Par Dagmar Henn – Le 21 avril 2015 – Source thesaker.is
Note du Saker original
Après Sanctuaires profanés, voici le second reportage sur la vie quotidienne en Novorussie, envoyé parDagmar Henn, la représentante de la Communauté du Saker en Novorussie et responsable du Saker allemand. Elle a trouvé le temps d’écrire ce texte tout en réorganisant le blog allemand
C’est par un matin froid, mais ensoleillé, que nous partons pour Oktiaborskii, un autre quartier abondamment bombardé, comme beaucoup d’autres construits autour de la mine du même nom. Nous nous dirigeons vers la dernière rangée de maisons ; seuls quelques arbres les séparent des champs, à 500 mètres seulement des lignes ukrainiennes. Nous tombons sur une livraison de nourriture par le bataillon Vostok. Etait-elle prévue ou est-ce par hasard ? Ce n’est pas sûr ; ici, tout se passe à la hâte, quelques minutes sur place, et c’est déjà le moment de s’en aller.
Pas de gaz, pas d’électricité… En face de la deuxième maison que nous visitons, un poêle improvisé, seulement une plaque de métal posée sur quelques pierres sous un tout petit hangar; il ne manque pas de bois de chauffage, les gens ramassent les branches des arbres cassées par les bombardements. Les façades sont grêlées par les éclats d’obus. Je me souviens de ces marques, dans mon enfance de nombreux immeubles à Munich les portaient encore, de sombres trous sales, mais ceux-ci sont récents et la pierre sous la peau grise brille dans un blanc immaculé.
Un des hommes sortis pour la nourriture s’approche de moi. Il est ivre, et en colère. Un peu plus tard, il me dit qu’il était chauffeur de camion pour la mine. «Tu n’as pas d’argent en Allemagne ? Tu ne peux pas juste acheter le gaz», dit-il, et «Vous avez essayé déjà trois fois, et vous échouerez de nouveau la quatrième.»
Nous devrions nous en aller, signale Stanislava, et nous remontons dans le bus, mais où est le Turc ? Le photographe est parti pour saisir un trou impressionnant dans la rue encadrant les restes d’une fusée devant laquelle nous avons passé en arrivant…
Nous quittons les abords de la ville pour pénétrer un peu plus profondément dans le quartier. Nous devons attendre un peu avant de quitter le car. Le temps a changé, brusquement, et il grêle ; nous nous protégeons du mauvais temps dans notre bus, mais tout le monde pense à cette grêle si peu naturelle qui tombe si souvent ici.
Ce printemps ressemble à un drôle d’automne, où les arbres perdent non seulement leurs feuilles, mais leurs branches, et où les maisons ont aussi perdu leurs fenêtres par sympathie. Tout près des maisons, chaque pas provoque des craquements.
Les gens réagissent de deux manières différentes. Soit ils ne veulent pas parler avec nous, ne veulent aucun contact avec les Occidentaux, soit ils se massent autour de nous pour libérer leur colère. Parfois même juste pour traiter Porochenko de bâtard. Ici, nous rencontrons le deuxième type.
«Nous avons passé des semaines dans les caves», dit une femme, et sa voisine ajoute, «Je ne pouvais même pas y aller; j’ai ma mère chez moi, elle ne peut pas marcher, est-ce que j’aurais dû la laisser seule ?» La nuit passée encore, le quartier a été à nouveau bombardé. En ce moment, un grondement lointain vient de la zone de l’aéroport ; des mortiers, nous dit-on, une mitrailleuse quelconque ; ce cessez-le-feu est audible.
Autour du coin, il y a de minuscules jardins devant les maisons, des bancs de béton et des rangées de tulipes fraîchement plantées. Le ciel s’est dégagé en quelques minutes et le soleil brille de nouveau. Nous rencontrons un couple âgé ; l’homme grommelle qu’il a grandi pendant la Seconde Guerre mondiale, il sait encore d’où viennent les obus, et il sait qu’ils sont ukrainiens, et sa femme parle de son petit-fils de 19 ans, qui se bat à l’aéroport. Elle commence à pleurer, et Stanislava la serre dans ses bras, puis Stanislava est elle aussi au bord des larmes, et dit : «Nous n’avons pas le droit de déposer les armes, tant que ces vieilles gens ont à souffrir comme ça.»
Le bus de nouveau, et de nouveau la grêle, et Olga commente, le soleil se bat avec les nuages, et quelqu’un ajoute : la lutte du bien contre le mal. Un endroit entre les deux, dit Dana, la seconde traductrice, et cette phrase semble résumer toute leur existence.
Nous nous arrêtons sur un marché pour un repas rapide ; notre prochaine destination est Saur-Mogila. Près du stand de nourriture, on vend des fleurs, et je demande à Olga si ce serait bien si j’en achetais quelques-unes et si ce serait correct si moi, l’Allemande, je m’en allais sans témoigner mon respect aux soldats soviétiques, et quelles fleurs ce devraient être. Des œillets rouges, dit-elle, c’est la coutume. Mais un nombre pair. Pair ?, je lui demande, j’ai toujours pensé qu’on achetait les fleurs en nombre impair. Impair pour la vie, répond-elle, pair pour les morts ; mais elle ne sait pas pourquoi. Plus tard, nous posons la question à Stanislava, qui est un peu surprise d’être interpellée sur son métier civil de fleuriste. Elle dit que les fleuristes pensent que c’est parce que le chiffre impair est là pour appeler le bonheur.
Le paysage change sur la route vers Saur-Mogila, nous traversons des collines nues. Il y a des arbres, mais pas de forêts. A un kilomètre peut-être du monument, la route se transforme en une allée de bouleaux, dont certains sont gravement brûlés. De nouveau, comme à Donetsk, il y a une plateforme au pied du monument avec un vieux blindé, et je me demande ce qu’il lui est arrivé au cours des combats de l’été dernier. A-t-il été sauvegardé quelque part ? A-t-il été utilisé et renvoyé maintenant pour se reposer de nouveau ? Ou ces pièces ont-elles déjà été remplacées ? Dans tous les cas, une chose est inimaginable – qu’il ait été là durant tous ces combats et qu’il soit resté entier.
Nous montons des escaliers brisés sous un vent implacable. Je cherche un endroit où déposer les œillets et je découvre que l’endroit actuel pour ça est au pied de la grande botte de fer, le seul vestige encore debout de la statue qui dominait autrefois la colline. Un nombre pair d’œillets rouges pour le monument de l’ancienne bataille, et un nombre pair pour les tombes fraîches à côté ; le même endroit, le même ennemi. Plus bas, la silhouette d’un soldat soviétique de l’un des reliefs effondrés semble ramper hors des débris. Entre ces morceaux de monuments, les tranchées de l’an dernier. Passé et présent se mélangent ; c’est vraiment un endroit entre les deux.
Le mari tchétchène de Stanislava, notre second garde, nous fait des blagues en grimpant la colline, dans la voiture qui accompagne notre car, roulant dans l’herbe, à côté des escaliers, puis en nous dépassant de nouveau dans la descente. Nous redescendons à toute vitesse de la colline, mais les nuages sombres qui étaient encore loin nous rattrapent et déversent sur nous une nouvelle charge – de grêle – avant que nous atteignions le car.
Pendant ce temps, une demi-douzaine de grands cars sont arrivés sur la plateforme au pied de la colline, notre seconde rencontre avec le bataillon Vostok aujourd’hui. Cette fois, c’est un groupe principalement composé d’adolescents qui grimpent cérémonieusement sur la colline sous des drapeaux de la victoire.
Nous les laissons et partons pour Stepanovka, un village proche. Là, presque aucune maison ne reste debout. Celles qui sont restées intactes sont de jolis bâtiments, principalement en blanc et bleu, avec des fleurs jaunes qui décorent les façades. Le Secteur Droit a établi son quartier général ici, nous dit-on, et le frère de Iarosh avait l’habitude d’arpenter la rue de haut en bas dans un tank et de tirer sur les maisons pour s’amuser. Le Turc s’égare à nouveau et se promène dans les ruines pour s’agenouiller devant un obus à demi-enterré, même si la zone n’est pas encore totalement dégagée.
De retour à l’hôtel, nous passons une nuit calme. Mais les endroits que nous avons vus ce matin sont bombardés une fois de plus. Pourtant, si quelque chose est arrivé aux tulipes, je suis sûre qu’ils en replanteront de nouvelles.
Traduit par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone