L’ère Poutine-Xi va-t-elle supplanter le désordre libéral occidental ?


Une approche confucéenne serait peut-être la marche à suivre vers une intégration eurasiatique


Par Pepe Escobar – le 25 mars 2018 – Source Asia Times

Le récent amendement de la Constitution chinoise qui permet à Xi Jinping de prolonger sa présidence de plusieurs mandats et de se maintenir au pouvoir suffisamment longtemps pour mettre en place un processus de « rajeunissement national » associé aux élections en Russie qui maintiennent Vladimir Poutine dans ses fonctions, garantissent une stabilité et une continuité du partenariat stratégique sino-russe pour la prochaine décennie.

Ce partenariat facilite les interactions entre d’une part l’initiative Une ceinture, Une route (OBOR) et l’Union économique eurasienne ; d’autre part entre la coordination des politiques au sein de l’Organisation de Coopération de Shanghai, les BRICS et le G20 et enfin entre tous les acteurs du processus en cours d’intégration eurasiatique.

Le renforcement de ce qui doit être compris comme étant « une ère Poutine-Xi »  ne peut que rendre les libéraux et néolibéraux occidentaux absolument livides.
Les acteurs du capitalisme ont toujours cru à leur propre récit de propagande, qui lie étroitement l’expansion du capitalisme à l’inexorable avancée de la démocratie.

Appliquer à cette fable un raisonnement critique permet enfin de la dénoncer pour ce qu’elle est, une grande illusion.

Ce qui s’est réellement passé depuis le début des années 1980 est que le capitalisme survitaminé à l’occidentale doit son succès à une variante d’un esclavagisme nouveau qui s’est développé dans les Zones économiques spéciales de Chine. À cela il faut ajouter la sempiternelle arrogance des élites occidentales qui ont parié sur le fait que la Chine, considérée dans le meilleur des cas comme un réservoir de travailleurs à bas coût, et une Russie affaiblie dans les années 1990 n’apprendraient jamais assez vite pour un jour venir concurrencer l’Occident, aussi bien économiquement que politiquement.

Mais le verdict historique est sans appel et montre qu’il n’existe aucune corrélation entre le marché « libre » (en général plus libre pour ceux qui ont plus de poids économique) et la libéralisation politique. La monarchie prussienne a abaissé les barrières commerciales et cela a abouti à la création en 1834 de l’Union douanière allemande. À l’opposé, le Troisième Reich s’est développé entre 1933 et 1938 sur un système alliant un capitalisme outrancier à un régime totalitaire.

Le système chinois, au sein duquel un parti marxiste contrôle l’État pour garantir l’intégrité nationale, n’entre pas dans la catégorie des démocraties libérales. Le penseur iconoclaste Minxin Pei, auteur de China’s Trapped Transition, expliquait déjà il y a 12 ans que le Parti communiste chinois n’opèrerait jamais sa transition vers le modèle de la démocratie libérale à l’occidentale (montrant ainsi qu’il avait parfaitement compris, à la lettre, les enseignements du Petit timonier, Deng Xiaoping).

Il avait raison de dire que la Chine « n’a aucun intérêt à devenir un membre du club occidental. La Chine veut tirer profit de l’ordre libéral occidental mais en rejette les valeurs politiques et craint ses alliances militaires. Aujourd’hui, la Chine est en position de force pour créer son propre club ».

Là où Pei avait tort, c’est quand il disait que le PCC ralentirait la croissance économique chinoise (« La perspective d’une stagnation à la japonaise est avérée »). Xi Jinping et sa nouvelle fine équipe gouvernante ont besoin de temps pour réussir à transformer le modèle économique chinois.

Si l’on ignore la diabolisation puérile dont fait continuellement objet la Russie, le fait est que ce pays est une démocratie, aussi imparfaite soit-elle. Il est important d’analyser la façon dont une jeune démocratie peut faire l’objet de manipulations. Le troisième chapitre du nouvel ouvrage de F. William Engdahl, Destinée manifeste : la démocratie comme dissonance cognitive,  détaille la mise à sac de la Russie ; comment les « réformes de marché » de Boris Eltsine, facilitées par les « Harvard boys », ont permis à une clique d’oligarques milliardaires (dont Mikhail Khodorkovsky, Boris Berezovsky et Roman Abramovitch) de s’approprier des pans entiers d’une économie qui était en train de subir une thérapie de choc.

Entre 1991 et 1997, le PNB de la Russie s’est effondré de 83%, tandis que les investissements dans l’économie plongeaient de 92%.

Le cas de Khodorkovsky fait figure de symbole. Par le biais de la société Youkos, il détenait les champs pétrolifères de Sibérie et s’apprêtait à tous les vendre à des sociétés occidentales en 2003,  moment où Poutine décida de s’attaquer à lui. Il ne fait aucun doute que cet épisode de la libéralisation russe a été étudié dans les moindres détails par l’équipe au pouvoir à Beijing. Le contrôle des ressources stratégiques nationales est la dernière ligne rouge à ne pas franchir.

Pour Poutine comme pour Xi, l’arbitre ultime est l’État et pas une clique d’oligarques comme c’est devenu la norme dans tout l’Occident libéral ou néo-libéral. Au niveau des BRICS, on voit un parallèle avec l’usurpateur actuellement installé dans le fauteuil présidentiel brésilien, qui ne ménage pas ses efforts pour faire passer la plupart des réserves pétrolières du Brésil, ainsi que le fleuron de l’aéronautique nationale Embraer dans des mains étrangères.

Dans le doute, demandez à Confucius

Les défenseurs de l’establishment occidental ont pris pour habitude de pleurnicher sur la « disparition de l’ordre libéral mondial ». Certaines personnes reconnaissent qu’il n’est « ni libéral, ni mondial, ni ordonné ».

D’autres défenseurs moins importants sont plus réalistes et remarquent que les politiciens occidentaux ont complètement ignoré le mécontentement populaire sur de nombreuses questions, tout en continuant de croire qu’il leur est possible de « restaurer les fondations morales de la démocratie ».

Ce n’est pas possible, en tout cas pas sous le crédo néolibéral à la mode qui consiste à dire qu’il n’existe aucune alternative au « progrès » néolibéral. Les défenseurs du néolibéralisme, de droite comme de gauche, ne parviennent pas à comprendre l’ascension du populisme, parce que les citoyens sous l’influence de ce populisme perçoivent clairement la décrépitude avancée des mythes que sont « l’État de droit et la souveraineté nationale ». Les défenseurs du néo-libéralisme, dans le meilleur des cas, déplorent de façon nostalgique « la perte d’influence des élites ».

La Chine, la Russie, l’Iran et la Turquie, tous acteurs de l’intégration eurasiatique, sont peut-être tous des systèmes autoritaires à des degrés différents. Et on peut arguer qu’à part la Chine, ils sont tous en sous-performance économique par rapport à leur vrai potentiel.

Cependant, ils placent au-dessus de tout la souveraineté nationale dans un contexte multipolaire. C’est leur réponse conceptuelle au (dés)ordre mondial (il)libéral. Leur réponse au dogme « Il n’y pas d’alternative au néo-libéralisme ».

Quant à la « perte d’influence des élites » ce n’est une formule pour décrire la clique auto-proclamée des riches et puissants, adoptant constamment des postures vertueuses et la peur profonde qu’ils ont de voir le momentum unipolaire occidental se dissoudre sous leurs yeux plus tôt qu’ils ne l’avaient envisagé.

Toutes ces contradictions sont exacerbées dans le cas de l’Union européenne. L’UE, depuis le Traité de Maastricht, a été façonnée en ce qu’Angela Merkel appelle la Bundesrepublik Europa, la République fédérale d’Europe. Quiconque est familier avec le fonctionnement de Bruxelles sait que ces cohortes d’eurocrates exempts de taxes tirent le maximum d’un système kafkaïen hyper-centralisé et bureaucratique de règles, les tenant ainsi à l’écart de la réalité de tout citoyen européen.

La notion même de promouvoir « l’intégration économique » et les mesures d’austérité qui l’accompagnent sont on ne peut plus anti-démocratiques.

À cela s’ajoutent les scandales aux échelons les plus élevés des États, qui ne font qu’éroder un peu plus la confiance dans la primauté du modèle démocratique libéral à l’occidentale. Cela inclut notamment la possibilité réelle que le Colonel Kadhafi ait financé la campagne présidentielle de Sarkozy en 2007 en France ; une affaire des plus vaseuses avec son comptant de politique énergétique, de politique de gestion de l’eau et les habituelles ventes d’armes au cours desquelles les démocraties libérales occidentales font passer par la fenêtre toute supériorité morale supposée.

Quel contraste avec Xi Jinping, appelé communément « dirigeant fondamental »  (hexin lingdao), une sorte de primus inter pares dans une version sinisée de la République de Platon. Les Lumières de l’héritage helléno-romain n’ont plus le monopole des cœurs. Et malgré cela, ne nous attendons pas à ce que l’Occident arrogant se mette à écouter les conseils de Confucius.

Pepe Escobar

Traduit par Laurent Schiaparelli, relu par Catherine pour Le Saker Francophone

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