Ce n’est pas qu’une guerre commerciale, ce n’est pas que la Chine. C’est aussi la Russie.


Par Alastair Crooke – Le 24 décembre 2018 – Source Strategic Culture

Il ne s’agit pas d’une simple guerre commerciale : derrière se cache une guerre technologique, et encore derrière se dessine le spectre d’une course aux armements totale, depuis l’espace jusqu’à l’internet.

Comme le dit un officier américain, « des quantités de données et d’informations, voilà le carburant de la guerre contemporaine ». « Quelles sont les missions que nous développons dans l’espace de nos jours ? Diffuser de l’information, donner accès à des canaux de communication ; en cas de conflit, on coupe l’accès de nos adversaires à l’information. » Ainsi, la nouvelle course aux armements se joue autant sur le maintien et l’expansion de l’avantage technologique des États-Unis dans les domaines du développement des puces informatiques, du calcul quantique, du big data et de l’intelligence artificielle appliquée à l’armement, que sur le maintien d’une avancée technologique appliquée au domaine économique : la domination des standards industriels des produits de grande consommation et des gadgets intelligents que nous achèterons tous.

Que se passe-t-il ? Le complexe militaro-industriel américain prend ces questions très au sérieux.  Il se prépare à la prochaine confrontation avec la Chine. Les rappels incessants de thèmes selon lesquels la Chine pillerait la technologie américaine, son savoir-faire et ses données, et aujourd’hui le tir de barrage d’allégations sur le soi-disant « piratage informatique » et l’influence chinoise sur les élections américaines (piqûre de rappel de la fable sur l’influence russe), sont principalement (mais pas entièrement) dans le but de créer de toutes pièces un casus belli avec la Chine. Mais la cruelle vérité est que l’armée américaine a été très choquée de réaliser à quel point elle était en retard par rapport à la Chine et à la Russie sur l’armement de haute technologie.

Un rapport d’experts bipartite du Département de la Défense américain présenté au Congrès en novembre prévient :

« L’avantage militaire américain diminue, et dans certains cas a complètement disparu, alors que des pays concurrents deviennent plus avisés, plus robustes et plus agressifs… L’Amérique pourrait perdre ses prochains conflits… Elle pourrait avoir du mal à gagner, voire perdre une guerre contre la Chine ou la Russie. Si les États-Unis devaient affronter la Russie sur le théâtre d’opérations de la Baltique, ou la Chine dans une guerre sur la question de Taiwan, les Américains pourraient connaitre une défaite militaire décisive… »

Le vice-directeur de la Commission Eric Edelman a déclaré : « Nos adversaires ont étudié les stratégies militaires des États-Unis, et ont appris à les contrer. Ils ont appris de nos victoires, et pendant que nous étions occupés dans des conflits différents, ils se sont préparés pour un type de guerre de haute intensité, dont nous n’avons plus l’expérience depuis longtemps. »

Les citoyens américains ordinaires ne sont pas encore habitués à penser à la Chine en terme de « menace » : certes, il s’agit peut-être d’une menace commerciale, mais pas d’un rival militaire en tant que tel. Mais la litanie constante d’accusations selon lesquelles la Chine « volerait » les emplois et la prospérité des États-Unis est là pour changer cette perception. L’opinion publique est en train d’être préparée à un conflit.

Est-ce vraiment seulement une question de rivalité technologique avec la Chine ? Malheureusement pas. C’est juste que l’invention d’un casus belli avec la Russie n’est pas nécessaire. La Russie est déjà tellement caricaturée dans son rôle d’adversaire, et fait tellement partie intégrante de la vie politique américaine que tout conditionnement du public américain est simplement superflu. Il est aujourd’hui acquis que la Russie est un pays « ennemi ». Les faucons de la politique étrangère de Trump, comme John Bolton et Mike Pompeo, ont la Russie, ainsi que la Chine dans le collimateur. Le rapport du ministère de la Défense présenté au Congrès est d’ailleurs clair à ce sujet : c’est la Chine et la Russie. Mais les faucons n’ont pas besoin de créer autant d’hystérie au sujet de la malfaisance russe qu’ils ne le font au sujet de la Chine, car il y a encore du public à convaincre au sujet de la Chine.

La tactique pour cette Guerre froide technologique a été établie très tôt par les fonctionnaires de la haute administration : interdire l’exportation de nouvelles technologies fondamentales ; restreindre l’accès des individus et des sociétés à ces technologies ; établir une liste de sanctions au sujet de toutes ces technologies fondamentales et du savoir-faire pour les construire. Enfin, interdire l’accès de la Chine à la chaîne de production de ces technologies, et harceler les Européens pour qu’ils boycottent les technologies chinoises.

Et la Russie ? Est-elle à l’écart de cette « guerre » ? Le cas de la Russie est en fait différent. Elle n’a pas la même interrelation avec les technologies américaines, et ses capacités en terme de défense et d’aéronautique sont principalement nationales, avec toutefois certaines faiblesses en terme de besoins en composants.

Mais les États-Unis ont d’autres technologies et savoir-faire considérés comme « fondamentaux », et les principes de « guerre technologique » d’interdiction d’accès exercés envers la Chine peuvent être appliqués de la même manière à la Russie, avec des modalités différentes cependant. Trump a insisté sur l’ambition américaine d’être un acteur énergétique majeur. Le secrétaire à l’Intérieur américain a en parallèle lié la domination énergétique américaine à la possibilité d’un blocus physique des exportations de pétrole russe. Ryan Zinke a déclaré en septembre au Washington Examiner que la marine américaine a la capacité d’empêcher la Russie de contrôler les sources d’approvisionnement énergétiques : « L’option économique que nous avons contre l’Iran et la Russie est, peu ou prou, d’exploiter et de remplacer les carburants. Nous pouvons le faire parce que les États-Unis sont les plus grands producteurs de pétrole et de gaz naturel ».

Dans la pratique, de telles mesures ont peu de chances d’être prises. Il s’agit plus de fanfaronnades : les États-Unis veulent un prix du brut à la baisse, pas à la hausse. Mais ce qui importe ici est plutôt l’attention portée par les États-Unis sur les ressources énergétiques russes. Les commentaires de Zinke sont révélateurs de la mentalité en cours à Washington : il a déclaré que « la Russie n’a qu’un seul tour dans son sac », soulignant que la capacité de la Russie à exporter ses ressources énergétiques est essentielle à sa survie économique.

Mais la guerre technologique avec la Chine, en terme d’interdiction d’accès aux composants et aux sanctions suivant des transferts de technologies, sont non seulement envisageables aussi envers la Russie ; elles ont déjà cours (voir les menaces sur le trajet de l’oléoduc Nord Stream 2, qui est identique aux menaces auxquelles font face les Européens pour les empêcher d’adopter l’infrastructure de téléphonie 5G du fabricant chinois Huawei). Ici encore, comme c’est le cas avec la Chine, les États-Unis appliquent plusieurs points de pression géopolitique sur la Russie, essayant simultanément de l’entraver économiquement, par le biais de sanctions commerciales. L’an prochain, de façon presque certaine (c’est d’ailleurs une obligation juridique), les États-Unis lanceront une nouvelle salve de sanctions contre la Russie, cette fois-ci liées à l’affaire Skripal.

S’agit-il de simples rodomontades destinées à garder intact l’esprit impérial américain ? Devrions-nous prendre au sérieux l’idée que l’administration américaine déclencherait des secousses géopolitiques suffisamment puissantes pour déstabiliser ce qu’il reste du système global ? Je pense que cela est fort probable. D’un côté, le président Trump sera embourbé au cours de l’année prochaine dans ses efforts pour se protéger lui-même, sa famille et ses sociétés des multiples enquêtes qui le viseront. D’un autre côté, il sera occupé à combattre les Démocrates au Congrès, et si les marchés venaient à plonger sévèrement, son pouvoir d’influence auprès des sénateurs républicains s’évaporera. Il y a suffisamment de « Républicains de façade » prêts à soutenir celui qui, tel Brutus envers César, trahira Trump lorsque les conditions seront réunies.

Au-delà des États-Unis, de nombreuses autres poudrières sont apparentes : l’Arabie saoudite est en proie à des luttes intestines ; Porochenko essaie de sauver sa peau dans l’arène ukrainienne ; les États-Unis ont tenté (jusqu’à hier) de soutenir une occupation à long terme de la Syrie, à laquelle la Turquie est activement opposée ; Israël montre les crocs aux portes du Hezbollah, et l’Europe, au bord d’une éventuelle crise économique, verra le symptôme des Gilets jaunes se répandre sous des formes diverses. Le BREXIT, l’Italie, les marges sur les bonds du Trésor, les banques, tous présentent des risques potentiels, qui pourront, ou pas, être maîtrisés, cela reste à voir.

Mais le point important est celui-ci : pendant que Trump a les yeux rivés à son écran de télévision, à l’affût des moindres attaques à son orgueil, ses deux ailes belliqueuses, les faucons œuvrant contre la Chine et les faucons œuvrant au Moyen-Orient seront, eux, aux commandes du Conseil de sécurité nationale, sous le commandement du maître d’œuvre John Bolton.

Quel est le risque que des prises de décisions erronées, qu’une administration dysfonctionnelle, qu’une paralysie interne du pays, qu’une nouvelle baisse des marchés financiers et qu’un président distrait ne laissent le champs libre aux faucons idéologiques pour allumer la mèche d’une des poudrières ? Le risque est probablement élevé.

Alistair Crooke

Alistair Crooke est un ancien diplomate britannique, fondateur et directeur du Conflicts Forum,  basé à Beyrouth.

Traduit par Laurent Schiaparelli, relu par Cat pour Le Saker Francophone

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