«...D'autres perdants géopolitiques graves sont à rechercher aussi dans l'humanitarisme auto-proclamé de l'ONU et de l'UE. Et surtout au Pentagone et à la CIA, avec leur troupeau de rebelles modérés en armes. Cela durera jusqu'à ce que le dernier djihadiste chante sa chanson au Paradis. Pendant ce temps, la Russie garde son sifflet à la main en surveillant la partie.» Pepe Escobar
Par Pepe Escobar – Le 17 mars 2016 – Source sputniknews
C’est un truc du genre roman d’espionnage à suspense ; personne ne parle. Mais il y a des indications que la Russie n’aurait pas annoncé un retrait partiel de Syrie, juste avant que les négociations de Genève ne montent en puissance, à moins qu’une grande négociation avec Washington ait été conclue.
Une sorte de marchandage est en jeu, dont nous ne connaissons toujours pas les détails ; c’est ce que dit la CIA elle-même par la bouche de ses multiples Think Tankland US. Et c’est la véritable signification cachée dans un entretien soigneusement chronométré de Barack Obama qui, bien qu’invitant à suspendre l’incrédulité, se lit comme un important document de changement de politique.
Obama investit dans son proverbial bourrage de mou, admettant maintenant que les services de renseignement US n’ont pas identifié spécifiquement le gouvernement de Bachar al-Assad comme étant responsable de l’attaque chimique à Ghouta. Et puis il y a des pépites, comme l’Ukraine qui ne serait pas d’un intérêt vital pour les États-Unis – quelque chose qui télescope, de plein fouet, la doctrine Brzezinski. Ou l’Arabie saoudite comme parasite de la politique étrangère américaine – ce qui a provoqué une réaction violente de l’ancien pote d’Oussama ben Laden, le caïd suprême des services de renseignements saoudiens, le prince Turki.
Un compromis semble être imminent. Et cela impliquerait qu’un glissement du pouvoir a eu lieu au-dessus Obama – qui est essentiellement un messager, un petit télégraphiste. Pourtant cela ne signifie pas que les agendas belliqueux des deux comparses, le Pentagone et la CIA, sont jetés aux oubliettes.
Les services de renseignement russes ne peuvent absolument pas faire confiance à une administration américaine infestée de cellules belliciste néocons. En outre, la doctrine Brzezinski a échoué – mais elle n’est pas morte. Une partie du plan Brzezinski était d’inonder les marchés de pétrole avec les réserves inutilisées de l’OPEP pour détruire la Russie.
Cela a causé des dommages, mais la deuxième partie du plan, qui était d’attirer la Russie dans une guerre en Ukraine où les Ukrainiens devaient servir de chair à canon au nom de la démocratie, a lamentablement échoué. Ensuite, il y avait le vœu pieux que la Syrie pourrait embourber la Russie dans un merdier à la Debeliou Bush de style irakien – mais cela aussi a lamentablement échoué avec le coup de sifflet russe de fin de partie.
Le facteur kurde
Les explications convaincantes concernant le retrait (partiel) russe de la Syrie sont facilement disponibles. Ce qui importe est que la base aérienne Khmeimim et la base navale de Tartous restent intactes. Les principaux conseillers et formateurs militaires russes ne partent pas. Les raids aériens, le lancement de missiles balistiques de la Caspienne ou de la Méditerranée – tout reste opérationnel. La puissance aérienne russe continue de protéger les forces déployées par Damas et Téhéran.
Pour autant que la Russie diminue sa présence, ce n’est pas le cas de l’Iran, ni du Hezbollah. Téhéran a formé et armé des forces paramilitaires cruciales – des milliers de soldats de l’Irak et de l’Afghanistan se battent aux côtés du Hezbollah et de l’Armée arabe syrienne (SAA) qui continuera d’avancer et d’établir des faits accomplis sur le terrain.
Alors que les négociations de Genève démarrent, ces faits sont maintenant relativement gelés. Ce qui nous amène au principal point d’achoppement à Genève – qui a réussi à être inclus dans le possible grand marché .
Le grand marché est basé sur le succès du cessez-le-feu actuel – ou cessation des hostilités –, ce qui est loin d’être assuré. En supposant que toutes ces dispositions tiennent, une Syrie fédérale pourrait émerger, qui pourrait être baptisée Le bout du tunnel.
Essentiellement, nous aurions trois grandes provinces : un Sunnistan, un Kurdistan et un Cosmopolistan.
Le Sunnistan comprendrait Deir ez-Zor et Raqqa, en supposant que toute la province puisse être largement purgée de ISIS / ISIL / Daesh.
Le Kurdistan serait en place tout le long de la frontière turque – quelque chose qui paniquerait le Sultan Erdogan à l’extrême.
Et le Cosmopolistan unirait les alaouites, les chrétiens, les druzes et les laics sunnites de Syrie, c’est-à-dire la Syrie actuelle, de Damas à Lattaquié et Alep.
La réponse d’Ankara, de façon prévisible, a été rude ; tout système fédéral kurde dans le nord de la Syrie ne représente pas seulement une ligne rouge, mais une menace existentielle pour la Turquie. Ankara peut entretenir l’illusion que Moscou, après sa démobilisation partielle, regardera ailleurs si Erdogan ordonne une invasion militaire du nord de la Syrie, tant qu’elle ne touche pas la province de Lattaquié.
Et pourtant, dans l’ombre, se cache la possibilité que les services secrets russes seraient peut être prêts à conclure un accord avec l’armée turque – avec pour corollaire qu’un éventuel retrait du Sultan Erdogan ouvrirait la voie au rétablissement de l’amitié entre la Russie et la Turquie, essentielle pour l’intégration de l’Eurasie.
Ce que les Kurdes syriens ont en vue n’a rien à voir avec le séparatisme. Les Kurdes syriens sont 2,2 millions sur une population syrienne restante d’environ 18 millions. Leurs secteurs à cheval sur la frontière de la Syrie et de la Turquie – Jazeera, Kobani et Afrin – ont été mis en place depuis 2013. Le YPG a déjà lié Jazeera à Kobani, et se trouve sur le chemin de les relier à Afrin. Ceci, en un mot, est la province du Kurdistan syrien.
Les kurdes du Kurdistan syrien – fortement influencés par les concepts développés par le leader du PKK, Abdullah Ocalan, emprisonné en Turquie – sont profondément engagés dans des consultations avec les Arabes et les chrétiens sur la façon de mettre en œuvre le fédéralisme, privilégiant un modèle auto-dirigé horizontal, une sorte de confédération de style anarchiste. C’est une vision politique fascinante qui comprendrait même les communautés kurdes à Damas et à Alep.
Moscou – et ceci est absolument essentiel – soutient les Kurdes. Ils doivent donc faire partie des négociations de Genève. Le jeu russe à long terme est complexe ; ne pas être strictement aligné, ni avec Damas ni avec l’opposition discréditée, soutenue et militarisée par la Turquie et le CCG [Les pays du Golfe, NdT]. L’équipe Obama, comme d’habitude, est derrière le parapet. Il y a l’angle de l’allié de l’Otan – mais même Washington est en train de perdre patience avec Erdogan.
Les gagnants et les perdants géopolitiques
Seuls les médias système occidentaux, proverbialement idiots, ont été pris au dépourvu par le dernier coup diplomatique de la Russie en Syrie. La cohérence a été la norme.
La Russie a toujours consciencieusement remis à niveau le partenariat stratégique sino-russe. Cela s’est produit parallèlement à la guerre hybride en Ukraine – opérations asymétriques mélangeant l’économie, la politique, l’armée et le soutien technologique aux républiques de Donetsk et de Lougansk – et même les responsables de l’Otan avec un QI décent ont dû admettre que, sans la diplomatie russe, il n’y a pas de solution à la guerre au Donbass.
En Syrie, Moscou a accompli l’exploit remarquable de permettre à l’équipe d’Obama de voir la lumière au-delà du brouillard de la guerre instillé par les néocons, conduisant à une solution concernant l’arsenal chimique de la Syrie après que Obama s’est lui-même pris au piège de sa propre ligne rouge. Obama le doit à Poutine et à Lavrov, qui l’ont littéralement sauvé non seulement d’un énorme embarras, mais d’un autre bourbier massif au Moyen-Orient.
Les objectifs russes en Syrie, déjà énoncés en septembre 2015, sont remplis. Les djihadistes de tout poil sont en fuite – y compris, surtout, les plus de 2 000 originaires des républiques du Caucase du Sud. Damas a été épargné par le changement de régime à la Saddam / Kadhafi. La présence de la Russie dans la Méditerranée est sécurisée.
La Russie va surveiller de près la cessation des hostilités en cours ; et si le parti de la guerre décide la montée en puissance du support pour ISIS / ISIL / Daesh ou les rebelles modérés via toute action de guerre dans l’ombre, la Russie sera de retour en un éclair. Pour ce qui concerne le sultan Erdogan, il peut se vanter tant qu’il veut à propos de son rêve pipeau de zone d’exclusion aérienne ; mais le fait est que la frontière entre la Syrie et la Turquie du nord-ouest est maintenant entièrement protégée par le système de défense anti-aérien S-400.
En outre, la collaboration étroite de la coalition 4 + 1 – Russie, Syrie, Iran, Irak, plus le Hezbollah – a eu plus de résultats qu’un simple alignement de la Russie sur les chiites. Elle préfigure un changement géopolitique majeur, où l’Otan n’est plus le seul joueur en ville, dictant l’impérialisme humanitaire ; cette autre coalition pourrait être considérée comme la préfiguration d’un futur rôle crucial, et global, pour l’Organisation de coopération de Shanghai.
Au point où nous en sommes, il peut sembler futile de parler de gagnants et de perdants au cours des cinq longues années de la tragédie syrienne – en particulier avec la Syrie détruite par une guerre vicieuse imposée par procuration. Mais les faits sur le terrain militent géopolitiquement pour une grande victoire de la Russie, de l’Iran et des Kurdes syriens, et une perte importante pour la Turquie et le gang des pétrodollars des Pays du Golfe, surtout compte tenu des énormes intérêts géo-énergétiques en jeu.
Il est toujours essentiel de souligner que la guerre en Syrie est une guerre pour l’énergie – avec l’enjeu d’être celui qui sera le mieux placé pour approvisionner l’Europe en gaz naturel ; le gazoduc Iran-Irak-Syrie, ou le pipeline rival du Qatar vers la Turquie qui nécessiterait une Damas docile.
D’autres perdants géopolitiques graves sont à rechercher aussi dans l’humanitarisme auto-proclamé de l’ONU et de l’UE. Et surtout au Pentagone et à la CIA avec leur troupeau de rebelles modérés en armes. Cela durera jusqu’à ce que le dernier djihadiste chante sa chanson au Paradis. Pendant ce temps, la Russie garde son sifflet à la main en surveillant la partie.
Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan: How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues: a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009),Empire of Chaos (Nimble Books) et le petit dernier, 2030, traduit en français.
Traduit et édité par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone
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