Par Binoy Kampmark − Le 30 juin 2022 − Source Oriental Review
Faire preuve de sympathie ne justifie que rarement d’oublier toute règle. Dans le cas de l’Union européenne, faire fi des règles d’admission semble être une pratique chronique. Les dossiers présentés par les États candidats ont été, quand on l’a souhaité, montés en haut de la pile ou trafiqués pour l’occasion. Et d’autres candidatures, quel qu’en soit l’avancement, sont restées lettres mortes. Pour un collectif qui devrait vraiment nettoyer l’écurie d’Augias avant d’accepter davantage d’occupants, l’allégresse enthousiaste avec laquelle la candidature symbolique présentée par l’Ukraine a été accueillie ne fait pas exception à l’usage.
La guerre en Ukraine a balayé tous les éléments troublants de l’intégration européenne et de ses processus. Tout est désormais fait pour maquiller, habiller et apprêter l’Ukraine du costume d’une véritable instance démocratique européenne faisant face à la barbarie despotique venue de l’Est. Au milieu des débris, tous les opposants à cette barbarie sont des démocrates tolérants, épris de paix, qui chantent des hymnes à l’esprit des lois. Il s’ensuit que l’on ne s’arrête pas à examiner la nature particulière de la société en question. Ce point est frappant pour ce qui concerne le dossier ukrainien.
En matière d’économie et de politique, il serait compliqué de considérer l’Ukraine comme un pays candidat crédible, si l’on s’en tenait aux procédures d’accession standard. Selon les remarques faites par Freedom House, une organisation étasunienne à but non lucratif relativement connue, « la corruption reste endémique, et les initiatives menées pour la combattre ne sont mises en œuvre que partiellement. » L’organisme note également que les attaques contre les journalistes, les activistes en provenance de la société civile et les membres des groupes minoritaires ne sont que trop nombreuses.
Voici quelques-un des problèmes qui ont été avancés pour expliquer les longs temps d’attente aux autres États qui patientent dans la liste d’attente d’adhésion à l’UE. La procédure d’agrandissement est gouvernée par divers pré-requis. Le chapitre 23, par exemple, couvre les aspects judiciaires (indépendance, impartialité, imputabilité), la lutte contre la corruption, les droits fondamentaux (par exemple, le droit à un procès, un droit à un procès juste, les luttes contre les discriminations) et les droits des citoyens de l’UE. Le chapitre 24 couvre les affaires de justice, de liberté et de sécurité, et s’attarde sur la nécessité d’une politique et d’une coopération efficaces sur toute une gamme de sujets.
Avec de tels prérequis, l’administration de l’UE s’est montrée réticente et décourageante au sujet de l’adhésion de divers candidats. Ceux-ci ont quant à eux eu recours à toute une suite d’exigences, parfois formulées selon des termes nationalistes. Le problème est particulièrement prononcé dans l’Ouest des Balkans, où les pays candidats ont été mis en attente dans une salle non chauffée. Bruxelles a fait des merveilles pour abîmer sa propre réputation en cette instance, en bloquant par exemple les négociations d’adhésion de l’Albanie et de la Macédoine du Nord.
En Serbie, les ardeurs visant à rallier l’UE se sont bien calmées. Au mois d’avril 2022, un sondage réalisé par Ipsos et publié dans le journal serbe Blic a révélé que 44% des répondants étaient contre l’adhésion, et que 35% d’entre eux y étaient favorables. C’était la première fois en vingt ans que les opposants passaient en tête. En réponse à cette tendance, Aleksandar Vučić, le président serbe, a affirmé que son pays allait continuer d’arpenter la « voie européenne » de manière digne. Dans l’intervalle, la Serbie allait conserver son « indépendance en matière de prise de décisions, au moins jusqu’à devenir membre de l’UE. »
Aucune évaluation adoucie ou sirupeuse de la société ukrainienne, même émise par les organisations les plus messianiques financées par les États-Unis, n’a été en mesure de répondre aux problèmes spécifiques auxquels fait face la société civile ukrainienne. Mais la guerre est arrivée, et des opportunités en or se sont présentées. Lors de la rencontre du Conseil européen du 23 et 24 juin 2022, la décision a été prise de valider la recommandation émise par la Commission européenne d’accorder à l’Ukraine et à la Moldavie le statut de candidats officiels à l’adhésion.
Mais derrière les apparences, le front unifié qui est présenté est trompeur. Le Danemark et le Portugal ont avancé le fait que, sans la guerre, l’Ukraine peinerait à trouver la moindre place dans la file d’attente des pays ayant commencé à négocier leur adhésion. Et un pays comme la Moldavie aurait figuré encore bien derrière. António Costa, le premier ministre portugais, considère comme plus prioritaire et plus important de maintenir un accord ferme dans la maison européenne. « Le meilleur soutien que l’Union européenne puisse accorder à l’Ukraine est de maintenir sa propre unité. » Il préfère se concentrer sur la construction d’« une plateforme à long terme pour soutenir le rétablissement de l’Ukraine » plutôt que s’essayer à des « débats légaux » prolongés. Aux yeux de Costa, il était impératif d’éviter la création de « faux espoirs qui se transforment en déception amère. »
Même Emmanuel Macron, le président français a produit toute une gamme de signaux divergents, reconnaissant que les dossiers de l’Ukraine et de la Moldavie étaient « très clairement […] en lien avec le contexte. » Il s’agissait d’un fait exceptionnel, reconnaît-il, car l’élargissement étant dans l’ensemble incompatible avec la mission d’intégration du bloc européen. Ses préférences controversées ont penché vers une communauté politique européenne alternative qui pourrait même, en temps voulu, intégrer la Russie.
Dans les cercles spécialisés et académiques, le génie de l’élargissement est également très attaché à la guerre. Vedran Džihić, de l’Institut autrichien des affaires internationales, ainsi que Paul Schmidt, secrétaire général de la Société autrichienne de politiques européennes, y voient une chance d’accélérer le jeu. Ce projet s’était bloqué avec l’accession de la Croatie en 2013. Les auteurs exhortent Bruxelles à dépasser « la rigidité technocratique qui en est arrivée à définir l’élargissement de l’UE et ses politiques de voisinage. » Ils encouragent également une « européanisation géopolitique commune des pays de l’Ouest des Balkans, ainsi que l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie. »
Plus intrigante encore est le renforcement du dossier d’adhésion ukrainien, passé devant les autres États qui piétinent dans la file d’attente : on comprend mal comment l’UE elle-même fonctionne. Giandomenico Majone n’a de cesse que de remettre en question le corps comme occupant un monde où « le langage de la politique démocratique est tout à fait inintelligible », y trouvant un parallèle étroit avec l’ancienne Sparte plutôt qu’avec Athènes, « où l’assemblée populaire votait oui ou non aux propositions avancées par le Conseil des Anciens mais n’avait pas le droit d’émettre ses propres propositions. »
Dans ce monde, les politiques découlent davantage d’une populace émancipée que d’une oligarchie de cabinets, de fonctionnaires et de diplomates. Et finalement, tout ce que l’on trouve à dire sur les instances judiciaires indépendantes, les mesures anti-corruption, et l’imputabilité peut s’appliquer aussi à l’UE, si bien que la candidature de pays comme l’Ukraine et la Moldavie est peut-être moins bizarre qu’il n’y paraît.
Binoy Kampmark
Note du Saker Francophone
Il paraît que l’on vit en France, grâce au Nouveau monde de notre président, dans la raison. C’est bien la science qui gouverne son action jupitérienne, et qui justifie que l’on ne fasse plus jamais recours au référendum, outil sale laissant la populace réagir avec émotions à des sujets qui demandent une pensée complexe. Mais pas de problème pour justifier l’adhésion de l’Ukraine, faisant fi de toute rationalité, pour des raisons émotionnelles, « parce que c’est la guerre« . On attend que des européistes reviennent après cela nous expliquer que « l’Europe, c’est la Paix« .
Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
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