Un conseiller en politique étrangère du Kremlin : « Nous sommes plus intelligents, plus forts et plus déterminés »


Une interview menée par Christian Neef – Le 13 juillet 2016 – Source Der Spiegel

Sergey Karaganov

Les relations entre la Russie et l’OTAN se détériorent. Le conseiller en politique étrangère du Kremlin, Sergueï Karaganov, discute avec Der Spiegel sur le risque de guerre, la posture agressive de l’OTAN et l’incapacité de l’Occident à comprendre les valeurs russes.

Der Spiegel : – Sergueï Alexandrovich, l’OTAN renforce sa présence en Europe de l’Est, en réaction aux récentes avancées russes. Les politiciens occidentaux ont averti les deux parties qu’elles pourraient tomber dans une situation conduisant à la guerre. Ces avertissements sont-ils excessifs?

Karaganov : – Je parle déjà moi-même d’une situation de pré-guerre, depuis huit ans.

– Lorsque la guerre en Géorgie a éclaté.

Déjà à ce moment-là, la confiance entre les grandes puissances était très faible. La Russie a commencé se réarmer et, depuis lors, la situation a considérablement empiré. Nous avons averti l’OTAN de ne pas s’approcher des frontières de l’Ukraine, parce que cela créerait une situation que nous ne pouvons pas accepter. La Russie a arrêté l’avance occidentale dans cette direction et nous espérons que cela signifie que le danger d’une grande guerre en Europe a été éliminé à moyen terme. Mais la propagande qui circule actuellement rappelle celle précédant une guerre.

– Nous espérons que vous faites référence à la Russie.

Les médias russes sont bien plus réservés sur ce sujet que les médias occidentaux. Mais vous devez comprendre que la Russie est très sensible à tout ce qui concerne sa défense. Nous devons être prêts à tout. Telle est la source de l’importante propagande actuelle. Mais que fait l’Occident de son côté ? Il ne fait que diaboliser la Russie ; il prétend que nous menaçons de l’attaquer. La situation est comparable à la crise de la fin des années 1970 et du début des années 1980.

– Vous parlez du stationnement des missiles balistiques à portée intermédiaire soviétiques et de la réaction américaine ?

L’Europe se sentait faible à l’époque et avait peur que les Américains ne quittent le continent. Mais l’Union soviétique, alors qu’elle était déjà devenue pourrie à l’intérieur, se sentait militairement forte et a entrepris la folie de déployer des missiles SS-20. Le résultat en a été une crise complètement inutile. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Maintenant, les craintes de pays tels que la Pologne, la Lituanie et la Lettonie doivent être apaisées en y installant des armes de l’OTAN. Mais cela ne les aidera pas ; nous interprétons cela comme une provocation. En cas de crise, nous allons détruire précisément ces armes. La Russie ne se battra plus jamais sur son propre territoire…

– Au contraire, si je vous comprends bien, vous poursuivrez la stratégie de défense avancée.

– L‘OTAN est maintenant 800 kilomètres (497 miles) plus près de la frontière russe, les armes sont complètement différentes, la stabilité stratégique en Europe est en train de basculer. Tout est bien pire que cela ne l’était il y a 30 ou 40 ans.

– Les hommes politiques russes, dont le président Vladimir Poutine, tentent de convaincre leur population que l’Occident veut la guerre pour fragmenter la Russie. Mais c’est absurde.

Certes, il y a eu une certaine exagération. Mais les politiciens américains ont ouvertement déclaré que les sanctions visent à provoquer un changement de régime en Russie. C’est assez agressif.

– Les nouvelles du soir à la télévision russe semble être encore plus éloignées de la réalité. Même un journal basé à Moscou a récemment écrit sur l’« illusion d’une menace extérieure ».

L’élite politique en Russie ne veut pas de réforme intérieure, elle n’est pas prête pour cela. Une menace extérieure l’arrange donc bien. Il faut se rappeler que la Russie repose sur deux concepts nationaux : la défense et la souveraineté. Nous abordons la question de la sécurité beaucoup plus sérieusement que les autres pays.

– Votre Conseil a exposé une politique étrangère et de défense qui parle de redonner à la Russie une position de leadership mondial. Le message est clair, votre pays ne veut pas voir son pouvoir érodé. Mais quelles propositions avez-vous mises en avant ?

Nous tenons à empêcher une déstabilisation encore plus importante du monde. Et nous voulons le statut de grande puissance. Nous ne pouvons malheureusement pas renoncer à cela. Au cours des trois cents dernières années, ce statut est devenu une partie de notre patrimoine génétique. Nous voulons être au cœur d’une grande Eurasie, une région de paix et de coopération. Le sous-continent européen fera également partie de cette Eurasie.

– Les Européens voient la politique russe actuelle comme étant assez énigmatique. Les intentions de la direction à Moscou ne sont pas claires.

Nous nous trouvons actuellement dans une situation où, pour le moins, nous ne pouvons plus vous faire confiance, après toutes les déceptions de ces dernières années. Et nous réagissons en conséquence. Il y a quelque chose que nous appelons la surprise tactique. Vous devez seulement savoir que nous sommes plus intelligents, plus forts et plus déterminés.

– Le retrait russe partiel de la Syrie a été une surprise, par exemple. Vous avez intentionnellement laissé l’Occident deviner combien de soldats vous retiriez et si vous souhaitiez secrètement redéployer certains d’entre eux. De telles tactiques ne créent pas exactement la confiance.

C’était magistral, fantastique. Nous profitons de notre prééminence dans ce domaine. Les Russes ne sont pas bons pour marchander, ils ne sont pas passionnés par les affaires. Mais ce sont des combattants exceptionnels. En Europe, vous avez un système politique différent, qui est incapable de s’adapter aux défis du monde nouveau. La chancelière allemande a déclaré que notre président vit dans un monde différent. Je pense qu’au contraire il vit dans un monde très réel.

– Il a été difficile d’ignorer le plaisir russe face aux problèmes auxquels l’Europe est actuellement confrontée. Pourquoi donc?

Beaucoup de mes collègues regardent nos partenaires européens avec dérision et je les préviens toujours de ne pas être trop arrogants. Certains, parmi les élites européennes, ont cherché la confrontation avec nous. En conséquence, nous n’aiderons pas l’Europe, alors que nous pouvons le faire en ce qui concerne la question des réfugiés. Une fermeture conjointe des frontières serait essentielle. À cet égard, les Russes seraient dix fois plus efficaces que les Européens. Au lieu de cela, vous avez essayé de passer un accord avec la Turquie. C’est une honte. Face à nos problèmes avec la Turquie, nous avons adopté une attitude politique franche et dure – avec succès.

– Vous avez dit être déçus par l’Europe, parce qu’elle a trahi ses idéaux chrétiens. Dans les années 1990, la Russie voulait faire partie de l’Europe – mais l’Europe de Konrad Adenauer et Charles de Gaulle.

La majorité des Européens veut aussi ce genre d’Europe. Pour les prochaines décennies, l’Europe ne sera pas un modèle attrayant pour la Russie.

– Dans ses recommandations, votre conseil demande l’utilisation de la puissance militaire lorsque des « intérêts importants du pays sont clairement » menacés. L’Ukraine était elle un tel cas?

Oui. Ou une concentration de troupes que nous ressentons comme risquant d’entraîner une guerre.

– Le stationnement d’unités de l’OTAN dans les pays baltes ne suffit pas?

Ce bavardage sur le fait que nous avons l’intention d’attaquer les pays baltes est stupide. Pourquoi l’OTAN stationne-t-elle armes et matériel là-bas ? Imaginez ce qui leur arriverait en cas de crise. L’aide offerte par l’OTAN n’est pas une aide symbolique pour les pays baltes. C’est une provocation. Si l’OTAN permet un accrochage – contre une puissance nucléaire comme nous le sommes – il sera puni.

– Mercredi, le Conseil OTAN-Russie doit se rencontrer pour la deuxième fois depuis la crise de Crimée. Faites vous partie de ceux qui pensent que la reprise de cette plateforme de dialogue est inutile ?

Ce n’est plus une plateforme légitime. En plus, l’OTAN est devenue une alliance qualitativement différente. Lorsque nous avons commencé le dialogue avec l’OTAN, c’était une alliance défensive regroupant des puissances démocratiques. Mais le Conseil OTAN-Russie a servi de couverture et de légalisation à l’expansion de l’OTAN. Quand on en a eu vraiment besoin – en 2008 et 2014 – ce Conseil n’était pas là pour nous aider.

– Vous voulez dire au cours de la guerre en Géorgie et le conflit en Ukraine. Dans les documents émis par votre Conseil, des termes tels que la dignité nationale, le courage et l’honneur apparaissent souvent. Sont-ce des catégories politiques ?

Ce sont des valeurs russes essentielles. Dans le monde de Poutine, et dans le mien, il est inconcevable que des femmes soient harcelées et violées en public.

– Vous faites référence aux agressions sexuelles qui ont eu lieu à Cologne pendant le réveillon du Nouvel An?

– Si des hommes faisaient de telles choses en Russie, ils seraient tués sur le champ. L’erreur tient au fait que les Allemands et les Russes ne se sont pas parlé sérieusement au sujet de leurs propres valeurs au cours des 25 dernières années – ou ils ne veulent pas se comprendre les uns les autres sur ce sujet. Pendant l’époque soviétique, nous aussi avons prétendu qu’il n’existait que des valeurs universelles, tout comme l’Occident est en train de le faire maintenant. Cela me fait peur quand les Européens exigent de plus en plus de démocratie. Cela me rappelle l’époque où les gens ici exigeaient toujours plus de socialisme.

– À quel moment la politique étrangère russe a-t-elle mal tourné?

À l’époque, nous n’avions pas de stratégie politique envers nos voisins immédiats, les anciennes républiques soviétiques. Nous ne comprenions pas ce qui se passait réellement là-bas. La seule chose que nous avons faite a été de subventionner ces pays et d’acheter leurs élites – avec de l’argent qui était ensuite volé, par les deux côtés. Par conséquent, il n’a pas été possible d’éviter le conflit ukrainien. Le deuxième problème : notre politique s’est concentrée trop longtemps sur la correction des erreurs passées – régler les erreurs commises dans les années 1990.

– Dans la presse russe, il y a eu une certaine conjecture disant que la Russie va envoyer des signaux de rapprochement après les élections parlementaires de septembre. Est-ce que cette conjecture est justifiée?

Nous pensons que la Russie est moralement dans son droit. Il n’y aura pas de concessions fondamentales à venir de notre côté. Psychologiquement, la Russie est devenue une puissance eurasiatique – j’étais l’un des pères intellectuels du pivot vers l’est. Mais maintenant, je suis d’avis que nous ne devrions pas nous détourner de l’Europe. Nous devons trouver les moyens de revitaliser nos relations.

Sergueï Karaganov, 63 ans, est chef honoraire de l’influent Conseil sur la politique étrangère et de défense, qui développe des concepts de stratégie géopolitique pour la Russie. En mai, le conseil a émis de nouvelles recommandations en politique étrangère. Le Conseil se compose de politiciens, d’économistes et d’anciens officiers militaires et du renseignement. Karaganov est un conseiller de Vladimir Poutine.

Traduit par Wayan, vérifié par Roman, relu par Catherine pour le Saker Francophone.

 

   Envoyer l'article en PDF