Une interview de William Engdahl – Le 17 juin 2017 –Source New Eastern Outlook
Il est clair à présent que la récente visite du président américain Trump en Arabie saoudite et en Israël cherchait à faire bouger les choses, afin de modifier fondamentalement l’équilibre actuel des pouvoirs dans tout le Moyen-Orient, à l’avantage de la géopolitique énergétique américaine. Comme dans la plupart des choses que Washington tente de faire pour consolider sa domination mondiale en déclin rapide, cette dernière initiative pour inciter le Royaume saoudien à déclencher un changement de régime au Qatar et à escalader une forme de guerre pétrolière déguisée en conflit de pouvoir sunnite-chiite semble déjà mal partie.
Je partage avec vous une interview récente que j’ai donnée à un journal de langue arabe.
Question : – Que pouvez-vous dire, au sujet du conflit entre les états du Golfe et le Qatar, qui a débuté après le sommet arabo-islamo-américain à Riyadh?
William Engdahl : – À mon avis, c’est une profonde lutte de pouvoir entre le Qatar et l’Arabie saoudite qui a peu à voir avec les raisons déclarées concernant les Frères musulmans et l’Iran. L’action visant à isoler le Qatar a été clairement instiguée lors de la récente visite du président américain Trump à Riyad, où il a proposé l’idée malheureuse d’une « OTAN arabe » dirigée par l’Arabie saoudite, pour s’opposer à l’influence iranienne dans la région.
L’initiative saoudienne, visiblement lancée par le prince Bin Salman, le ministre de la Défense, ne vise pas à lutter contre le terrorisme. S’il s’agissait de terrorisme, Bin Salman devait s’arrêter lui-même et la plupart de son cabinet, comme l’un des plus grands financiers du terrorisme au monde et fermer toutes les écoles coraniques financées par l’Arabie saoudite dans le monde entier, du Pakistan à la Bosnie-Herzégovine et au Kosovo. Un autre facteur, selon des sources bien informées en Hollande, est que Washington voulait punir le Qatar pour avoir accepté de vendre son gaz naturel à la Chine non pas en dollars américains, mais en renminbis. Cela a apparemment alarmé Washington, car le Qatar est le plus grand exportateur mondial de gaz liquéfié, dont la plus grande partie part vers l’Asie.
De plus, le Qatar agissait de plus en plus indépendamment de l’Arabie saoudite et menaçait la domination saoudienne sur les États du Golfe. Le Koweït, Oman, ainsi que la Turquie se rapprochent du Qatar, et même le Pakistan y réfléchit à deux fois avant d’adhérer à une « OTAN arabe » dirigée par l’Arabie saoudite. Bin Salman s’avère être un désastre en tant que stratège militaire, comme l’a démontré la débâcle du Yémen.
En ce qui concerne l’avenir, il semble que le Qatar ne soit pas sur le point de changer d’avis et de se soumettre aux actions saoudiennes. Déjà, le cheikh Tamim bin Hamad al-Thani évolue pour établir des liens plus étroits avec l’Iran, avec la Turquie, ce qui pourrait inclure un soutien militaire turc, et plus récemment avec la Russie. Le Koweït et Oman essaient en urgence de faire changer d’avis les Saoudiens, mais il est peu probable qu’ils y arrivent, car derrière l’Arabie saoudite se tiennent les États-Unis et leur promesse de vente de dizaines de milliards de dollars d’armes américaines. Ce mouvement insensé par les États-Unis d’utiliser leur proxy, dans ce cas Riyad, pour discipliner ceux qui ne se « comportent » pas selon les vœux de Washington, pourrait bien être le tournant, le point de l’effondrement, de l’influence restante des États-Unis dans tout le Moyen-Orient, au cours des prochaines années.
– Le terrorisme menace le monde. Quelle est votre opinion, selon ce que vous avez écrit dans votre livre A Century of War : Anglo-American Oil Politics et d’autres écrits sur Daesh (EI), sur l’histoire réelle des récents « conflits de civilisation » entre l’Orient et l’Occident et entre l’Occident et l’Islam?
– Nous devons garder à l’esprit que toutes les organisations terroristes sérieuses sont parrainées par un État. Toutes. Que ce soit Daesh, al-Nusra, les Moudjahidines en Afghanistan ou le groupe Maute aux Philippines. La question pertinente est de savoir quels sont ces États qui parrainent les terroristes. Aujourd’hui, l’OTAN est la plus grande complice de parrainage du terrorisme, en l’utilisant comme une arme pour réaliser ses objectifs géopolitiques. Et au sein de l’OTAN, les États-Unis sont le sponsor numéro un, en utilisant souvent de l’argent saoudien et jusqu’à récemment, ironiquement, des fonds Qatari.
Mon nouveau livre, The Lost Hegemon : Whom the Gods Would Destroy [L’hégémonie perdue: Qui les dieux pourraient détruire], donne une vision beaucoup plus détaillée de l’utilisation faite, à la fois par les renseignements britanniques, par le Troisième Reich sous Himmler et, depuis les années 1950, par la CIA, des Frères musulmans et leurs futurs « rejetons », y compris les Moudjahidines afghans d’Oussama ben Laden, qui ont fait partie de l’Opération Cyclone, menée par la CIA pour vaincre les Soviétiques en Afghanistan au cours des années 1980.
Les Moudjahidines de la CIA, formés par l’ISI pakistanais et recrutés pour la CIA par Oussama ben Laden sous la supervision du Prince Turki al-Faisal, le célèbre chef des renseignements saoudiens, ont ensuite été amenés par des avions de la CIA, après que les Soviétiques avaient quitté l’Afghanistan en 1989, dans les anciennes républiques d’Union soviétique pour y semer le trouble. Dont l’Azerbaïdjan, où la CIA les a utilisé pour renverser le gouvernement en faveur du dictateur Aliyev, qui était plus enclin à donner les droits d’exploitation du pétrole à BP et à des entreprises américaines, et à abandonner l’utilisation de l’oléoduc, datant de l’ère soviétique, qui traverse la Tchétchénie russe.
Ensuite, la CIA a emmené les terroristes Moudjahidines vétérans afghans qu’elle avait formés – y compris Oussama ben Laden – en Tchétchénie, pour déstabiliser l’oléoduc russe partant de Bakou et traversant la Russie. Cela, pour ouvrir la voie à l’oléoduc anglo-américain Baku-Tbilisi-Ceyhan. Pour contrôler le pétrole.
Dans mon livre, The Lost Hegemon, je signale l’évolution de ces terroristes mercenaires de la CIA qui se cachent derrière une façade de « dévots fondamentalistes musulmans ». La CIA et le Pentagone les ont emmenés en Irak après 2003, où les opérations militaires américaines du général David Petraeus ont effectivement créé al-Qaïda en Irak. Ensuite, les États-Unis ont lancé le printemps arabe en 2011, pour forcer un changement de régime dans tout le monde musulman, dans le but de contrôler militairement toutes les ressources pétrolières et gazières, un long rêve de la CIA et de ce que certains appellent « l’État profond » états-unien.
Puisque le printemps arabe de Washington n’est pas parvenu à faire tomber Kadhafi par des manifestations pacifiques comme en Tunisie ou en Égypte, Washington a opté pour une solution militaire, en utilisant la France et les bombes de l’OTAN comme acteur principal. Cependant, quand ils ont essayé la même chose en Syrie contre Bachar al-Assad, qui s’opposait à l’ordre du jour de Washington, ils ne pouvaient plus le faire, principalement à cause des vétos chinois et russe au Conseil de sécurité de l’ONU. Après septembre 2015, lorsque la Russie a répondu à l’appel d’Assad pour l’aider à vaincre les terroristes étrangers et que la Russie a brillamment et rapidement répondu, il a été montré à tout le monde que Washington avait menti en disant tenter de vaincre Daesh ou l’État dit islamique.
La vraie histoire de la montée du soi-disant terrorisme islamique est la tentative de plus en plus désespérée, de l’État profond anglo-américain, de contrôler la montée en puissance de l’Eurasie, en particulier de la Chine, en combinaison maintenant avec la Russie, et de plus en plus avec les républiques d’Iran et celles d’Asie centrale, tout comme celles d’Asie du Sud. Si nous ne comprenons pas cela, les événements récents du Moyen-Orient n’ont plus de sens.
Les stratèges de Washington croient encore que s’ils obtiennent le contrôle du bassin pétrolier et gazier moyen-oriental, ils peuvent, comme l’a déclaré Henry Kissinger dans les années 1970, « contrôler le pétrole et donc contrôler toutes les nations », en particulier la Chine et la Russie et aussi l’Allemagne et l’Europe. Leur stratégie a échoué mais Washington et le Pentagone refusent de voir les raisons de leurs échecs répétées. La réalité cachée du pouvoir mondial américain est que le «géant» américain est une superpuissance en faillite, tout comme la Grande-Bretagne après sa Grande Dépression de 1873, qui dura jusqu’en 1914. La Grande-Bretagne a déclenché une guerre mondiale en 1914, pour tenter désespérément de conserver son pouvoir mondial. Cela a échoué, pour les raisons que j’expose dans mon livre Century of War.
Aujourd’hui, pour les mêmes raisons, en donnant au pouvoir des conglomérats financiers américains la priorité sur les intérêts de l’économie industrielle nationale, la dette américaine, qu’elle soit nationale, privée, ou celles des entreprises, est hors de contrôle. Reagan et Cheney se sont trompés. La dette est importante.
Huit ans après la plus grande crise financière de l’histoire, à savoir la crise immobilière américaine de 2008, la Banque centrale états-unienne est incapable d’augmenter ses taux d’intérêt au delà des 1% sans risquer une nouvelle crise financière. Rien que cela donne une idée du degré de la crise du système dollar. Les économistes privés estiment que le véritable chômage américain aujourd’hui représente près de 23% de la main-d’œuvre, et non les 4 à 5% mythiques cités par le gouvernement américain.
– Comment commenteriez-vous la position des États-Unis, concernant les conflits arabo-arabes et islamo-islamiques?
– Washington veut des conflits afin de diviser pour mieux régner. Comme l’a dit Dick Cheney dans un discours à Londres, en septembre 1999, au London Institute of Petroleum, lorsque Cheney était président de la plus grande société de services pétroliers au monde, Halliburton, les pays riches en pétrole du Moyen-Orient sont « là où le prix est finalement décidé ». La politique a été de briser le contrôle des monarchies nationales arabes et la menace de la richesse croissante des fonds souverains arabes fondés sur le pétrole, qui menaçaient de s’éloigner du dollar.
Par exemple, en 2010, sous l’initiative du libyen Kadhafi, le tunisien Ben Ali, l’égyptien Moubarak et la Libye avaient l’intention d’émettre un Dinar d’or arabe et d’exiger le paiement de leurs exportations de pétrole en dinar d’or et non en dollars américains, tout cela formant l’embryon d’une banque pan-arabe. Cela aurait marqué la fin du dollar, le pilier clé de l’hégémonie américaine. Les courriels publiés de la secrétaire d’État, Hillary Clinton, à son conseiller privé sur la Libye, Sid Blumenthal, confirment ce point comme étant la raison de l’urgence de Washington pour destituer ces trois là – Ben Ali, Moubarak et Kadhafi – au cours des soi-disant « printemps arabes ».
– À votre avis, quelle est le nouvel ordre mondial, après les récentes attaques d’EI contre Londres et l’Iran?
– Je n’appellerai pas cela un nouvel ordre mondial après les récentes attaques de Londres et de Téhéran. Nous sommes plutôt au milieu de la désintégration de l’ancien ordre mondial, un ordre dominé depuis deux cent ans, depuis la victoire britannique à Waterloo, d’abord par un empire britannique et, après 1945, par un empire anglo-américain fondé sur le soft power, le contrôle de l’OTAN, le contrôle du FMI et de la Banque mondiale et un pouvoir militaire suprême, ou presque.
Cet ordre est aujourd’hui en faillite. La chute du pouvoir américain, à mon avis, a débuté en août 1971, lorsque le président Nixon a détruit les accords de Bretton Woods et a clos la période où la Réserve fédérale s’appuyait sur l’or. Depuis lors, le pouvoir monétaire de Wall Street a transformé, par un coup d’État silencieux, les États-Unis de ma jeunesse, dans les années 1950 et 1960, d’une république démocratique plus ou moins fonctionnelle, en une oligarchie où l’argent contrôle tout, des présidents, comme Obama ou Trump, jusqu’aux membres du Congrès qui font les lois. C’est un état de choses très dangereux pour les américains et pour le monde entier.
Nous ne saurons peut être jamais qui était derrière les attaques de Londres ou de Téhéran, mais un fort soupçon pointe vers Washington, ou le Mossad ou leur proxy saoudien, dans le cas de Téhéran.
Le recours au terrorisme pour faire avancer les intérêts nationaux, de n’importe quelle nation, n’est pas un signe de force fondamentale mais plutôt de faiblesse pathétique. Aujourd’hui, notre monde est au milieu d’un profond changement de paradigme, un changement géopolitique vraiment tectonique, d’éloignement d’un système où une nation dirige le monde entier, la version américaine de la mondialisation et du Nouvel ordre mondial comme l’appelait fièrement David Rockefeller. Ce système pourrait bien être mort avec lui et son conseiller de longue date Brzezinski.
Maintenant, les nations d’Eurasie construisent un nouveau monde, avec des investissements énormes dans la croissance économique, dans les infrastructures, les liaisons ferroviaires à grande vitesse, des nouveaux ports en eau profonde, tous reliant les peuples de toute l’Eurasie, de Pékin à Moscou à Brême ou à Rotterdam, à Téhéran, peut-être à Istanbul et au-delà. Pendant plus de deux décennies, tout ce que les États-Unis ont offert au monde était une politique étrangère guerrière et destructrice contre toute menace à son pouvoir, à son hégémonie défaillante. Maintenant, le monde a la chance, pour la première fois depuis plusieurs siècles, de construire et de développer une civilisation de manière vraiment positive. Le monde futur dépendra du choix que nous ferrons aujourd’hui.
William Engdahl
Traduit par Wayan, relu par nadine pour le Saker Francophone
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