Par Dmitry Orlov − Le 10 Juillet 2018 − Source Club Orlov
La réalité peut être dure. « Les plans les mieux conçus des souris et des hommes souvent ne se réalisent pas », dit Robert Burns. Plus les plans sont ambitieux, plus les dieux se moquent de nous quand ils sont vains. Au fur et à mesure que notre lutte pour atteindre nos objectifs se durcit, notre conviction est que notre cause est juste, se pétrifiant dans une foi aveugle qui est imperméable aux faits contradictoires. Au lieu de réévaluer nos objectifs et de réexaminer notre stratégie, nous poussons simplement de plus en plus fort dans la même direction, en partant du principe que si la force brute ne fonctionne pas, c’est qu’elle n’est pas assez puissante.
Mais la façade apparemment impénétrable et à l’épreuve des faits cache derrière elle un organisme délicat et vulnérable : toute parole contraire qui passe à travers provoque une blessure ; chaque parcelle de vérité devient irritante. Au fur et à mesure que le rire des dieux se fait plus fort, nous fermons les yeux, nous nous bouchons les oreilles, et nous hurlons nos slogans sacrés à travers des amplificateurs réglés sur onze. 1. Mais un moment arrive où la réalité de notre échec ne peut plus être ignorée, et alors il est temps pour une rupture, une rupture psychotique.
La transition du déni à la psychose peut ne pas être facilement détectable, mais elle est similaire à un changement de phase. Un changement de phase physique se traduit par une substance ayant des propriétés physiques différentes : vous pouvez marcher sur la glace, mais seul Jésus peut marcher sur l’eau, et même alors, seulement au figuré. De même, un changement de phase psychologique entraîne des individus et des populations entières à changer pour des propriétés psychologiques différentes.
Les gens qui sont dans le déni ne sont pas entièrement en dehors de la réalité consensuelle. Ils ne font que prendre une pause, mais restent des animaux semi-sociaux normaux et donc généralement conformistes : dès qu’ils verront qu’une masse critique de ceux qui les entourent sont sortis du déni, ils le feront aussi. En outre, beaucoup d’entre eux prétendront avoir été à l’avant-garde de cette nouvelle tendance passionnante, de peur d’être considérés comme des suiveurs. Leur chemin vers la réalité peut être envahi par les épines de leur ignorance délibérée et volontaire et semé d’embarras mineurs et majeurs, mais il existe.
Il n’en est pas de même pour les individus et les populations devenues psychotiques : ils habitent leurs propres royaumes imaginaires, et tout ce qui se passe dans le monde réel ne pénètre pas dans les leurs, sinon comme des bruits étouffés et des ombres mouvantes. Si la réalité les pousse trop fort, ils deviennent violents ou autodestructeurs, catatoniques ou hystériques. Pour eux, un chemin vers la réalité peut ne pas exister du tout. Mais comment pouvons-nous en être sûrs ? En regardant de l’extérieur, ils peuvent sembler relativement normaux et refuser simplement de prêter attention à des sujets qu’ils trouvent difficiles, inintéressants ou désagréables.
Certains – en particulier ceux qui sont obligés par leur situation de vivre dans la rue – peuvent avoir besoin d’aide chimique pour maintenir le pare-feu entre leur propre monde et le monde réel, et ils se soignent eux-mêmes à coups de drogues et d’alcool. Mais d’autres – ceux qui sont bien soignés et ont accès à un traitement médical – peuvent être parfaitement satisfaits de résider dans leurs propres domaines de fiction, séparément ou dans des groupes partageant les mêmes idées. Ils peuvent même être performants, avoir des capacités savantes et habiter des enclaves prospères.
Leurs problèmes psychologiques peuvent surgir s’ils ne sont pas suffisamment protégés – si les espaces sécuritaires qu’ils habitent ne sont pas suffisamment sûrs ou si leurs besoins de base ne sont pas suffisamment satisfaits ; mais tout cela se réduit à un seul problème: la qualité insuffisante des soins. Les sociétés les plus riches peuvent obscurcir plus complètement l’ampleur du problème : elles ont moins de gens qui dorment, sont en état d’ivresse permanente, et plus de gens vivant confortablement bercés par la pharmacopée. Dans les sociétés qui sont assez humaines pour prendre soin de leurs psychotiques, les rares cas observables en public ne sont qu’une partie de l’iceberg.
Un autre iceberg flottant est composé de ceux qui ne sont ni dans le déni ni psychotiques. La partie émergée de cet iceberg se compose principalement de ceux qui, grâce à une longue expérience, ont accumulé une abondance de connaissances sur le fonctionnement de divers domaines et disciplines ; qui ont la chance de ne plus être redevables des gardiens corporatifs, universitaires ou gouvernementaux du statu quo (par la retraite, la permanence académique ou l’indépendance financière) ; et qui ont un penchant pour dire la vérité. Grâce à Internet, les contrôleurs des médias n’ont plus la capacité de les réduire au silence alors que les gouvernements trouvent problématique de restreindre l’accès aux informations publiques ou d’interdire les expressions d’opinion, limitant leurs efforts aux questions de secret, de confidentialité et d’intention.
Mais alors que permettre aux gens de rester dans le déni (et de garder des espaces sécurisés sûrs pour les psychotiques) est une industrie majeure, informer les gens sur le véritable état du monde et ses perspectives ne l’est définitivement pas. C’est au mieux une petite industrie ou encore une activité artisanale. C’est parce que le déni se vend mieux : la réalité est dure, et il est toujours plus facile de vendre de beaux rêves que de tristes vérités. De plus, connaître de tristes vérités peut créer ses propres problèmes : nous sommes des animaux semi-sociaux qui aimons courir avec le troupeau, et le plus social d’entre nous peut devenir triste et solitaire quand le troupeau paît d’un côté d’un mur de déni alors que nous sommes de l’autre côté.
Quand finalement la réalité s’infiltre et que le rire des dieux sur notre folie conjointe devient assourdissant, nous pouvons être encouragés à voir ceux autour de nous sortir du déni, quelque peu honteux mais généralement amendables, ou nous pouvons être désespérés en réalisant que nous habitons parmi les psychotiques et que nous passeront le reste de nos jours à Bedlam. Il peut y avoir des moyens de savoir à l’avance dans quel camp vous allez plonger. Par exemple, dans les États-Unis d’aujourd’hui, vous pouvez en savoir beaucoup sur l’état mental de la population en posant aux gens une question simple: « Qui est votre président ? », si la réponse est un délire au sujet de la Russie, eh bien, vous avez votre réponse !
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
Lien
Cet article peut être avantageusement complété par cette récente note de lecture de Michel Drac sur un livre rédigé par un psychologue polonais confronté au système du Bloc de l’Est : l’étude de la genèse du mal, appliqué à des fins politiques.
Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone
Notes
- Référence au film This is Spinal Tap. C’est une farce à propos d’un groupe de rock fictif dont les amplis customisés avaient un volume ajustable à 11 positions au lieu des 10 habituelles. Même puissance. Étant des idiots, ils pensaient que cela les faisait paraître plus forts ↩
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