Par Andrew Korybko (USA) – Le 11 mars 2016 – Source Oriental Review
Le livre de l’auteur, Les guerres hybrides: L’approche adaptative indirecte pour un changement de régime, fait bien sûr état du fait que la Syrie et l’Ukraine sont les premières victimes de la guerre hybride des États-Unis ; mais la portée de l’article est d’exprimer la façon dont les innovations mentionnées dans la partie 1, et qui ne figurent pas dans la publication originale, ont été importantes tout au long du jeu. Le but est de prouver que les facettes nouvellement découvertes peuvent parfaitement être imbriquées dans la théorie générale et utilisées pour améliorer ensuite sa compréhension et pour permettre aux observateurs de se projeter plus précisément vers les futurs champs de bataille sur lesquels les guerres hybrides sont les plus susceptibles d’être menées.
Cette partie de la recherche suit donc le modèle théorique qui vient d’être exposé. Elle est élaborée à partir des déterminants géostratégiques et économiques qui étaient derrière les guerres en Syrie et en Ukraine, avant d’aborder les vulnérabilités structurelles socio-politiques que les États-Unis tentent d’exploiter avec des degrés de succès divers. La dernière partie incorpore l’idée d’un pré-conditionnement social et structurel et explique brièvement comment il était présent dans chaque situation.
Déterminants géostratégiques
Syrie :
La République arabe traditionnellement laïque a été aspirée dans un schéma de Révolution de couleur théâtralisée par les États-Unis lorsque les printemps arabes ont été déclenchés en 2011. Pour résumer succinctement les fondements stratégiques de cette grandiose opération, le concept était pour les États-Unis d’aider la clique transnationale des Frères musulmans à arriver au pouvoir de l’Algérie jusqu’à la Syrie via une série d’opérations de changement de régime synchronisées contre des États rivaux (Syrie), des partenaires non fiables (Libye), et des États satellites stratégiques concernés par d’inévitables transitions de souveraineté (Égypte, Yémen). L’environnement stratégique résultant était censé rejouer la Guerre froide en Europe de l’Est, avec chacun des États dirigé par le même parti (les Frères musulmans à la place du Parti communiste) et contrôlé par procuration par un mécène externe, dans ce cas une copropriété conjointe présidée par la Turquie et le Qatar avec les États-Unis en sous-main.
Cette confédération idéologique vaguement organisée aurait été suffisamment disjointe pour être gérable via des tactiques simples de diviser pour mieux régner (empêchant ainsi à jamais toute organisation indépendante de l’Arabie saoudite et des États du Golfe), mais facile à provoquer dans une haine sectaire afin de la mobiliser contre l’Iran et ses intérêts régionaux, ce qui en aurait fait un outil extrêmement flexible pour la promotion de la grande stratégie américaine au Moyen-Orient. Compte tenu des origines chaotiques de ce gambit géopolitique, il a été prédéterminé que des éléments de celui-ci pourraient ne pas se réaliser selon le plan et que seule une réalisation partielle de ce projet pourrait se produire réellement au cours de la première tentative – ce qui est précisément ce qui est arrivé lorsque le peuple syrien a résisté au défi de cet assaut de guerre hybride contre lui et a courageusement combattu pour la défense de son État à la longue civilisation séculière.
On peut affirmer que la Syrie a toujours été considérée comme l’objectif le plus stratégique de tous les États affectés par les printemps arabes, et ceci est prouvé par près de cinq ans de guerre hybride désespérée que les États-Unis ont déclenchée contre elle en réponse à sa première tentative de changement de régime, qui a échoué. En comparaison, l’Égypte, l’État arabe le plus peuplé, a seulement dû faire face à un bas niveau de terrorisme (géré par le Qatar) dans le Sinaï, depuis qu’il a renversé le gouvernement des Frères musulmans imposé par les Américains. La raison de cet écart flagrant d’importance par rapport aux grands objectifs stratégiques américains est attribuable aux déterminants géo-économiques derrière la guerre contre la Syrie. Ils seront exposés plus bas.
Ukraine :
Les déterminants géostratégiques derrière la guerre en Ukraine sont beaucoup plus simples que ceux derrière la guerre contre la Syrie, et ils ont la plupart du temps déjà été décrits dans la partie 1 en parlant du stratagème du Revers Brzezinski, un piège géopolitique. Une partie de la motivation derrière le renversement du gouvernement ukrainien, inaugurant les pogroms anti-russes qui ont suivi, était d’attirer la Russie dans un piège interventionniste comme en 1979 en Afghanistan ; la guerre contre le Donbass était l’incarnation de cette tentative. Washington n’a pas réussi à atteindre son objectif à cet égard, mais il a beaucoup plus réussi à transformer l’ensemble du territoire de l’Ukraine en arme géopolitique contre la Russie.
Le célèbre aphorisme de Brzezinski veut que «sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire eurasien», cependant il avait une conception toute différente à l’esprit quand il l’a énoncé (sa pensée était que la Russie allait essayer de «re-soviétiser impérialement» la région). Géopolitiquement parlant, sa citation contient beaucoup de vérités fondamentales. La sécurité nationale de la Fédération de Russie est dans une large mesure déterminée par les événements en Ukraine, en particulier en ce qui concerne sa large périphérie occidentale et un gouvernement hostile à la Russie, à Kiev, qui serait prêt à héberger une infrastructure de défense antimissile américain (ce qui est un doux euphémisme pour augmenter les chances des États-Unis de neutraliser la capacité de seconde frappe de la Russie et donc de se mettre dans une position de chantage nucléaire), constituerait une menace stratégique majeure. Pour reformuler Brzezinski et rendre sa citation plus précise objectivement, «si l’Occident réussit à manipuler l’Ukraine pour en faire un ennemi à long terme de la Russie, alors Moscou serait confronté à un obstacle géopolitique majeur face à ses ambitions multipolaires futures».
Le scénario catastrophique de l’Ukraine hébergeant des unités de défense antimissile de l’OTAN ou des États-Unis n’a pas encore joué à plein, mais le pays en est encore à faire des petits pas vers une adhésion à l’OTAN comme membre associé, ce qui revient à en faire partie de fait, sans garanties mutuelles formelles de défense. L’augmentation de la coopération militaire entre Kiev et Washington et, par extension, entre l’Ukraine et le bloc atlantiste, est fondée sur une manœuvre agressive contre les intérêts stratégiques russes. Néanmoins, la situation n’est pas aussi mauvaise qu’elle aurait pu l’être, puisque les planificateurs stratégiques américains avaient naïvement supposé que le Pentagone aurait déjà eu le contrôle de la Crimée pour maintenant, et auraient donc été en mesure de positionner leurs unités de défense antimissile et autres technologies déstabilisatrices directement aux portes de la Russie. L’erreur ultime dans la conception de l’Occident au cours des préparatifs de cette guerre hybride, a été de penser que la Russie reculerait sans défendre ses intérêts civilisationnels, humanitaires et géostratégiques en Crimée (ou que si elle le faisait, elle serait attiré dans un bourbier de type Revers de Brzezinski), qui, comme l’atteste l’histoire aujourd’hui, a été une erreur de calcul épique, parmi les pires que les États-Unis aient jamais faites.
Déterminants Géo-économiques
Syrie :
La Syrie est très importante du point de vue de la grande stratégie américaine, car elle était censée être le terminal final pour le Pipeline de l’Amitié partagé entre elle, l’Iran et l’Irak. Cet itinéraire du gaz aurait permis à l’Iran d’accéder au marché européen et d’annuler complètement le régime de sanctions que les États-Unis avaient construit contre lui par le passé. Concomitamment avec ce projet, il y avait un projet concurrent mené par le Qatar pour envoyer son propre gaz à travers l’Arabie saoudite, la Jordanie, la Syrie vers l’UE, que ce soit par le biais de GNL [Gaz liquéfié, NdT] ou en direct via la Turquie [et la Grèce, NdT]. Le Président Assad a astucieusement rejeté la proposition du Golfe par fidélité de longue date de son pays avec l’allié iranien. La guerre menée contre la Syrie après la guerre hybride du printemps arabe a été soutenue très violemment par les États-Unis et les États du Golfe, spécifiquement dans le but de punir le pays pour son refus de devenir un satellite unipolaire.
S’il avait été terminé, le Pipeline de l’Amitié aurait été l’un des plus importants projets conjoints multipolaires transnationaux du monde, l’un des plus importants corridors transnationaux, et il aurait révolutionné la géopolitique régionale en fournissant une énergie et un couloir d’investissement reliant l’Iran à l’UE. Il aurait donc entraîné une modification significative de l’équilibre du pouvoir au Moyen-Orient et joué au détriment absolu des États-Unis et de ses alliés du Golfe. Comprenant la menace aiguë que le Pipeline de l’Amitié posait à leur domination hégémonique depuis des décennies sur la région, les États-Unis se sont engagés à faire en sorte que le projet ne se matérialise jamais, peu importe comment. Cela explique une des raisons partielles derrière la création d’ISIS, le distributeur de claques au milieu de la zone de transit prévue. Vu sous cet angle, le jeu des États-Unis devient beaucoup plus clair : pourquoi ils ont fait une priorité de la déstabilisation de la Syrie et non de l’Égypte, et pourquoi ils sont prêts à jeter d’innombrables ressources dans cette entreprise, y compris organiser une coalition mondiale par procuration pour les aider à y parvenir.
Ukraine :
La détermination des États-Unis pour capturer l’Ukraine a été inspirée par beaucoup plus qu’une pensée géostratégique, étant donné que ces impératifs se recoupent avec les réalités géo-économiques contemporaines. Au moment où la campagne terroriste urbaine et populaire connue comme Euro-Maïdan a été lancée, l’Ukraine a été forcée par les États-Unis de faire un choix de civilisation artificiel entre l’UE et la Russie. Moscou avait fait progresser trois projets interconnectés conjoints transnationaux multipolaires – ventes de gaz et de pétrole vers l’UE, l’Union eurasienne et le pont terrestre eurasiatique (énergétique, institutionnel et économique, respectivement) – que Washington était désireux d’affaiblir à tout prix. Rappelant la boutade précédemment citée de Brzezinski sur l’Ukraine et la reformulation par l’auteur de celle-ci, les mots font maintenant beaucoup plus de sens : sans l’Ukraine en tant que partie de ce réseau interconnecté de projets, l’ensemble devient sensiblement plus faible.
Le retrait de l’Ukraine de l’équation influe chacun des projets: cela bloque le commerce de l’énergie entre la Russie et l’UE et crée des complications inattendues pour les deux parties ; cela laisse un marché important et une population active en dehors du champ d’application de l’Union douanière ; et cela nécessite un recentrage des infrastructures uniquement sur le Belarus, un espace relativement plus petit et économiquement moins important, qui devient ainsi un goulot d’étranglement géopolitique encore plus significatif qu’auparavant pour les actions anti-russes de l’Occident. Comme un avantage supplémentaire à braconner l’Ukraine hors de l’orbite d’intégration russe, les États-Unis ont été en mesure de mettre en branle une chaîne d’événements thématiques préconçus (à l’exclusion de la réunification de la Crimée, bien sûr), instigatrice de la nouvelle guerre froide, et qu’ils étaient désireux de susciter.
Les États-Unis voulaient le faire dans le but de créer des obstacles apparemment insurmontables entre la Russie et l’UE, sachant que les dilemmes de sécurité attendus (militaire, énergétique, économique et en termes stratégiques) allaient considérablement entraver la coopération entre eux et rendre Bruxelles d’autant plus vulnérable au jeu de pouvoir unipolaire massif des États-Unis qui était planifié. Afin de maintenir sa position hégémonique sur l’Europe, les États-Unis avaient à concevoir un scénario qui diviserait la Russie et l’UE assez longtemps et d’une manière aussi intense que possible afin d’augmenter les chances que les trois projets de contrôle impératifs suivants puissent être imposés à l’Europe : déploiement permanent de l’OTAN en état d’alerte dans l’Est (contrôle militaire); exportations américaines de GNL vers l’UE et appel récent à des routes énergétiques attrayantes non russes tel que le corridor gazier sud (contrôle énergétique) ; et le Partenariat pour le commerce et l’investissement transatlantique (TTIP), qui, parmi tous les privilèges qu’il accorde aux États-Unis, rend impossible pour l’UE de conclure d’autres accords de libre-échange (ALE) sans l’approbation de Washington (contrôle économique).
Au total, ces trois facteurs imbriqués sont destinés à renforcer le plus grand des objectifs stratégiques des États-Unis qui, d’une manière mutuellement interdépendante, augmente également les perspectives de leur propre succès. C’est le choc des civilisations créé artificiellement entre l’Occident et l’Eurasie-Russie, selon lequel les États-Unis attendent désormais de l’UE qu’elle vive dans la crainte de la Russie et que par conséquent, elle se précipite dans les bras de l’Oncle Sam comme «défenseur de la civilisation occidentale». C’est ce plan ultime que les États-Unis veulent accomplir en Europe, et sa mise en œuvre réussie aux côtés de ses trois composantes clés (l’armée, l’énergie et les aspects économiques décrits précédemment) créerait les conditions pour une domination hégémonique multi-générationnelle sur l’Europe, et donc coulerait pour des décennies les chances d’une contre-offensive multipolaire contre les États-Unis.
Vulnérabilités structurelles socio-politiques – Syrie
Origine ethnique :
Au moins 90% de la population de la Syrie est arabe tandis que les 10% restants sont principalement kurdes. Du point de vue de la guerre hybride, on peut supposer que cet état de choses pourrait être utile dans la déstabilisation de l’État, mais plusieurs facteurs ont empêché d’atteindre le potentiel attendu par les Américains. Tout d’abord, la population syrienne est très patriotique en raison de son patrimoine civilisationnel et de l’opposition galvanisée contre Israël. En conséquence, alors qu’il y a de toute évidence une pluralité d’opinions politiques personnelles au sein de la société essentiellement mono-ethnique, il n’y a jamais eu de réelles possibilités qu’elles se retournent violemment contre l’État, d’où la nécessité d’importer un si grand nombre de terroristes et de mercenaires internationaux sur le champ de bataille pour satisfaire aux exigences de cette guerre hybride.
Concernant les Kurdes, ils n’ont jamais provoqué de rébellion sérieuse contre le gouvernement, contrairement à leurs homologues turcs et irakiens. Cela implique que leur situation en Syrie était gérable et loin d’être aussi mauvaise que ce que les informations occidentales tentent de dépeindre après coup. Même s’ils avaient pu être coagulés en une masse anti-gouvernementale radicale, leur rôle relativement mineur dans les affaires nationales et la grande distance géographique de tous les centres de pouvoir pertinents les aurait empêchés de devenir un atout significatif de la guerre hybride, bien qu’ils aient pu être un complément stratégique efficace à tous les terroristes arabes basés près des principaux centres de population. Comme on le sait, cependant, les Kurdes sont restés fidèles à Damas et n’ont pas rompu avec le gouvernement, confirmant la thèse selon laquelle ils étaient satisfaits de leur état d’origine, sans envie de devenir des rebelles.
En somme, les composantes ethniques de la planification de la guerre hybride aux États-Unis contre la Syrie ont échoué à répondre à la hauteur du potentiel anticipé, ce qui indique que les évaluations du renseignement avant la guerre ont été déformées, sous-estimant l’attraction unificatrice du patriotisme syrien.
Religion :
La population de la Syrie est majoritairement sunnite, mais possède aussi une minorité alaouite importante qui a traditionnellement occupé divers postes de direction au sein du gouvernement et dans l’armée. Cela n’a jamais été un problème auparavant, mais le pré-conditionnement social géré depuis l’extérieur (en l’occurrence, organisé par les États du Golfe) a acclimaté des parties de la population à la pensée sectaire et a commencé à jeter les bases psychologiques pour qu’une stratégie de la tension takfiriste prenne racine parmi certains éléments intérieurs après qu’une étape de la Révolution de couleur a été mise en route au début de 2011. Par la suite, même si le sectarisme n’a jamais été un facteur dans la société syrienne auparavant et n’est toujours pas une force majeure à ce jour (en dépit de près de cinq ans de provocations terroristes motivées religieusement), il a été utilisé comme un cri de ralliement pour reconstituer les rangs des djihadistes étrangers et comme une couverture plausible pour les États-Unis et leurs alliés pour alléguer que le Président Assad ne «représente pas le peuple» et doit donc être renversé.
[Cette partie est assez réductrice. A vous de vous informer vous même sur l’histoire des composantes ethnico-religieuses en Syrie, NdT]
Histoire :
L’histoire syrienne est millénaire et représente l’une des civilisations les plus riches de tous les temps. Par conséquent, cela imprègne les citoyens du pays, leur donnant un sens inébranlable du patriotisme qui allait plus tard se révéler être l’une des meilleures défenses contre la guerre hybride (solidarité civilisationnelle). Il est évident que cela avait été découvert par les stratèges américains dans leurs recherches préparatoires sur la Syrie, mais ils ont largement sous-estimé son importance, en pensant qu’ils pourraient avec succès provoquer un retour aux années des coups d’Etats successifs et déstabilisateurs qui avaient suivi l’indépendance, avant la Présidence d’Hafez el-Assad [le père de Bachar, NdT]. Au contraire, la grande majorité des Syriens avait appris à apprécier sincèrement les contributions de la famille Assad à la stabilité et la réussite de leur pays, et ils ne voulaient rien faire qui puisse ramener le pays aux années sombres qui avaient précédé l’ascension politique de cette famille au pouvoir.
Administration :
Le bref héritage des limites administratives distinctes pendant la période de l’occupation française a fourni le précédent géopolitique aux États-Unis pour ressusciter une division formelle ou fédéralisée de la Syrie. Même si la mémoire historique de ce temps est en grande partie perdue dans le psychisme des Syriens contemporains (sauf pour le drapeau des terroristes anti-gouvernement, qui correspond à celui de l’époque du mandat), cela ne veut pas dire qu’il n’y ait aucune possibilité de la leur appliquer depuis l’extérieur à l’avenir et justifier ce fait historiquement à postériori. L’intervention anti-terroriste russe en Syrie a neutralisé la possibilité de fragmentation formelle du pays, mais la course actuelle pour Raqqa signifie que la force qui capturera la capitale des terroristes tiendra les meilleures cartes pour déterminer la composition interne de l’État d’après-guerre, ouvrant la possibilité pour les États-Unis et leurs mandataires de forcer une solution fédéraliste en Syrie qui pourrait créer des zones largement autonomes acquises au soutien pro-américain.
Disparités socio-économiques :
La Syrie d’avant-guerre avait une répartition relativement équilibrée des indicateurs socio-économiques, en dépit de l’adhésion à la règle stéréotypée des zones urbaines globalement plus développées que les régions rurales. Bien que celles-ci constituent le socle de la plupart des zones géographiques du pays, seule une fraction de la population les habite, la plupart des Syriens vivant le long d’un corridor nord-sud à l’Ouest Alep-Hama-Homs-Damas, tandis qu’une population stratégiquement importante habite globalement la zone côtière de Lattaquié. Jusqu’en 2011, la Syrie a réussi à maintenir des années de croissance économique soutenue, et il n’y a aucune raison de croire que cela aurait diminué s’il n’y avait pas eu la guerre hybride contre elle [Voir … ses revenus pétroliers ayant fortement chuté, NdT]. Par conséquent, bien que les disparités socio-économiques aient sûrement existé en Syrie avant la guerre, elles ont été bien gérées par le gouvernement (en partie en raison de la nature semi-socialiste de l’État) et n’étaient pas un facteur que les États-Unis pouvaient exploiter.
Géographie :
C’est une des caractéristiques qui fonctionne le mieux à l’avantage de la guerre hybride contre la Syrie. La composante Révolution de couleur a été concentrée dans le corridor nord-sud basé dans l’Ouest densément peuplé dont j’ai parlé ci-dessus, tandis que la partie guerre non conventionnelle a prospéré dans les régions rurales en dehors de cette zone. Les autorités avaient naturellement des difficultés à concilier les besoins de sécurité urbaines et rurales, et la quantité absurde de soutien que les États-Unis et leurs alliés du Golfe ont envoyé aux terroristes par la Turquie a temporairement déséquilibré la situation militaire et a abouti à l’impasse qui a marqué les premières années du conflit (avec quelques va-et-vient de positions et des changements spectaculaires de temps en temps). Pendant ce temps, comme l’armée arabe syrienne axait son attention sur les questions de sécurité à régler en urgence le long du corridor de peuplement, ISIS a été en mesure de faire des avancées militaires conventionnelles rapides dans les plaines et les déserts de l’Est, logistiquement simple à gérer, et a rapidement mis en place son «Califat», dont les conséquences sont le moteur du cours actuel des événements dans le pays.
Vulnérabilités structurelles socio-politiques – Ukraine
Origine ethnique :
La fracture démographique de l’Ukraine entre l’Est et l’Ouest, les Russes et les Ukrainiens, est bien connue et a été largement discutée. Dans le contexte de la guerre hybride, cette répartition géographique presque chirurgicale (à l’exception de la pluralité russe à Odessa et dans la majorité de la Crimée) était une aubaine pour les planificateurs stratégiques américains, car cela a créé une dichotomie démographique enracinée qui a pu être facilement exploitée lorsque le moment est venu.
Religion :
Ici aussi, il y a une fracture géographique presque parfaite entre l’Orient et l’Occident, avec les orthodoxes russes et les églises orthodoxes ukrainiennes qui représentent les deux groupes importants de population dans le pays. Plus à l’Ouest, on trouve les uniates et les églises catholiques, correspondant principalement aux anciennes terres de la Deuxième République polonaise de l’entre-deux-guerres. Le sectarisme chrétien n’a pas été le cri de ralliement le plus visible derrière l’Euro-Maïdan, mais ses partisans radicaux ont utilisé le succès du coup d’État comme couverture pour détruire les Églises orthodoxes russes et d’autres biens religieux dans une campagne nationale qui visait à inciter au nettoyage ethnique et culturel de la population russe.
Histoire :
L’État ukrainien moderne est un amalgame artificiel de territoires légués par les dirigeants russes et soviétiques successifs. Ses origines intrinsèquement contre nature sont une malédiction, avec une existence perpétuellement remise en cause, et son agrandissement territorial après la Seconde Guerre mondiale complique encore la donne. Le morceau le plus nationaliste de l’Ukraine moderne était une partie de la Pologne de l’entre-deux-guerres et avant cela de l’Empire austro-hongrois, donnant ainsi à ses habitants une mémoire historique diamétralement différente de celles des parties centrales ou orientales de l’État.
Les communautés minoritaires hongroises et roumaines qui vivent dans les zones nouvellement ajoutées (acquises respectivement sur la Tchécoslovaquie et sur la Roumanie) ont également un degré naturel d’identité distincte de l’État qui n’avait besoin que d’un coup de pouce pour refaire pleinement surface.
Comme on l’a soutenu dans la guerre hybride et c’est confirmé par le rapport de Newsweek, quelques jours avant le coup d’État (étonnamment supprimé de leur site Web, mais traçables sur web.archive.org), la région ethnico-religieuse historiquement séparée de l’Ukraine occidentale était totalement en rébellion armée contre le Président Ianoukovitch, et ce n’est pas un hasard si l’aspect de guerre non conventionnelle de cette campagne de changement de régime a commencé dans cette partie spécifique du pays.
Frontières administratives :
Les divisions internes de l’Ukraine coïncident assez nettement avec ses frontières administratives sur de nombreux points, que ce soit la fracture ethnique, le sectarisme chrétien, les régions historiques ou les résultats électoraux, et cela a été le multiplicateur asymétrique ultime qui a convaincu les stratèges américains que la guerre hybride pouvait facilement être déployée en Ukraine. S’il n’y avait pas eu le coup d’État inattendu à la fin de février 2014, il est très possible que les États-Unis auraient cherché à exploiter le chevauchement sans précédent des vulnérabilités socio-politiques en Ukraine afin de séparer physiquement la partie occidentale du pays du reste pro-gouvernemental de l’État croupion, mais seulement dans le cas où Ianoukovitch aurait été en mesure de tenir indéfiniment contre les terroristes du changement de régime et de consolider ses positions dans le reste des zones non rebelles du pays.
Disparités socio-économiques :
L’Ukraine est similaire à la Syrie dans le sens où il y avait aussi une distribution quasi-identique des indicateurs socio-économiques, mais, contrairement à la République arabe et sa modeste richesse, l’État d’Europe orientale a également réparti la pauvreté parmi ses citoyens. La grande quantité d’Ukrainiens qui ont plongé dans la pauvreté ou en sont très proches a créé un énorme bassin de recrutement pour les activistes anti-gouvernementaux recrutés par les cerveaux des ONG de la Révolution de couleur euro-maïdan, et l’absence de tout patriotisme civilisationnel ou national (à part la perversion fasciste incarnée par Pravy Sektor et autres) a signifié qu’il n’y avait pas de garanties sociales pour prévenir l’émergence de multiples groupes d’émeutiers, pouvant être organisés à l’avance et déployés lorsque le temps serait venu.
Géographie physique :
La seule partie de l’Ukraine d’avant-guerre avec une géographie de plaines était la Crimée, qui fonctionnait plus comme une île que comme une péninsule qu’elle est techniquement. Cela a ironiquement désavantagé les États-Unis quand la géographie de la république autonome a aidé ses habitants à se défendre assez longtemps pour voter la séparation d’avec l’État ukrainien défaillant, réparer l’erreur historique de Khrouchtchev et enfin se réunir avec leurs frères en Russie. Les mêmes facteurs géographiques favorables ne sont pas en jeu dans le Donbass, ce qui a ainsi bloqué les mesures de défense prises par les patriotes pour leur territoire et les a rendus beaucoup plus vulnérables aux multiples offensives de Kiev contre eux. Dans l’environnement d’avant le coup, la géographie sans obstacle de l’Ukraine aurait été idéale pour permettre aux révolutionnaires occidentaux de lancer une guerre-éclair, dans le style d’ISIS, une fois que Kiev aurait accumulé assez d’armes volées, d’équipements et de véhicules des nombreux postes de police et des casernes militaires qu’ils avaient saisis à l’époque.
Pré-conditionnement :
C’est un sujet au-delà du cadre de la présente recherche que de discuter des aspects du pré-conditionnement social de la guerre hybride en détail, mais on peut généralement y inclure le triptyque masses/problèmes sociaux et médias-éducation-ONG. Les détails au sujet du pré-conditionnement structurel sont un peu différents, comme ils sont en dehors de la pression des sanctions. L’autre élément largement discuté décrit dans la partie 1 (notamment la désorganisation du marché de l’énergie) n’a pas eu lieu jusqu’à l’année dernière et n’a donc pas été un facteur dans le déclenchement des deux guerres hybrides examinées. Pourtant, d’autres éléments spécifiques étaient certainement en jeu pour chacun des deux États, avec les coffres de l’Ukraine exsangues à cause de la corruption endémique et parasitaire, et la Syrie devant équilibrer perpétuellement ses besoins militaires dans sa défense contre Israël et son engagement social envers sa population (un jeu sur la corde raide qui a assez bien réussi au cours des décennies).
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides: l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride.
Le livre est disponible en PDF gratuitement [en anglais, NdT] et à télécharger ici
Traduit par Hervé, vérifié par Ludovic, relu par nadine pour le Saker francophone
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