Par Pepe Escobar – Le 27 mars 2021 – Source The Saker Blog
Commençons par le coté comique de cette histoire : le « leader du monde libre » [Biden, Ndt] s’est engagé à empêcher la Chine de devenir la nation « leader » de la planète. Signe qu’il est prêt à remplir une mission aussi exceptionnelle, son « espoir » est de se représenter à la présidence en 2024. Et pas sous la forme d’un hologramme, mais avec la même colistière.
Maintenant que le « monde libre » a poussé un soupir de soulagement, revenons aux choses sérieuses, aux aspects géopolitiques d’un 21e siècle très « shocked and awed ».
Ce qui s’est passé ces derniers jours à Anchorage et à Guilin continue de faire des vagues. Le ministre russe des affaires étrangères, Sergey Lavrov, soulignait que Bruxelles avait « détruit » la relation entre la Russie et l’UE, et faisait le parallèle avec la manière dont le partenariat stratégique global Russie-Chine se renforçait de plus en plus.
Par un heureux hasard, pendant que Lavrov était accueilli comme il se doit par le ministre chinois des affaires étrangères, Wang Yi, à Guilin (déjeuner panoramique sur la rivière Li inclus), le secrétaire d’État américain, Tony Blinken, visitait le quartier général de l’OTAN, situé aux environs de Bruxelles.
Lavrov a clairement indiqué que le cœur de la relation entre la Russie et la Chine tourne autour de l’établissement d’un axe économique et financier pour contrecarrer les accords de Bretton Woods. Cela implique de tout faire pour protéger Moscou et Pékin des « menaces de sanctions de la part d’autres États », de la dédollarisation progressive et des progrès des crypto-monnaies.
Cette « triple menace » est ce qui déclenche la fureur sans limite de l’hégémon.
Sur un plan plus large, la stratégie Russie-Chine implique également que l’interaction progressive entre l’initiative « Nouvelles Routes de la soie » et l’Union économique eurasiatique (UEEA) se poursuivra à un rythme soutenu dans toute l’Asie centrale, l’Asie du Sud-Est, certaines parties de l’Asie du Sud et l’Asie du Sud-Ouest – des étapes nécessaires vers un marché eurasiatique finalement unifié sous une sorte de gestion stratégique sino-russo.
En Alaska, l’équipe Blinken-Sullivan a appris, à ses dépens, qu’on ne badine pas impunément avec un Yoda tel que Yang Jiechi. Maintenant, ils sont sur le point d’apprendre ce que cela signifie d’embêter Nikolai Patrushev, le chef du Conseil de sécurité russe.
Patrushev, aussi Yoda que l’est Yang Jiechi, et maître de l’euphémisme, a délivré un message pas si énigmatique : si les États-Unis créaient des « jours difficiles » pour la Russie, comme ils « le prévoient et veulent le mettre en œuvre », Washington « serait responsable de ses propres initiatives ».
Ce que prépare réellement l’OTAN
Pendant ce temps, à Bruxelles, Blinken jouait le rôle du couple parfait avec la spectaculaire et inefficace Ursula von der Leyen, chef de la Commission européenne (CE). Le scénario ressemblait à ceci. « Nord Stream 2 est vraiment mauvais pour vous. Un accord de commerce et d’investissement avec la Chine est vraiment mauvais pour vous. Maintenant, asseyez-vous et soyez gentille. »
Puis vint l’OTAN, qui a fait tout un spectacle avec son ministre des Affaires étrangères montrant ses gros bras devant le siège. Cela faisait partie d’un sommet qui, comme on pouvait s’y attendre, n’a pas « célébré » le 10e anniversaire de la destruction de la Libye par l’OTAN ou le grand coup de pied au cul que l’OTAN a « enduré » en Afghanistan.
En juin 2020, le secrétaire général en carton-pâte de l’OTAN, Jens Stoltenberg, – en réalité ses manipulateurs militaires américains – présentait ce qui est maintenant connu comme la stratégie OTAN 2030, qui se résume à un mandat politico-militaire de Robocop mondial. Le Sud n’a (pas) été prévenu.
En Afghanistan, selon un Stoltenberg imperméable à l’ironie, l’OTAN soutient la mise en place d’une « nouvelle énergie dans le processus de paix ». Lors du sommet, les ministres de l’OTAN ont également discuté du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord et – sans rire – ont examiné « ce que l’OTAN pourrait faire de plus pour instaurer la stabilité dans la région ». Les Syriens, les Irakiens, les Libanais, les Libyens et les Maliens aimeraient bien en savoir en peu plus à ce sujet.
Après le sommet, Stoltenberg a donné une conférence de presse d’une somnolence proverbiale, au cours de laquelle l’accent a été mis sur la Russie et son « modèle de comportement répressif à l’intérieur du pays et de comportement agressif envers l’étranger ».
Toute la rhétorique sur le fait que l’OTAN « construit la stabilité » s’évanouit lorsqu’on examine ce qui se cache réellement derrière l’OTAN 2030, via un rapport de « recommandations » étoffé, rédigé par un groupe « d’experts ».
Nous y apprenons les trois éléments essentiels :
1. « L’Alliance doit répondre aux menaces et aux actions hostiles de la Russie (…) sans retour au ‘business as usual’, à moins que le comportement agressif de la Russie ne change et que celle-ci ne revienne au plein respect du droit international. »
2. La Chine est dépeinte comme un tsunami de « défis sécuritaires » : « L’Alliance devrait assimiler le défi chinois au niveau structurel et envisager la création d’un organe consultatif chargé d’examiner tous les aspects des intérêts sécuritaires des Alliés vis-à-vis de la Chine ». L’accent est mis sur « la défense contre toute activité chinoise susceptible d’avoir une incidence sur la défense collective, l’état de préparation militaire ou la résilience dans la zone de responsabilité du Commandant suprême des forces alliées en Europe (SACEUR) ».
3. « L’OTAN devrait définir un plan d’action global (c’est moi qui souligne) pour mieux utiliser ses partenariats afin de promouvoir ses intérêts stratégiques. Elle devrait passer de l’approche actuelle axée sur la demande à une approche axée sur les intérêts (c’est moi qui souligne) et envisager de fournir des flux de ressources plus stables et prévisibles pour ses activités de partenariat. La politique de la porte ouverte de l’OTAN devrait être maintenue et revigorée. L’OTAN devrait étendre et renforcer ses partenariats avec l’Ukraine et la Géorgie. »
À la santé de la triple menace. Pourtant, le « Top of the Pops » – sous forme de contrats juteux pour le complexe militaro-industriel – est vraiment là :
« Le défi géopolitique le plus profond est posé par la Russie. Si la Russie est une puissance en déclin sur le plan économique et social, elle s’est montrée capable d’agression territoriale et restera probablement une menace majeure pour l’OTAN au cours de la prochaine décennie. »
L’OTAN est peut-être l’acteur, mais le scénario principal vient directement de l’État profond – avec la Russie qui « cherche une hégémonie », qui étend la guerre hybride (le concept a en fait été inventé par l’État profond) et qui manipule « la cybernétique, les assassinats sanctionnés par l’État et les empoisonnements en utilisant des armes chimiques, la coercition politique et d’autres méthodes pour violer la souveraineté des alliés ».
Pour sa part, Pékin utilise « la force contre ses voisins, ainsi que la coercition économique et la diplomatie d’intimidation bien au-delà de la région indo-pacifique. Au cours de la prochaine décennie, il est probable que la Chine remette également en question la capacité de l’OTAN à construire une résilience collective. »
Le Sud global devrait être très conscient de la promesse de l’OTAN de sauver le « monde libre » de ces démons autocrates.
L’interprétation du « Sud » par l’OTAN englobe l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, en fait partout, de l’Afrique subsaharienne à l’Afghanistan. Toute ressemblance avec le concept du « Grand Moyen-Orient » de l’ère Dubya, qui n’existe plus, n’est pas fortuite.
L’OTAN insiste sur le fait que cette vaste étendue est caractérisée par « la fragilité, l’instabilité et l’insécurité » – refusant bien sûr de révéler son propre rôle en tant que responsable de cette instabilité, en Libye, en Irak, dans certaines parties de la Syrie et en Afghanistan.
Parce qu’en fin de compte… tout est de la faute de la Russie : « Au sud, le défi comprend la présence de la Russie et, dans une moindre mesure, de la Chine, qui exploitent les fragilités régionales. La Russie s’est réinsérée au Moyen-Orient et en Méditerranée orientale. En 2015, elle est intervenue dans la guerre civile syrienne et y reste. La politique de la Russie au Moyen-Orient est susceptible d’exacerber les tensions et les troubles politiques dans toute la région, car elle propose une quantité croissante de moyens politiques, financiers, opérationnels et logistiques à ses partenaires. L’influence de la Chine au Moyen-Orient s’accroît également. Elle a signé un partenariat stratégique avec l’Iran, elle est le plus grand importateur de pétrole brut d’Irak, elle s’est immiscée dans le processus de paix en Afghanistan et est devenue le plus grand investisseur étranger de la région. »
Voici, en résumé, et pas vraiment codée, la feuille de route de l’OTAN jusqu’en 2030 pour harceler et tenter de démanteler tous les recoins pertinents de l’intégration eurasiatique, en particulier ceux directement liés aux projets d’infrastructure/connectivité des Nouvelles Routes de la Soie (investissement en Iran, reconstruction de la Syrie, reconstruction de l’Irak, reconstruction de l’Afghanistan).
L’idée est d’adopter une « approche à 360 degrés de la sécurité » qui « deviendra un impératif ». Traduction : L’OTAN s’attaque à de vastes pans du Sud, à grande échelle, sous prétexte de « faire face à la fois aux menaces traditionnelles émanant de cette région, comme le terrorisme, et aux nouveaux risques, notamment la présence croissante de la Russie et, dans une moindre mesure, de la Chine ».
Une guerre hybride sur deux fronts
Et dire que dans un passé pas si lointain, on observait encore quelques éclairs de lucidité émanant de l’establishment américain.
Très peu de gens se souviennent qu’en 1993, James Baker, ancien secrétaire d’État sous papa Bush, a avancé l’idée d’étendre l’OTAN à la Russie, qui à l’époque, sous Eltsine et une bande de libre-échangistes Milton Friedmanesques, était dévastée, mais gouvernée par la « démocratie ». Mais Bill Clinton était déjà au pouvoir, et l’idée a été dûment écartée.
Six ans plus tard, George Kennan, celui qui avait pourtant inventé l’endiguement de l’URSS, estimait que l’annexion par l’OTAN d’anciens satellites soviétiques était « le début d’une nouvelle guerre froide » et « une erreur tragique ».
Il est extrêmement instructif d’examiner et de réétudier toute la décennie qui s’est écoulée entre la chute de l’URSS et l’élection de Poutine à la présidence, à travers le livre du vénérable Evgueni Primakov, « Russian Crossroads : Toward the New Millenium », publié aux États-Unis par Yale University Press.
Primakov, l’initié ultime des renseignements, qui a commencé comme correspondant de la Pravda au Moyen-Orient, ancien ministre des affaires étrangères et également Premier ministre, a regardé de près l’âme de Poutine, à plusieurs reprises, et a aimé ce qu’il a vu : un homme intègre et un professionnel accompli. Primakov était un multilatéraliste avant la lettre, l’instigateur conceptuel du RIC (Russie-Inde-Chine) qui, au cours de la décennie suivante, a évolué vers les BRICS.
C’était l’époque – il y a exactement 22 ans – où Primakov était dans un avion à destination de Washington lorsqu’il a reçu un appel du vice-président de l’époque, Al Gore : les États-Unis étaient sur le point de commencer à bombarder la Yougoslavie, un allié russe slave-orthodoxe, et l’ancienne superpuissance ne pouvait rien y faire. Primakov a ordonné au pilote de faire demi-tour et de rentrer à Moscou.
Aujourd’hui, la Russie est suffisamment puissante pour faire avancer son propre concept de Grande Eurasie, qui, à l’avenir, devrait équilibrer – et compléter – les Nouvelles Routes de la Soie chinoises. C’est la puissance de cette double hélice – qui va inévitablement attirer des secteurs clés de l’Europe occidentale – qui rend la classe dirigeante de l’hégémon si confuse.
Glenn Diesen, auteur de « Russian Conservatism : Managing Change Under Permanent Revolution », que j’ai analysé dans « Why Russia is Driving the West Crazy », et l’un des meilleurs analystes mondiaux de l’intégration de l’Eurasie, a résumé la situation : « Les États-Unis ont eu de grandes difficultés à convertir la dépendance sécuritaire des alliés en loyauté géo-économique, comme en témoigne le fait que les Européens continuent d’acheter des technologies chinoises et de l’énergie russe. »
D’où la stratégie permanente du « Diviser pour mieux régner », dont l’un des principaux objectifs est de cajoler, forcer, soudoyer, et tout ce qui précède, pour que le Parlement européen fasse échouer l’accord de commerce et d’investissement Chine-UE.
Wang Yiwei, directeur du Centre d’études européennes de l’université Renmin et auteur du meilleur livre « made in China » sur les Nouvelles Routes de la Soie, voit clair dans la fanfaronnade « America is back » : « La Chine n’est pas isolée par les États-Unis, l’Occident ou même l’ensemble de la communauté internationale. Plus ils montrent de l’hostilité, plus ils montrent qu’ils sont inquiets. Lorsque les États-Unis sont obligés de parcourir fréquemment le monde pour demander le soutien, l’unité et l’aide de leurs alliés, cela signifie simplement que l’hégémonie américaine s’affaiblit. »
Wang prévoit même ce qui pourrait arriver si l’actuel « leader du monde libre » était empêché de remplir sa mission exceptionnelle : « Ne vous laissez pas berner par les sanctions entre la Chine et l’UE, qui sont inoffensives pour les liens commerciaux et économiques, et les dirigeants de l’UE ne seront pas assez stupides pour abandonner totalement l’accord global sur l’investissement entre la Chine et l’UE, car ils savent qu’ils n’obtiendront jamais un aussi bon accord lorsque Trump ou le trumpisme reviendra à la Maison Blanche. »
La géopolitique du 21e siècle, telle qu’elle a été configurée au cours de ces deux cruciales dernières semaines, indique clairement que le moment unipolaire est six pieds sous terre. L’hégémon ne l’admettra jamais, d’où la contre-attaque de l’OTAN, qui a été conçue à l’avance. En fin de compte, l’hégémon a décidé de ne pas s’engager dans des accommodements diplomatiques, mais de mener une guerre hybride sur deux fronts contre un partenariat stratégique de concurrents diabolisés sans relâche.
Et, comme un signe de ces temps emportés, il n’y a pas de James Baker ou de George Kennan pour leur donner de conseils contre une telle folie.
Pepe Escobar
Traduit par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone
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