Par Norman Pollack – Le 22 février 2017 – Source CounterPunch
Parfois, le symbolisme nous alerte lorsque la véritable non-fiction ne le peut pas, alors l’humour, comme dans le Mel Brooks de The Producers, s’approche de l’indicible et apporte une sorte de libération ou de confort. C’est le cas ici, à Mar-a-Lago, la Maison Blanche méridionale de Trump, à Palm Beach, en Floride. C’est un véritable termitarium (un nid de termites) d’une richesse extrême, et jusqu’à présent quelque peu dissimulé, qui est maintenant sorti de ses boiseries.
Nous devons à Trump ce que Veblen, C. Wright Mills et d’innombrables critiques radicaux du système de classe et de pouvoir en Amérique n’avaient pas réussi à révéler : les entrailles pures et dures de l’oligarchie, accompagnées de valeurs autoritaires, toujours en latence et prenant une forme substantielle, par exemple au début des années 1950, période qui coïncide avec le commencement de la guerre froide. La guerre, chaude ou froide, est le cadre idéal pour le renforcement de la richesse et elle contribue à l’accentuer. Il ne s’agit pas d’une simple confrontation politique à un stade particulier de l’impérialisme mondial.
Il s’agit plutôt de l’ascension de l’Amérique, qui se réalise, bien sûr, dans l’environnement changeant de la révolution mondiale, avec la Russie et la Chine comme économies politiques socialistes d’avant-garde – et les pays du tiers-monde s’industrialisant et cherchant un terrain d’entente. Environnement perçu sur ce qui était, et reste encore des différences idéologiques, même après l’éviscération des socialismes russe et chinois. Au lieu d’un impérialisme entre capitalistes, à la suite de la Seconde Guerre mondiale, l’Amérique a défini une nouvelle étape de l’impérialisme en adoptant une posture contre-révolutionnaire globale, applicable aussi bien au capitalisme qu’au socialisme : une marche contre l’Histoire elle-même. L’Amérique était dans le jeu de la domination mondiale capitaliste unilatérale, elle-même étant dans ce processus rien moins que prééminente, dès le départ jusqu’à ce jour.
Pourtant malgré Mel Brooks, ce n’est pas un sujet de rigolade, en effet, tout comme Trump n’est pas un apprenti dictateur de pacotille qui refait surface à chaque génération, ou presque, comme dans une figure de Sinclair Lewis ou Robert Penn Warren. Trump est un article authentique, non seulement par sa personne, mais aussi avec ce qu’il met sur la table : le Grand Capital, impudent, revendiquant un prétendu droit à dicter ses décisions, prescrivant la guerre, l’agression, l’hégémonie.
Les ravissants SS de Brooks, dansant en cuir noir en formation de croix gammée, sont une scène qui ne correspond pas à la réalité ; chaque annonce de Washington signale le démantèlement à venir du gouvernement démocratique, laissant le peuple vulnérable et sans protection, mûr pour l’exploitation. Le résultat, sous le slogan de la privatisation comme bien absolu – et signe de liberté –, est une politique nazie en tenue pseudo-Jeffersonienne. Avec le but annoncé de réduire – jusqu’à sa destruction –, un secteur public viable, en tailladant le gouvernement – à l’exception de l’armée – jusqu’à l’os.
Mar-a-Lago, en tant que symbole et réalité, résume bien où la nation en est arrivée avec l’élection de Trump. Son élection n’est pas déterminante en soi, mais seulement, parce qu’elle a eu lieu, elle révèle l’état d’esprit qui indique la prédisposition américaine au fascisme. Sinon, que pourrait, signifier une telle élection, rejetant même Hillary Clinton, adepte par excellence de la Guerre froide, à la botte de Wall Street, comme insuffisamment réactionnaire et n’étant pas réellement l’égale de Trump ?
Qu’elle soit confirmatoire, ambitieuse ou encore latente, cette identité fasciste, passant maintenant de la politique intérieure à la politique étrangère, est une tendance à long terme débutant par la concentration de la richesse industrielle, suivie de l’accumulation progressive du capital financier et une politique étrangère plus agressive, tout cela dans la génération qui a suivi la guerre civile de 1861. Pendant la Première Guerre mondiale et la tentative de conquête de la Révolution russe, The Donald pouvait déjà être deviné dans le lointain, comme une simple question de temps.
Mar-a-Lago en lui-même n’est guère nouveau, un lieu de rassemblement de la richesse industrielle et financière à classer historiquement aux côtés de Bar Harbor, de White Sulphur Springs et d’autres enclaves, où les riches s’abreuvent, etc. Ce n’est même pas maintenant un lieu de rassemblement de la richesse en Amérique. Pour autant ce n’est pas un QG central pour un groupe dirigeant unifié, nécessairement étroitement soudé, mais n’ayant pas encore atteint son objectif. Mais c’est un microcosme du futur.
Actuellement, comme dans quelques exemples donnés ci-dessous, il reflète la strate intermédiaire, les membres, les invités, les visiteurs, d’une richesse extrême et d’une formation de classe supérieure, la plupart actifs, proches du sommet du pouvoir ultime, avec un flux transversal de droits de visite et de relations consanguines visant à incorporer l’armée américaine dans la structure de pouvoir. La richesse concerne la suprématie de classe, sa militarisation concerne le fascisme.
Je ne dénigre pas la majesté du grand capitalisme en me concentrant ici sur la couche moyenne de haut niveau de la richesse et du pouvoir dans la société, car c’est dans ces rangs que naît une plus grande cohésion et une cimentation identitaire. Trump incarne le processus structurel au travail, et il est déjà entré dans la zone dangereuse, sinon d’un irréversible changement social, au moins d’une tendance accélérée vers un totalitarisme difficile à déloger. Pendant ce temps, les démocrates – et les radicaux, aussi – sont abandonnés à la cueillette des pâquerettes dans le champ des rêves, ceux-ci étant déjà poussés vers la droite du champ politique après les pressions de la réaction depuis plusieurs décennies.
Ici j’utilise un excellent article (pour l’instant), dans The Times du 19 février, de Nicholas Confessore, Maggie Haberman et Eric Lipton intitulé A Look at Mar-a-Lago’s Members, With a Front-Row Seat to History. Il s’agit du dernier témoignage involontaire à propos du changement qualitatif qui se produit en Amérique aujourd’hui, auquel les Démocrates s’opposent dans des termes politiques classiques, plutôt que – comme ce serait nécessaire – dans une opposition sans cérémonie face au grave danger auquel la République est confrontée. Chuck Schumer n’est qu’un opposant en carton pâte, qui sera écrasé par le rouleau compresseur, exactement comme les critiques d’Hitler pendant la République de Weimar, et par la suite. Il n’est pas le seul dans ce cas.
La scène [à Mar-a-Lago] est idyllique, Kushner [gendre de Trump], « sur la plage, prés de la machine à ice-cream », Bannon [conseiller et éminence grise de Trump], « dans la salle à manger du patio », tandis que Trump « pourrait s’arrêter à votre table pour une conversation rapide ». Cependant, « vous aurez à payer $200 000 pour le privilège [du petit bavardage] – et les quelques places disponibles sont vite épuisées. » Pourquoi un droit d’entrée aussi lourd (sans compter la cotisation annuelle) ? La richesse attire la richesse et la fenêtre est ouverte, les cocktails et la danse assurent un fond de dignité et de respectabilité au trafic d’influence d’homme à homme.
Oui, idyllique, loin de la racaille – les radicaux –, où la négociation est moins importante que l’identité des négociateurs, une classe bourgeonnante de milliardaires, sortis essentiellement du même moule, et cherchant les mêmes buts. Pratiquement du jour au lendemain, Trump a accueilli un chef d’État étranger [le Japonais Abe], des dirigeants de l’industrie des soins de santé et d’autres invités présidentiels – et cela, seulement dans les quatre premières semaines de sa présidence.
Les journalistes ne se retiennent pas dans leur description, la ploutocratie et les conflits d’intérêts ne sont pas mentionnés explicitement mais sont manifestement évidents : « Les rassemblements de Trump […] ont également créé une arène pour un potentiel trafic d’influence politique rarement vu dans l’histoire américaine : une sorte de steakhouse de Washington sous stéroïdes, situé sur le terrain de jeu ensoleillé des riches et puissants, où les membres et leurs invités jouissent d’un privilège d’accès qui échappe même aux meilleurs lobbyistes. »
En fait, nous sommes au-delà du niveau des lobbyistes – qui s’avèrent être des intermédiaire inutiles – quand, comme marque de la nouvelle cohésion qui se forme au sommet, la richesse peut parler face à face avec elle-même, dépouillée de tout sens de malhonnêteté, de sordidité ou d’illégalité. Le fascisme est ainsi présenté comme respectable et bénéficie de l’avantage d’un cadre commun, dans lequel l’État et le capitalisme sont intégrés, et d’un site mûr pour la réception du facteur militaire comme composante essentielle de l’ensemble.
Qui était dans les environs le week-end dernier selon le reportage ? En plus du cortège que Trump a déjà réuni, une élite influente composée de la famille – népotisme ? – et des nominés bureaucratiques approuvés et en attente –, était présente, sans aucun doute, tirée des « presque 500 membres payants du club, un assortiment de dizaines de promoteurs immobiliers, de financiers de Wall Street, de cadres dirigeants de l’énergie – un centre croissant de pouvoir et d’intérêt pour l’administration – et d’autres dont les entreprises pourraient être touchées par – ou pourraient affecter – les politiques de Trump ».
Cela, en soi-même, ne constitue pas un groupe régnant, mais des procédures d’exclusion sont à l’œuvre pour trier le bon grain – les aspirants au soutien de Trump – de l’ivraie et fournir par ce processus de consolidation un noyau stratégique de propriétaires du pouvoir, en particulier dans des domaines aussi décisifs que la défense et l’énergie, capables de définir les caractéristiques d’une classe dirigeante en accord avec la nécessité et l’opportunité d’un régime fasciste. Je n’ai pas fait les invitations, donc certains peuvent avoir été ailleurs, mais je note la présence de Koch, « qui supervise une importante société minière et des compagnies pétrolières » et – un nouveau pour moi – « le commerçant milliardaire Thomas Peterffy, qui a dépensé plus de $8 millions en publicité à caractère politique en 2012 pour mettre en garde contre le socialisme rampant en Amérique ».
Ensuite, il y a Janet Weiner, actionnaire et chef de la direction financière de la société de boissons énergisantes Rockstar, qui a dépensé des centaines de milliers de dollars en lobbying auprès des fonctionnaires fédéraux afin d’éviter des réglementations plus strictes sur ses produits. Rien de sinistre ici, juste du business as usual, dont on peut voir un aperçu dans l’interview du fils de Trump, Eric, qui a rejeté les suggestions que sa famille offrait l’accès à son père et profitait de lui. « Premièrement, dit-il, seulement 20 à 40 nouveaux membres sont admis par an, et deuxièmement, les dirigeants d’entreprises riches qui fréquentent ce club, entre autres, ont de nombreuses autres façons de communiquer avec le gouvernement fédéral s’ils le veulent ».
Eric a raison. Car c’est là une description utile de l’interpénétration des entreprises et du gouvernement, sauf que l’accès bidirectionnel est grandement facilité, accéléré et structuré. On l’a déjà vu dans la présidence de Trump et la sélection de son cabinet (et la nomination à la Cour suprême d’un auto-proclamé Scalia junior), des personnes volontairement choisies pour détruire le fonctionnement des départements qu’ils administreront. Des conflits d’intérêts ? Impossible avec la nouvelle dérogation, comme le dit Hope Hicks, un porte-parole de la Maison Blanche, « la loi fédérale exempte [le président] des dispositions interdisant aux employés fédéraux de prendre des mesures qui pourraient leur être profitables financièrement ». En somme, le POTUS est au-dessus de la loi, ou plutôt, il est la loi.
Et comme pour Eric, la loi elle aussi a raison. L’enrichissement personnel, pour Trump, est de la roupie de sansonnet dans une position comme celle-ci, car il peut maintenant se consacrer à la construction idéologique et à la défense d’un cadre systémique d’accroissement de la richesse. Ses adversaires, malheureusement, se concentrent davantage sur son enrichissement personnel à travers ses holding internationales que sur le préjudice qu’il peut causer dans la défiguration grotesque de la société américaine. Ce n’est pas un gouvernement comme nous l’avons connu autrefois. Mar-a-Lago est une réserve privée de richesse acquise : « Mais contrairement à la vraie Maison Blanche, elle n’a pas d’accès public et il n’y a pas de journal officiel des visiteurs. » Les corps de presse couvrant Trump « ont été logés pendant une partie du voyage dans une pièce dont les fenêtres avaient été recouvertes de plastique noir ».
Peut-être bientôt, toute la nation sera couverte de plastique noir. Pour l’élite, qui définit essentiellement la composition des adhérents du club, cela ne s’applique pas, et une camaraderie prévaut dans laquelle le président « pourrait chercher des conseils sur un grand projet gouvernemental comme un autre New-Yorkais pourrait demander à la cantonade un bon orthopédiste ». Voilà ce qu’est la communauté de la richesse et de l’amitié, acoquinés pour œuvrer ensemble. Berchtesgaden ? Peut-être que j’exagère pour l’instant, mais ce n’est peut-être aussi qu’une question de temps. Le fascisme de style américain n’a pas à reproduire le modèle allemand accomplissant l’intériorisation de la retenue et de l’obéissance de la société dans son ensemble, mais peut plutôt utiliser d’autres moyens, comme la projection fantasmée d’un ennemi intérieur ou extérieur à la nation. Ce qui est certain, c’est que la démocratie ne montre pas une grand envie de se battre pour le moment.
Norman Pollack
Traduit et édité par jj, relu par M pour la Saker Francophone