Pour quand le dévoilement apocalyptique ?


Pendant que les terreurs dislocatrices symétriques des USA et d’EI sont à l’œuvre, l’Empereur du Climat fait monter la température de l’Histoire


Par Tom Engelhardt – Le 6 décembre 2015 – Source TomDispatch

Pendant six siècles, ou plus, l’Histoire a été, surtout, l’histoire du grand jeu des empires. Depuis l’époque où les premiers bateaux armés de canons ont quitté les rives de l’Europe, ils ont commencé à rivaliser pour le pouvoir et le contrôle du monde. Trois, quatre, même cinq empires ont connu ascension et chute sur une planète de plus en plus réquisitionnée et colonisée. L’Histoire, comme on la raconte habituellement, est le récit de la concentration et de la destruction jusqu’à ce que, à la suite du grand bain de sang du XXe siècle, il ne soit resté que deux puissances impériales, les États-Unis et l’Union soviétique. Là où il y avait eu d’autres empires, l’Europe et le Japon, il ne restait plus que la mort, les décombres, les réfugiés et des scènes qui ne pourraient aujourd’hui se comparer qu’avec un endroit comme la Syrie.

Le résultat a été le dernier affrontement impérial que nous avons appelé la Guerre froide. Les deux grands empires encore existants s’affrontaient pour la suprématie sur les périphéries de la planète et dans l’ombre. Parce que les conflits menés étaient en effet éloignés, au moins de Washington, et parce que (malgré les menaces) les deux puissances se retenaient de recourir aux armes nucléaires, ces conflits étaient qualifiés de guerres limitées. Ils ne semblaient toutefois pas limités pour les Coréens ou les Vietnamiens, dont les maisons et les vies ont été balayées, avec pour résultat plus de décombres, plus de réfugiés et des morts par millions.

Ces deux géants, l’un étant une entité impériale immense, sur un territoire d’un seul tenant, et l’autre un empire non traditionnel formé de bases militaires, étaient si énormes et si différents des grandes puissances précédentes – ils étaient, après tout, capables de ce qui avait été une fois l’apanage des dieux, détruire littéralement tout endroit habitable sur la planète – qu’on leur a donné un nouveau surnom. Ils étaient les superpuissances.

Et puis, bien sûr, ce processus six fois séculaire de rivalité et de consolidation a pris fin et il n’y en a plus eu qu’une : l’unique superpuissance. C’était en 1991, lorsque l’Union soviétique a soudainement implosé. A 71 ans, elle disparaissait de la surface de la terre, et l’Histoire, du moins comme certains l’imaginaient, était, pour faire bref, terminée.

L’effet dislocation

Il y avait une autre histoire cachée sous le récit de la concentration impériale, et c’était un récit de destruction impériale. Elle a commencé, peut-être, avec la Révolution américaine et l’établissement par les armes d’un nouveau pays libéré de son roi et du pouvoir colonial britannique. Au XXe siècle, le mouvement pour décoloniser la planète a remarquablement gagné en force. Des Indes orientales néerlandaises à l’Indochine française, de l’Empire britannique des Indes aux colonies européennes en Afrique et au Moyen-Orient, l’indépendance était dans l’air. Des mouvements de libération étaient lancés ou renforcés, des guérillas prenaient les armes et les insurrections se répandaient dans ce qui a été ensuite appelé le Tiers-Monde. La puissance impériale s’est effondrée ou a cédé le contrôle, souvent après des luttes sanglantes et, pendant un temps, les résultats ont en effet paru glorieux : l’avènement de la liberté et de l’indépendance dans une nation après l’autre – même si beaucoup de ces peuples nouvellement libérés se retrouvaient sous la coupe d’autocrates, de dictateurs ou de régimes communistes répressifs.

Que ce soit un récit de dislocation mondiale n’a pas été, tout d’abord, particulièrement apparent. Il devrait l’être maintenant. Après tout, ces armées d’insurgés, les tactiques de la guerre de guérilla et le désir de libération sont aujourd’hui la propriété non de mouvements de libération nationale de gauche mais d’organisations terroristes islamiques. Considérez-les comme les petits-enfants armés de la décolonisation qui ne seraient pas d’accord que leur histoire est celle d’une dislocation de régions entières. Il semble, en fait, qu’ils ne puissent prospérer que dans les endroits qui ont été, d’une certaine manière, déjà détruits et qui sont des États faillis, ou sont au bord de le devenir. (Tout cela, naturellement, intervient avec un bon coup de main du dernier empire de la planète.)

Que leur marque de fabrique mondiale soit la dislocation devrait être assez évident maintenant qu’à Paris, en Libye, au Yémen et en d’autres endroits qui restent encore à nommer, ils exportent ce produit à grand échelle. Sur un mode longue distance, il pourraient, par exemple, aider à transformer l’Europe en une série de pays morcelés, faisant échouer la dernière grande tentative d’un récit épique de concentration, la transformation de l’Union européenne en États-Unis d’Europe.

Quand il s’agit de dislocation, le dernier empire et le premier califat terroriste ont beaucoup en commun et pourraient même faire alliance l’un avec l’autre. Au XXIe siècle, les deux ont prouvé qu’ils sont des machines à fracturer le Grand Moyen-Orient et de plus en plus l’Afrique. Et n’oublions jamais que sans le dernier empire, le premier califat de la terreur ne serait jamais né.

Tous deux ont étendu leur pouvoir d’ébranler des sociétés entières en maniant la technologie de pointe de manière prospective. Deux administrations américaines ont employé des drones contrôlés à distance pour cibler des dirigeants terroristes et leurs partisans dans le Grand Moyen-Orient et l’Afrique, causant beaucoup de dommages collatéraux et suscitant un sentiment permanent de crainte et de terreur dans les arrière-pays de la planète que les pilotes des drones appellent des chiures de mouches potentielles. Dans ses efforts de chasse à l’homme avec des robots, Washington continue à mener une guerre contre le terrorisme qui favorise fonctionnellement à la fois le terrorisme et les groupes terroristes.

Identiquement, État islamique a utilisé une technologie télécommandée – dans son cas les médias sociaux sous toutes leurs formes – pour promouvoir le terrorisme et répandre la peur dans des pays éloignés. Et bien sûr ils ont leur version technologique rudimentaire des drones de Washington : leurs kamikazes et leurs auteurs d’attentats suicides qui peuvent être dirigés sur des cibles individuelles éloignées et qui sont des machines à dommages collatéraux. Autrement dit, tandis que les États-Unis se concentrent sur une contre-insurrection contrôlée à distance, État islamique a promu une version remarquablement efficace d’insurrection télécommandée. Ensemble, les deux ont été dévastatrices.

La planète de l’apocalypse impériale

Entre ces récits épiques de concentration et de dislocation, il y a l’Histoire telle que nous l’avons connue au cours de ces derniers siècles. Mais il se trouve qu’un troisième récit, insoupçonné jusqu’à ce jour, se cache derrière les deux autres, un récit pas encore totalement écrit, qui pourrait se révéler être la fin de l’histoire. Tout le reste – l’ascension et la chute des empires, le pouvoir de réprimer et le désir de se révolter, la dictature et la démocratie – reste l’affaire normale de l’histoire. Potentiellement, c’est ce qui peut faire tout échouer.

Il promet une concentration du pouvoir d’un genre jamais imaginé auparavant et une destruction d’un type tout aussi inconcevable. Au moment où les dirigeants de presque tous les pays de la terre sont allés à Paris pour trouver un accord destiné à freiner les émissions de gaz à effet de serre et à ralentir le réchauffement de la planète, de quoi pourrais-je parler d’autre que de l’Empereur du Climat ? Pensez à son futur royaume, si jamais il advenait, comme à la planète de l’apocalypse impériale.

Au cours de la dernière époque impériale, les deux superpuissances ont mis à l’ordre du jour, entre les mains de l’homme et pour la première fois dans l’histoire,  la possibilité de la fin des temps. Les États-Unis puis l’URSS ont domestiqué la puissance de l’atome et ont construit des arsenaux nucléaires capables de détruire plusieurs fois la planète. (Aujourd’hui, même un échange relativement modeste de ces armes entre l’Inde et le Pakistan pourrait plonger le monde dans l’hiver nucléaire où un milliard de gens pourraient mourir de faim.) Et pourtant, alors qu’une apocalypse instantanée menaçait, une version au ralenti de la même chose, également provoquée par les humains, approchait, mais que personne n’a reconnue. C’est, évidemment, tout ce dont traite le Sommet de Paris : ce que l’exploitation des combustibles fossiles a fait à cette planète.

Gardez à l’esprit que depuis la révolution industrielle nous avons déjà réchauffé la terre d’environ 1 degré Celsius. Les spécialistes du climat ont généralement suggéré que si la température s’élève de plus de 2 degrés Celsius, une série de changements potentiellement dévastateurs pourrait se produire dans notre environnement. Quelques spécialistes du climat, cependant, croient que même une hausse de 2 degrés serait catastrophique pour la vie humaine. Dans un cas ou dans l’autre, même si les engagements à Paris de 183 pays de réduire les émissions de gaz à effet de serre sont acceptés et mis en pratique, ils ne feraient que limiter la hausse des températures globales à des valeurs estimées entre 2.7 et 3.7 degrés Celsius. Si aucun accord n’est atteint ou si seule une petite partie de celui-ci est effectivement mise en œuvre, la hausse pourrait être de l’ordre de 5 degrés, ce qui serait catastrophique. Au cours des décennies à venir, cela pourrait en effet installer le règne planétaire de l’Empereur du Climat.

Bien sûr, sa puissance aérienne – ses bombardiers, ses avions à réaction et ses drones – seraient les super-tempêtes ; ses armées d’invasion seraient les méga-sécheresses et les méga-inondations ; et sa marine, avec la fonte totale ou partielle des glaces du Groenland et de l’Antarctique, serait l’élévation du niveau des mers, ce qui priverait l’humanité de ses côtes et de beaucoup de ses grandes villes. Ses forces n’occuperaient pas seulement un ou deux pays dans le Grand Moyen-Orient ou ailleurs, mais la planète tout entière, en bloc.

Le royaume de l’Empereur du Climat serait global et à une échelle impressionnante et les assauts de ses armées fragmenteraient la planète actuelle d’une manière qui pourrait la faire ressembler, en termes humains, à la Syrie. En plus, étant donné le temps qu’il faut pour que les gaz à effet de serre quittent l’atmosphère, son gouvernement mondial serait garanti de durer une période inhumainement longue sans être contesté.

La chaleur – pensez à l’Australie qui brûle aujourd’hui, mais en bien pire – serait la monnaie du royaume. Tandis que l’humanité survivra sans aucun doute d’une certaine façon ; bien malin qui peut dire si la civilisation humaine comme nous la connaissons aujourd’hui peut aussi survivre sur une planète qui n’est plus le lieu accueillant qu’elle a été depuis des milliers d’années.

Gardez à l’esprit, cependant, que comme l’histoire elle-même, c’est une histoire que nous sommes encore en train d’écrire – même si l’Empereur du Climat se fiche totalement d’écrire, sur l’histoire, ou sur nous. S’il arrive vraiment au pouvoir, ce sera certainement la fin de l’Histoire, dans un certain sens. Il n’y aura aucun espoir de démocratie sous son règne parce qu’il  se moquera comme d’une guigne de ce que nous pensons ou disons, ou de notre révolte – cet incontournable de notre histoire – parce que (pour paraphraser quelque chose que Bill McKibben a relevé il y a longtemps), vous ne pouvez pas vous révolter contre les lois de la physique.

Cette histoire n’est pas encore gravée dans… eh bien, sinon dans le marbre, alors dans la glace fondante. Tôt ou tard, cela pourrait être en effet un récit se déroulant dans des boucles de rétroaction environnementales qui ne peuvent plus être stoppées ou modifiées. Mais pour le moment, semble-t-il, l’humanité a encore une chance d’écrire sa propre histoire d’une manière qui permettrait à nos enfants et petits-enfants de vivre dans un monde peut-être moins accueillant mais encore raisonnablement acceptable. Et d’en être heureux.

Pour que cela se produise, toutefois, des négociations réussies à Paris ne peuvent être que le départ de quelque chose de beaucoup plus radical en ce qui concerne les formes d’énergie que nous utilisons et la manière dont nous vivons sur cette planète. Heureusement, des expériences sont en cours dans le monde des énergies alternatives, le financement commence à apparaître, et un mouvement environnemental mondial s’étend et pourrait un jour, sur une planète devenant toujours moins confortable, mettre la pression sur les gouvernement à l’échelle mondiale avant que l’Empereur du Climat ne puisse faire monter la température de l’Histoire.

Tom Engelhardt est un co-fondateur de l’American Empire Project et l’auteur de The United States of Fear ainsi que d’une histoire de la guerre froide, The End of Victory Culture. Il est membre du Nation Institute et dirige TomDispatch.com. Son dernier ouvrage est Shadow Government : Surveillance, Secret Wars, and a Global Security State in a Single-Superpower World.

Traduit par Diane, édité par jj, relu par Diane

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