Par Ibrahim Tabet − Juin 2017
Les accords Sykes-Picot de 1916 relatifs au partage des provinces arabes de l’empire ottoman entre la France et la Grande Bretagne avaient débouché sur l’établissement de protectorats (avalisés par des mandats de la SDN) sur les États du Levant et le tracé de leurs frontières, sans qu’elles aient voix au chapitre. Les guerres en Irak et en Syrie peuvent-elles remettre en question leur intégrité territoriale ? Peut-on faire un parallèle entre la tutelle exercée sur eux par les deux anciennes puissances coloniales et leur partage en zones d’influence qui semble se dessiner entre l’Iran, la Russie et les États-Unis ?
Ces derniers qui avaient supplanté la France et l’Angleterre dans la région après l’affaire de Suez se sont confrontés à l’URSS durant la Guerre froide. Devenus la seule superpuissance après l’implosion de leur rival communiste, les États-Unis ont profité de ce vide de puissance pour tenter d’imposer un ordre régional conforme à leurs intérêts et à ceux d’Israël. Quels seront leurs relations avec la Russie après son retour sur la scène syrienne ? Se dirige-t-on vers un accord américano-russe sur le dossier syrien ? Quelle sera la conséquence de l’hostilité envers l’Iran de l’administration Trump qui s’est érigée en champion de la cause sunnite ? Alors que les deux puissances régionales musulmanes, la Turquie et l’Iran, étaient en position de jouer un rôle majeur en Syrie et en Irak, les errements politiques d’Erdogan ont brisé ses rêves de grandeur néo-ottomans et il doit faire face à la menace kurde. L’Iran au contraire apparaît comme la grande puissance régionale, grâce en partie au boulevard que lui a ouvert Washington en détruisant l’Irak. Quant à celui-ci et à la Syrie qui font figure d’États faillis, ils ne sont pas davantage maîtres de leur destin qu’en 1920 et sont destinés à rester ballottés entre l’axe chiite, allié de facto à la Russie, et l’alliance américano-saoudienne.
Les tentatives avortées d’unité arabe remettant en question des frontières héritées de l’époque coloniale montrent qu’elles n’étaient pas totalement artificielles et que se sont développés des nationalismes irakien et syrien. Mais, depuis la montée de l’islamisme et de l’antagonisme chiito-sunnite, les sentiments d’appartenance ethnique ou confessionnelle l’emportent sur le nationalisme. Les frontières extérieures de la Syrie et de l’Irak ne seront probablement pas remises en question. Mais le Kurdistan irakien forme déjà une entité quasi indépendante et le statut des régions sunnites reprises à Daech est incertain. À moins d’y exercer une répression génératrice d’un nouveau soulèvement, le gouvernement de Bagdad dominé par les chiites devra sans doute leur concéder une large autonomie qui consacrerait la transformation de l’Irak en une lâche confédération où l’influence de l’Iran restera prépondérante. En Syrie, Daech sera probablement évincé de la région qu’il occupe encore par les forces soutenues par les Américains autour de Raqqa et par les forces du régime et ses alliés à Deir el Zor.
Mais, à part la confrontation pour contrôler le sud de la frontière syro-irakienne, il est peu probable que les autres lignes de front bougent de manière significatives, comme semblent l’indiquer les accords d’échanges de population conclus entre le régime et l’opposition. Accords qui ne présagent en rien les chances d’une entente sur une transition politique dans un avenir prévisible ainsi que celles d’une réconciliation et d’une réunification du territoire. En attendant on se dirige probablement vers la constitution de facto de régions autonomes ethniques ou confessionnelles : le vaste territoire constitué de la « Syrie utile », s’étendant jusqu’à Deir el Zor et regroupant la majorité de la population, y compris une importante composante alaouite, chrétienne et druze qui restera gouvernée par le régime, sous tutelle russe et dans une moindre mesure iranienne.
Deux « cantons » sunnites, l’un dans le gouvernorat d’Idlib adossé à la Turquie et l’autre dans la vallée de l’Euphrate comprenant Raqqa, qui pourraient être placés sous protectorat américain. Ce protectorat englobera aussi le canton kurde dans le nord-est du pays, séparé de la petite enclave kurde d’Ifrin par un couloir occupé par l’armée turque, à moins que les Américains ne lâchent les Kurdes une fois qu’ils n’auront plus besoin d’eux. On ne peut en effet exclure un bazar où les Turcs échangeraient leur soutien aux islamistes de la région d’Idlib contre le soutien américain aux Kurdes. Quant à la frontière stratégique allant de Deir el Zor à al-Tanaf, son sort dépendra de l’issue des combats sur ce théâtre d’opérations qui semble évoluer en faveur du régime. Reste à savoir si cette division de facto sera transformée à terme en une fédération de jure ou une simple décentralisation administrative. En attendant, tant que le régime restera au pouvoir à Damas, les Occidentaux et les pays du Golfe ne seront pas prêts à financer la reconstruction de la Syrie avec comme conséquence le fait que la majorité des réfugiés syriens dans les pays voisins ne puissent pas regagner le pays.
Ce risque affecte plus particulières le Liban. Une étude réalisée par un think tank de l’ESA [Business school gérée par la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris a l’instar d’HEC selon l’auteur, NdSF] sur les conséquences de la crise des réfugiés syriens prévoit qu’entre un-tiers et deux-tiers de ceux-ci (estimés à 1 500 000) resteront dans le pays. D’après cette étude, l’UE et les pays du Golfe sont déterminés à les maintenir sur place, même au risque de compromettre la survie du Liban. En fonction de l’évolution du conflit syrien, du nombre de réfugiés restants et du degré de résilience du système politique libanais, trois scénarios sont possibles à l’horizon 2030.
Scenario A : le conflit syrien ne prend pas fin dans un avenir prévisible. Le nombre de réfugiés dépasse le million. Les tensions sectaires augmentent. L’État libanais s’effondre et le pays se divise de facto puis de jure en cinq cantons, deux à dominante chiite (au Sud et à la Bekaa) sous influence iranienne, deux sunnites (au Nord et à Saida) sous influence saoudienne, et un druzo-chrétien dans l’ancien Mont-Liban. Beyrouth restant le siège des quelques institutions communes.
Scenario B : le régime syrien étend son contrôle à la majorité du territoire syrien. Près de la moitié des réfugiés retournent chez eux. Ceux qui restent (environ 750 000) s’organisent en lobby, mais le gouvernement est paralysé et n’entreprend aucune mesure pour affronter la situation.
Scenario C : Une solution au conflit syrien est trouvée, la Syrie est réunifiée et sa reconstruction commence. Environ deux tiers des réfugiés retournent chez eux et le nombre de réfugiés restant se stabilise autour de 500 000. L’UE et les pays du GCC proposent une sorte de plan Marshall au Liban à condition qu’il les intègre. Malgré l’opposition d’une grande partie de la population le gouvernement est contraint de l’accepter. Les Palestiniens réclament et obtiennent le même statut. Les institutions libanaises sont réformées dans le sens d’une sécularisation. L’économie reprend grâce à l’aide internationale et aux investissements étrangers, mais l’émigration des chrétiens qui ne représentent plus qu’une petite minorité et n’ont plus voix au chapitre au plan politique s’intensifie.
Ibrahim Tabet
Note du Saker Francophone L'auteur qui nous envoie ses textes régulièrement est libanais, en parlant de « régime » pour qualifier le président et le gouvernement élu légitimement de la Syrie, laisse transparaître un certain parti-pris mais il est intéressant de voir le point de vue d'un Libanais francophone sur la situation au Moyen-Orient. Nous vous renvoyons aussi aux articles d'Andrew Korybko sur la guerre hybride et l'utilisation du fédéralisme identitaire comme objectif de guerre pour prendre le contrôle d'un pays ou d'une région comme en Syrie.