Par Ugo Bardi – Le 22 novembre 2015 – Source Cassandra Legacy
Ici, je soutiens que les origines de l’effondrement syrien se trouvent dans le ralentissement économique généré par l’épuisement progressif des réserves syriennes de pétrole. Le pétrole brut avait créé la Syrie moderne, le pétrole brut l’a détruit. Ce phénomène peut être qualifié de «maladie syrienne». Question : «Quel sera le prochain pays affecté ?»
Le pétrole brut est une grande source de richesse pour les pays qui la possèdent. Mais c’est aussi une richesse qui suit un cycle. Normalement, le cycle couvre plusieurs décennies, même plus d’un siècle, de sorte que ceux qui le vivent, peuvent manquer complètement le fait qu’ils se dirigent vers la fin de leur richesse. Mais le cycle est plus rapide et particulièrement visible dans les zones où la quantité de pétrole est modeste ; là, la richesse et la misère apparaissent l’une après l’autre [en une génération] dans une série dramatique d’événements.
L’un de ces cycles rapides de croissance et de déclin peut se voir en Syrie. C’est un pays qui n’a jamais été un grand producteur mondial, sa production maximale était de moins de 1% de la production totale mondiale quand elle a culminé, vers 1995. (Graphique ci-dessous, provenant du blog de Gail Tverberg). Pour la petite économie syrienne, cependant, même cette quantité limitée était importante.
La production de pétrole syrien a traversé son cycle en un peu plus de trois décennies. L’épuisement a généré des coûts de production plus élevés ce qui a progressivement conduit à une raréfaction des investissements en capitaux pour maintenir la production croissante, l’obligeant finalement à décliner. Le résultat a été une courbe de production «en forme de cloche» qui est souvent appelée la «courbe de Hubbert». Autour de 2011, la courbe de consommation domestique a franchi la courbe de production ce qui a transformé le pays, au départ exportateur de pétrole en importateur. Le point de croisement correspond au début de la guerre civile.
Les données du FMI montrent que le budget du gouvernement syrien était encore à 25% dépendant du pétrole en 2010. Les données sur sa dépendance avant cette date sont difficiles à trouver, mais il est clair qu’elle devait être beaucoup plus grande. Il se pourrait bien que, au moment du pic, l’essentiel des revenus du gouvernement provenait de l’huile. Vu sous cet angle, il n’est pas surprenant que la perte totale de ces revenus a provoqué une grande tourmente.
Donc, nous pouvons expliquer ce qui est arrivé en Syrie après le pic. Avec des recettes pétrolières progressivement en baisse, le gouvernement était de moins en moins en mesure de payer la bureaucratie et les services sociaux qu’il avait à charge. Peu à peu, il est devenu également incapable de payer une force de police efficace et une armée qui fonctionne. La classe moyenne, qui était fortement dépendante des subventions du gouvernement, a été durement touchée. Les plus instruits et les plus riches ont quitté le pays ou, au moins, ont transféré leurs actifs financiers à l’étranger. Ceux qui ont été forcés de rester ont vu leurs biens minés par l’hyperinflation et ont rejoint le prolétariat urbain pauvre. Dans le même temps, les campagnes ont également vécu un désastre économique, renforcé par les sécheresses créées par le changement climatique. À ce stade, un grand nombre de jeunes hommes, sans emploi et sans avenir, sont devenus de la chair à canon pour les fanatiques religieux et pour les chefs de guerre locaux, souvent payés par des puissances étrangères intéressées à découper le pays en morceaux pour se le partager. La destruction de ce qui restait a été également aidé par les sanctions économiques et les bombardements aériens. Le résultat final est ce que nous voyons : «La maladie syrienne». Une forme presque terminale de la maladie sociale ; il est difficile d’imaginer quand et comment la Syrie sera en mesure de récupérer même une ombre de son ancienne richesse et de sa stabilité.
Les facteurs qui ont conduit à la catastrophe syrienne ne sont en aucun cas limités à la seule Syrie. Le Yémen a traversé un cycle presque identique ; en passant par le pic de sa production de pétrole en 2002 à des niveaux inférieurs à ceux de la Syrie, mais avec probablement un impact encore plus important pour l’économie locale. Le point de croisement des courbes de production et de consommation a eu lieu en 2013 et, comme la Syrie, le pays est à l’heure actuelle en cours de destruction par la guerre civile et les bombardements aériens. (l’image de crudeoilpeak)
Il y a plusieurs autres exemples de producteurs de pétrole mineurs qui sont passés par des cycles semblables. L’Égypte, par exemple, qui a connu le point de croisement de la production et de la consommation en 2010, connaît une phase d’agitation civile dramatique. L’Égypte, cependant, ne s’est pas effondrée ; probablement parce que l’importance du pétrole dans son économie n’était pas aussi grande qu’elle l’était pour la Syrie. D’autres exemples de pays qui ont connu le point de croisement sont la Malaisie et l’Indonésie, subissant également des problèmes domestiques, mais aucun effondrement généralisé. Aucun pays n’est complètement à l’abri de la maladie syrienne, mais certains y sont moins sensibles. Donc, certains producteurs de pétrole, tels que le Royaume-Uni ont traversé ce point de croisement sans souffrir de catastrophes visibles ; mais la dépendance du budget britannique au pétrole brut n’était que de 2% en 2011.
À ce stade, la question est évidente : étant donné les cas connus de cette maladie syrienne, étant donné que l’épuisement est inévitable, quel pays est le prochain sur la liste ?
Il y a plusieurs candidats pour un futur croisement de la production et de la consommation, mais aucun ne semble en être très proche. Le Venezuela, l’Iran et le Mexique sont peut-être les producteurs les plus à risque ; mais le moment critique n’est pas à attendre avant encore plusieurs années, loin dans le futur. Mais le cas le plus intéressant et inquiétant est celui de l’Arabie saoudite. Les données présentées ci-dessous proviennent de Mazamascience. La plupart des producteurs de la péninsule arabique (à l’exception du Yémen) montrent une tendance similaire.
Vous voyez que, malgré l’augmentation rapide de la consommation interne, l’Arabie saoudite est toujours capable d’exporter environ les deux tiers de sa production. Mais dans le futur ? Bien sûr, les extrapolations sont toujours dangereuses, mais il ne semble pas que les courbes de production et de consommation soient destinées à se croiser bientôt. Par conséquent, le pays pourrait encore avoir au moins deux décennies de revenus substantiels provenant de ses exportations de pétrole. Le problème est que l’économie saoudienne est fortement dépendante du pétrole : 90% des revenus du gouvernement en proviennent. Ainsi, l’Arabie saoudite n’a pas besoin de passer par le point de croisement pour commencer à éprouver des difficultés. Considérez que ce pays est presque entièrement dépendant des importations pour la nourriture de sa population, et que la tendance se dégrade en raison de l’épuisement des réserves aquifères locales [impactant l’agriculture locale]. Vous pouvez imaginer ce que le problème pourrait devenir en cas de perte substantielle de ressources financières provenant du pétrole brut. Si l’Arabie saoudite commence à souffrir de la maladie syrienne, le désastre qui en résulterait, pourrait faire passer l’effondrement syrien pour un jeu d’enfants.
Y a-t-il un espoir pour l’Arabie saoudite ou pour tout autre pays producteur d’éviter la maladie syrienne ? Il y a plusieurs façons de reporter ou d’enrayer le déclin de la production de pétrole si les ressources financières suffisantes sont disponibles. Cependant, ce ne sont que des palliatifs : l’épuisement est un processus irréversible. Un pays ne peut s’y préparer qu’en construisant une infrastructure économique alternative tant que c’est encore possible ; une occasion qui a été manquée en Syrie. Aujourd’hui, l’Arabie saoudite ne manque pas de ressources financières pour des investissements massifs dans les énergies renouvelables, qui fourniraient une alternative à l’effondrement créé par l’épuisement. Malheureusement, il ne semble pas que ces investissements soient faits, avec un gouvernement saoudien préférant se livrer à des jeux coûteux de puissance militaire régionale. Voilà une mauvaise idée non seulement pour l’Arabie saoudite, mais pour le monde entier : avec plus de 10% de la consommation de pétrole mondial fournie par les producteurs de la péninsule arabique, vous pouvez imaginer ce qui pourrait arriver si la région succombait à la maladie syrienne.
Le pétrole brut a beaucoup donné à l’Arabie saoudite, le pétrole brut peut en reprendre une large part. Mais il y a quelque chose que le pétrole brut ne peut jamais prévoir, c’est la sagesse nécessaire pour bien le gérer.
Hugo Bardi
Traduit par Hervé, édité par jj, relu par Literato pour le Saker Francophone
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