Une deuxième étape géostratégique (autre que l’Ukraine) est en train d’advenir


Les BRICS 11 établissent un pôle d’influence et une puissance mondiale qui ont le potentiel d’éclipser la portée du G7.


Par Alastair Crooke – Le 28 août 2023 – Source Strategic Culture

Alors qu’il est devenu évident pour un nombre croissant de personnes en Occident que quelque chose a terriblement mal tourné dans le projet ukrainien des élites, et que les prédictions et attentes exagérées de voir les forces russes « mises KO » par un « poing » blindé se sont révélées spectaculairement erronées, ces mêmes élites se trompent à nouveau – sur une autre question stratégiquement décisive : elles ignorent à nouveau largement la « réalité » – au nom du contrôle de la « narration » . Dans ce cas, l’Occident préfère se moquer des implications des nouvelles adhésions aux BRICS (sans parler des 40 autres États prêts à les rejoindre) : « il n’y a rien à voir » .

Les BRICS ne sont qu’un amalgame d’États dépourvus de toute cohésion, de tout fil conducteur, proclament les médias officiels occidentaux. Ils ne pourront jamais défier la puissance mondiale des États-Unis, ni le poids financier de la sphère du dollar. Cependant, le Global Times chinois explique, sur un ton modéré, une toile de fond différente :

La raison pour laquelle le mécanisme des BRICS exerce un tel attrait … reflète la déception générale de nombreux pays en développement à l’égard du système de gouvernance mondiale dominé par les États-Unis et l’Occident et dans lequel ils interfèrent. Comme la Chine l’a souligné à plusieurs reprises, le système traditionnel de gouvernance mondiale est devenu dysfonctionnel, déficient et inopérant, et la communauté internationale attend de toute urgence du mécanisme des BRICS qu’il renforce l’unité et la coopération.

D’autres pays du Sud l’expriment de manière plus directe : le mécanisme des BRICS est perçu comme un moyen de se débarrasser des derniers vestiges du colonialisme occidental et d’acquérir de l’autonomie. Oui, bien sûr, les BRICS 11 seront d’abord plus cacophoniques que fluides, mais ils n’en représentent pas moins un changement profond de la conscience mondiale.

Les BRICS 11 établissent un pôle d’influence et une puissance mondiale qui ont le potentiel d’éclipser la portée du G7.

Le « désordre » en Ukraine est généralement attribué à une simple « erreur de calcul » de la part des élites occidentales : elles ne s’attendaient pas à ce que la société russe soit aussi robuste, ni aussi résistante à la pression.

En effet, la reconnaissance des contradictions doctrinales de l’OTAN, de son armement de second ordre et de son incapacité à penser rigoureusement – au-delà de la petite phrase du lendemain – a (involontairement) mis en lumière le dysfonctionnement plus profond de l’Occident – un dysfonctionnement qui va bien au-delà de la seule situation liée au projet ukrainien. Nombreux sont ceux qui, en Occident, voient les principales institutions de la société enfermées dans une orthodoxie étouffante, dans un niveau intense de polarisation politique et culturelle, et dans une réforme politique effectivement bloquée.

La guerre par procuration contre la Russie a néanmoins été lancée par le biais de l’Ukraine, précisément pour réaffirmer la vigueur mondiale de l’Occident. Or, c’est le contraire qui est en train de se produire.

La guerre financière (par opposition à la guerre terrestre en Ukraine) était le contre-pied au changement de régime à Moscou : la guerre financière visait à souligner la futilité de s’opposer à l’hégémonie du dollar – agissant de concert. C’était l’hégémon jaloux qui exigeait l’obéissance.

Mais cela s’est soldé par un revers spectaculaire. Et cela a directement contribué non seulement à l’expansion des BRICS, mais aussi à ce que les ressources énergétiques du Moyen-Orient et les matières premières de l’Afrique échappent au contrôle de l’Occident. Au lieu que les menaces occidentales de sanctions et d’ostracisme financier créent la peur et renforcent l’obséquiosité, ces menaces ont au contraire mobilisé des sentiments anticoloniaux dans le monde entier ; elles ont permis de comprendre que la construction financière occidentale équivalait à une tutelle et que toute acquisition de souveraineté nécessitait la dédollarisation.

Et là encore, de graves erreurs ont été commises : des erreurs d’une ampleur géostratégique ont été commises presque par hasard et sans la diligence requise.

L’erreur primordiale fut celle de l’équipe Biden (et de l’UE) qui saisit illégalement les avoirs de réserve de la Russie à l’étranger, expulsa la Russie du système de compensation financière SWIFT et imposa un blocus commercial si complet que (espérait-on à la Maison Blanche) ses effets démoliraient le président Poutine. Le reste du monde a compris qu’il pourrait facilement être le prochain sur la liste. Ils avaient besoin d’une sphère résistante aux prédations financières occidentales.

Pourtant, la seconde erreur stratégique de Biden (& Co.) a amplifié l’erreur de leur premier blitz financier « sans précédent » . Cette bévue a marqué le deuxième épisode de la défenestration de l’imperium financier américain par Biden : il a traité Mohammad ben Salmane (et les Saoudiens en général) avec mépris. Il leur a ordonné d’augmenter la production de pétrole (afin de faire baisser le prix de l’essence avant les élections de mi-mandat au Congrès) et a dédaigneusement menacé le royaume de « conséquences » s’il n’obtempérait pas.

Peut-être que Biden, tellement préoccupé par ses perspectives électorales, n’a pas réfléchi à la question. Aujourd’hui encore, il n’est pas certain que la Maison-Blanche comprenne les conséquences du fait qu’elle a traité MbS comme un sous-fifre. On assiste à une tentative de dernière minute pour dissuader l’Arabie saoudite de rejoindre les BRICS, mais il est trop tard. Sa demande d’adhésion a été approuvée et prendra effet le 1e janvier 2024. L’Occident a mal interprété l’ambiance.

Les États du Golfe partagent un même ethos, celui de dirigeants sûrs d’eux et affirmés, qui ne sont plus disposés à accepter les exigences binaires des États-Unis, « avec nous ou contre nous » .

Pour éviter tout malentendu, Biden, par la combinaison de ces deux erreurs stratégiques, a lancé l’hégémonie financière de l’Occident sur une voie de garage menant à la disparition progressive d’une grande partie des 32 000 milliards de dollars d’investissements étrangers en dollars fiduciaires qui se sont accumulés dans le système américain au cours des 52 dernières années – avec une accélération implicite vers le « commerce de devises propres » parmi la majorité des États non occidentaux.

En fin de compte, cela conduira probablement à un moyen de règlement des échanges commerciaux des BRICS, éventuellement indexé sur l’or. Si une monnaie d’échange était indexée d’une manière ou d’une autre sur un gramme d’or, cette monnaie acquerrait, bien entendu, le statut de réserve de valeur, basé sur celui de la matière première sous-jacente (dans ce cas, l’or).

L’idée est que lorsque l’inflation était nulle, les bons du Trésor américain étaient considérés comme une réserve de valeur (durable). Toutefois, une large dédollarisation sape la demande synthétique (c’est-à-dire imposée) de dollars qui était entièrement due aux cadres de Bretton Woods et au pétrodollar (qui exigeaient que les marchandises soient échangées uniquement en dollars américains) et à l’idée implicite que les bons du Trésor américain offraient une certaine réserve de valeur.

Mais qu’a fait l’équipe Biden ? Elle a poussé l’Arabie saoudite – la cheville ouvrière du pétrodollar et l’un des piliers (avec d’autres États du Golfe et la Chine) des énormes avoirs en bons du Trésor américain – dans les bras des BRICS. En d’autres termes, les BRICS 11 regroupent six des neuf principaux producteurs d’énergie au niveau mondial, ainsi que les principaux consommateurs d’énergie. En fait, l’OPEP+ a été intégrée pour former un cercle fermé et autosuffisant d’échanges d’énergie (et de matières premières) qui n’a pas besoin de toucher au dollar. Et à terme, cela constituera un choc monétaire majeur.

Les « conséquences » évoquées par la Maison Blanche à l’égard de l’Arabie Saoudite sont devenues sans importance. L’Arabie saoudite et l’Iran peuvent vendre leur pétrole aux autres consommateurs des BRICS (dans des devises autres que le dollar). Les membres n’ont plus à s’inquiéter des menaces occidentales – l’une des principales dispositions des BRICS étant le refus commun de tous les membres de permettre ou de faciliter toute manœuvre de « changement de régime » à l’encontre des membres des BRICS.

Pour être clair, tout cela signifie une poursuite de l’inflation des prix en Occident, reflétant la baisse du pouvoir d’achat des monnaies fiduciaires à mesure que la demande de dollars diminue. Inévitablement, l’affaiblissement du dollar entraînera une hausse des taux d’intérêt aux États-Unis, ce qui sera tout simplement l’une des principales conséquences de la dédollarisation. La hausse des taux d’intérêt imposera une forte pression sur les banques américaines et européennes.

Le premier sommet des BRICS 11 est prévu pour octobre 2023 à Kazan. « Comme par hasard » , l’adhésion à part entière des nouveaux États coïncidera avec l’arrivée de la Russie à la présidence annuelle tournante des BRICS, le 1e janvier 2024. Poutine a déjà fait part de sa détermination à résoudre les difficultés liées à la création d’une monnaie distincte pour les BRICS, « d’une manière ou d’une autre » .

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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