L’arme silencieuse de Washington pour des guerres pas si tranquilles


2015-02-05_10h48_03Par F.William Engdall – Le 20 août 2018  – Source NEO

Aujourd’hui, l’arme de destruction massive la plus meurtrière de l’arsenal de Washington n’est ni le Pentagone ni ses machines à tuer traditionnelles. C’est de facto une arme silencieuse : la capacité de Washington à contrôler l’approvisionnement mondial en monnaie, en dollars, grâce aux actions de la Réserve fédérale, entreprise privée, en coordination avec le Trésor américain et certains groupes financiers de Wall Street.

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Développé en quelques décennies depuis le découplage du dollar de l’or, décidé par Nixon en août 1971, le contrôle du dollar est aujourd’hui une arme financière à laquelle peu de pays, voire aucun, n’est en mesure de résister, du moins pas encore.

Il y a dix ans, en septembre 2008, le secrétaire américain au Trésor, Henry Paulson, ancien banquier de Wall Street, a délibérément débranché le système du dollar mondial en autorisant la banque d’investissement de taille moyenne à Wall Street, Lehman Bros, à faire faillite. À ce moment-là, grâce à la source d’argent illimitée de la Fed, appelée Quantitative Easing, une demi-douzaine de grandes banques de Wall Street, dont Goldman Sachs – banque d’affaire dirigée [précédemment, NdT] par Paulson – ont été sauvées d’une débâcle créée par leur financement exotique. La Fed a également donné une somme sans précédent de centaines de milliards de dollars – sous forme de lignes de crédit – aux banques centrales de l’UE pour éviter une pénurie de dollars qui aurait provoqué l’effondrement de toute l’architecture financière mondiale. À l’époque, six banques de la zone euro avaient des engagements en dollars supérieurs à 100% du PIB de leur pays.

Un monde gavé de dollars

Depuis cette époque, il y a dix ans, l’offre de dollars bon marché au système financier mondial a atteint des niveaux sans précédent. L’Institute for International Finance (IIF) à Washington estime que la dette des ménages, des gouvernements, des entreprises et du secteur financier dans les trente plus grands marchés émergents a atteint 211% du produit intérieur brut au début de cette année. Il était de 143% à la fin de 2008.

D’autres données de l’IIF de Washington indiquent l’ampleur du piège de la dette qui n’est que dans ses premières phases de détonation dans les économies les moins avancées, de l’Amérique latine à la Turquie en passant par l’Asie. Hors Chine, la dette totale des marchés émergents, toutes devises confondues y compris domestiques, a presque doublé, passant de $15 000 milliards en 2007 à $27 000 milliards à fin 2017. Durant la même période, la dette chinoise est passée de 27% à 48% du PNB. Pour le groupe des pays émergents, leurs dettes libellées en dollars américains sont passées de 2 800 milliards de dollars en 2007 à 6 000 milliards de dollars. Les sociétés turques doivent aujourd’hui près de 300 milliards de dollars en dette extérieure, soit plus de la moitié du PIB. Les marchés émergents ont préféré le dollar pour plusieurs raisons.

Tant que ces économies émergentes se développaient, gagnant des dollars d’exportation à un taux croissant, la dette était gérable. Maintenant, tout commence à changer. L’agent de ce changement est la banque centrale la plus politique du monde, la Réserve fédérale américaine, dont le nouveau président, Jerome Powell, est un ancien associé du sinistre groupe Carlyle. Faisant valoir que l’économie nationale américaine est suffisamment forte pour pouvoir ramener les taux d’intérêt en dollars américains à la « normale », la Fed a entamé un virage titanesque dans la livraison de liquidités à l’économie mondiale. Powell et la Fed savent très bien ce qu’ils font. Ils font monter en flèche le dollar pour déclencher une nouvelle crise économique majeure dans le monde émergent, en particulier dans les économies clés d’Eurasie telles que l’Iran, la Turquie, la Russie et la Chine.

Malgré tous les efforts de la Russie, de la Chine, de l’Iran et d’autres pays pour s’éloigner de la dépendance au dollar américain vis-à-vis du commerce et de la finance globalisés, le dollar reste incontesté comme monnaie de réserve des banques centrales mondiales, soit environ 63% des réserves des banques centrales En outre, près de 88% des transactions en devises sont effectuées en dollars américains. La plupart des échanges pétroliers, de l’or et des matières premières sont libellés en dollars. Depuis la crise grecque de 2011, l’euro n’a pas été un sérieux rival pour l’hégémonie de la monnaie de réserve. Sa part dans les réserves est d’environ 20% aujourd’hui.

Depuis la crise financière de 2008, le dollar et l’importance de la Fed ont atteint des niveaux sans précédent. Cela commence seulement à être apprécié à mesure que le monde commence à ressentir, pour la première fois depuis 2008, des pénuries de dollars réels, ce qui signifie un coût beaucoup plus élevé pour emprunter des dollars afin de refinancer une dette ancienne en dollars. Le pic de la dette totale en dollars des économies émergentes arrivant à échéance intervient en 2019, avec plus de $1 300 milliards.

Et voici le piège. La Fed ne fait pas que laisser entendre qu’elle fera monter les taux des fonds américains plus agressivement plus tard cette année et l’an  prochain. Elle réduit également le montant de la dette du Trésor américain qu’elle a acheté après la crise de 2008, ce que l’on appelle le QT [Quantitative Tightening] ou Resserrement quantitatif.

Du QE au QT…

Après 2008, la Fed a entamé ce qu’on a appelé le Quantitative Easing [QE]. La Fed a acheté une somme impressionnante d’obligations des banques jusqu’à un pic de $4 500 milliards, contre seulement 900 milliards de dollars au début de la crise. Maintenant, la Fed annonce qu’elle va réduire cela d’au moins un tiers dans les mois à venir.

Le résultat du QE est que les principales banques à l’origine de la crise financière de 2008 ont été inondées de liquidités par la Fed et les taux d’intérêt ont plongé à zéro. Cette liquidité bancaire a été investie dans n’importe quelle partie du monde offrant des rendements plus élevés, car les obligations américaines payaient un intérêt proche de zéro. Cette argent est allé dans le secteur du pétrole de schiste avec des obligations pourries [junk bonds], ainsi que dans un nouveau mini boom immobilier américain. Plus particulièrement, les dollars liquides ont été investis dans des marchés émergents à plus haut risque, tels que la Turquie, le Brésil, l’Argentine, l’Indonésie et l’Inde. Les dollars ont afflué en Chine où l’économie était en plein essor. Et ils ont afflué en Russie avant que les sanctions des États-Unis, en début d’année, ne commencent à mettre un frein aux investissements étrangers.

Maintenant, la Fed a entamé le QT – resserrement quantitatif – l’inverse du QE. À la fin de 2017, la Fed a lentement commencé à réduire ses avoirs en obligations, ce qui a réduit la liquidité du dollar dans le système bancaire. Fin 2014, la Fed a déjà cessé d’acheter de nouvelles obligations sur le marché. La réduction des avoirs obligataires de la Fed a, à son tour, poussé les taux d’intérêt à la hausse. Jusqu’à cet été, tout se passait « doucement, doucement ». Puis le président américain a lancé une offensive mondiale ciblée de guerre commerciale, créant une grande incertitude en Chine, en Amérique latine, en Turquie et au-delà, et de nouvelles sanctions économiques contre la Russie et l’Iran.

Aujourd’hui, chaque mois, la Fed ne compense plus $40 milliards de ses bons du Trésor et de ses obligations arrivant à maturité, visant $50 milliards plus tard cette année. Cela permet de retirer ces dollars du système bancaire. En outre, pour aggraver encore ce qui devient rapidement une pénurie de dollars, la loi sur la réduction des impôts de Trump ajoute des centaines de milliards au déficit que le Trésor américain devra financer en émettant de nouvelles dettes obligataires. À mesure que l’offre de dette du Trésor américain augmentera, le Trésor sera obligé de payer des intérêts plus élevés pour placer ces obligations.  L’augmentation des taux d’intérêt aux États-Unis pousse déjà ces derniers à rapatrier des dollars depuis le reste du monde.

En plus du resserrement mondial, sous la pression de la domination de la Fed et du dollar, la Banque du Japon et la Banque centrale européenne ont été obligées d’annoncer qu’elles n’achèteraient plus d’obligations avec leurs QE respectifs. Depuis mars, le monde se trouve de facto dans la nouvelle ère du QT.

Vu d’ici, cela semble dramatique, à moins d’une volte-face de la Réserve fédérale pour une nouvelle distribution de liquidité afin d’éviter une crise systémique mondiale. À ce stade, cela semble improbable. Aujourd’hui, les banques centrales mondiales, plus qu’avant 2008, dansent sur la musique jouée par la Réserve fédérale. Comme Henry Kissinger l’a dit dans les années 1970, « si vous contrôlez l’argent, vous contrôlez le monde ».

Une nouvelle crise mondiale en 2019 ?

Si l’impact de la contraction du dollar a été progressif, il est sur le point de devenir dramatique. Le bilan combiné des banques centrales des pays du G-3 n’a augmenté que de 76 milliards de dollars au premier semestre de 2018, contre 703 milliards de dollars au cours des six mois précédents, soit près de $500 milliards disparus du marché financier global. Bloomberg estime que les achats nets d’actifs des trois principales banques centrales tomberont à zéro à la fin de l’année, à comparer à près de 100 milliards de dollars par mois à la fin de 2017. Annuellement, cela équivaut à $1 200 milliards de liquidité en moins en 2019 dans le monde.

La livre turque a chuté de moitié depuis le début de l’année par rapport au dollar américain. Cela signifie que les grandes entreprises de construction turques et autres qui ont pu emprunter des dollars « bon marché » doivent maintenant trouver le double de la somme en dollars américains pour rembourser ces dettes. Les entreprises turques doivent environ l’équivalent de $300 milliards de dettes en devises, l’essentiel en dollars, soit près de la moitié du PIB du pays. Cette liquidité en dollars a permis à l’économie turque de continuer à croître depuis la crise financière américaine de 2008. Mais pas seulement l’économie turque… les pays asiatiques, du Pakistan à la Corée du Sud, sans la Chine, ont emprunté environ $2 100 milliards.

Tant que le dollar se dépréciait par rapport à ces devises et que la Fed maintenait des taux d’intérêts bas, comme de 2008 à 2015, il n’y avait pas de problème. Maintenant, tout change de façon spectaculaire. Le dollar augmente fortement par rapport à toutes les autres devises, 7% cette année. Combiné à cela, Washington lance délibérément des guerres commerciales, des provocations politiques, une rupture unilatérale du traité avec l’Iran, de nouvelles sanctions contre la Russie, l’Iran, la Corée du Nord, le Venezuela et des provocations sans précédent contre la Chine. Ironiquement, les guerres commerciales de Trump ont conduit à une « fuite [de la monnaie donc des dollars, NdT] vers la sécurité » hors des pays émergents, comme la Turquie ou la Chine, vers les marchés américains, notamment le marché boursier.

La Fed transforme le dollar américain en arme et les conditions préalables sont à bien des égards similaires à celles de la crise asiatique de 1997. Il a suffi alors d’une attaque concertée des fonds spéculatifs américains contre la plus faible économie asiatique, le baht thaïlandais, pour provoquer l’effondrement de la majeure partie de l’Asie du Sud jusqu’à la Corée du Sud et même à Hong Kong. Aujourd’hui, la gâchette c’est Trump et ses tweets belliqueux contre Erdogan.

Les guerres commerciales de Trump, les sanctions politiques et les nouvelles lois fiscales, dans le contexte de la stratégie claire de la Fed de resserrement du dollar, constituent la toile de fond pour mener une guerre du dollar contre les principaux opposants politiques à l’échelle mondiale, sans jamais avoir à déclarer la guerre. Il a suffi d’une série de provocations commerciales contre l’énorme économie chinoise, de provocations politiques contre le gouvernement turc, de nouvelles sanctions sans fondement contre la Russie et les banques, de Paris à Milan, de Francfort à New York ont commencé à se précipiter vers la sortie. La livre turque s’effondre suite à des ventes de quasi-panique, ou à la crise des devises en Iran, ou à la chute du rouble russe.

Si Washington réussit, le 4 novembre, à supprimer toutes les exportations de pétrole iranien, les prix mondiaux du pétrole (en dollars) pourraient dépasser les $100 le baril, ce qui accentuera considérablement la pénurie mondiale de dollars déjà en cours. C’est la guerre par d’autres moyens. La stratégie du dollar de la Fed agit maintenant comme une « arme silencieuse » pour des guerres pas si tranquilles. Si cela continue, cela pourrait provoquer de sérieux revers à l’indépendance croissante des pays d’Eurasie le long de la nouvelle route de la soie de la Chine et de l’alternative Russie-Chine-Iran au dollar. Le rôle du dollar comme monnaie de réserve mondiale et la capacité de la Réserve fédérale à le contrôler constituent une arme de destruction massive et un pilier stratégique du contrôle par la superpuissance américaine. Les pays d’Eurasie ou même la BCE sont-ils prêts à gérer le problème efficacement ?

William Engdahl est consultant en risques stratégiques et chargé de cours, il est diplômé en politique de l’université de Princeton et auteur à succès de livres sur le pétrole et la géopolitique, exclusivement pour le magazine en ligne New Eastern Outlook.

Note du Saker Francophone

Cette politique a un revers, l'envie de ces pays eurasiatiques de faire front commun et de se dédollariser comme la Russie et la Chine le veulent. Le pivot Turc va devoir choisir entre l'Occident et l'Eurasie, aidée financièrement par la Chine et militairement par la Russie ? Trump et la Fed joue à un jeu à double tranchant qui pourrait se retourner contre eux à moyen terme.

Traduit par jj, relu par Cat pour le Saker francophone

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