudo-occidentale pour gérer la région et préserver les projets occidentaux – s’opposer au socialisme, aux baathisme, au nassérisme, aux Soviétiques et à l’influence iranienne – les politiciens occidentaux ont mis en avant leur vision bien commode de l’Arabie Saoudite (richesse, modernisation, influence) mais ont choisi d’ignorer la pulsion wahhabite.

Après tout, les mouvements islamistes les plus radicaux étaient considérés par les services de renseignements occidentaux comme les plus efficaces pour chasser l’URSS d’Afghanistan ou pour combattre les dirigeants moyen-orientaux qui n’avaient plus leurs faveurs.

Comment être surpris que le mandat donné au Prince Bandar de gérer l’insurrection syrienne contre le président Assad ait tourné en une sorte de mouvement néo-Ikhwan, violent et instillant la peur, j’ai nommé EI? Et pourquoi serions nous surpris, en connaissant un peu le wahhabisme, que les insurgés modérés soient aussi rares que la mythique licorne ? Comment pouvons-nous envisager qu’un mouvement radical comme le wahhabisme puisse engendrer des modérés ? Ou imaginer qu’une doctrine comme «un dirigeant, une autorité, une mosquée : s’y soumettre ou être tué» puisse amener à la modération et à la tolérance ?

Mais on ne s’est peut être, en réalité, jamais posé la question.

Alastair Crooke

Traduit par Wayan, édité par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone

  1. L’Ikhwan (ou Ikwan ou Ikhwân, mot arabe qui signifie frères) est une milice religieuse islamique créée par Ibn Seoud vers 1912. Ses membres sont recrutés parmi les tribus bédouines et elle constitue le socle sur lequel le souverain va s’appuyer pour à la fois conquérir et créer l’Arabie saoudite. – https://fr.wikipedia.org/wiki/Ikhwan_(Arabie_saoudite)
  2. Après la disparition du Califat en 1924, la conquête du pouvoir en 1932 et l’exploitation des gisements pétrolifères d’Arabie à partir de mars 1938, la famille des Saoud et le wahhabisme prennent leur essor à la suite du pacte «pétrole contre protection» qui est conclu sur le croiseur USS Quincy le 14 février 1945 entre le roi Abdelaziz ben Abderrahman ben Fayçal al-Saoud et le président des États-Unis, Franklin Delano Roosevelt. Ce pacte permet la protection militaire du régime wahhabite des Saoud par les États-Unis en échange du pétrole. Ainsi, le wahhabisme se développe avec l’apport des pétrodollars et la protection militaire des États-Unis. Ce mouvement se propage alors à l’extérieur du royaume via les médias (télévision, ouvrages, radio-cassettes et sites internet) – https://fr.wikipedia.org/wiki/Wahhabisme
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