Tout ça, c’est la faute à Snowden !

Par Binoy Kampmark – le 19 novembre – Source CounterPunch

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Edgar Snowden

Lorsque les services de renseignement échouent, lorsque des institutions armées jusqu’aux dents de capacités de surveillance et de lois anti-terrorisme sont incapables d’empêcher ce qu’elles sont supposées empêcher, la tentation est forte de chercher des boucs émissaires. Edward Snowden, qui a exposé au grand jour la contradiction entre la croissance illimitée de l’appareil de surveillance et ses résultats très limités, est tout désigné pour jouer ce rôle après les attentats de Paris.

Les membres de la communauté des renseignements, qui se sont sentis humiliés, frappent avec une fureur prévisible. Ils viennent d’être surpris en pleine déconfiture, surtout si l’on pense au paquet de lois sur la surveillance, censé colmater les brèches, que la France a fait voter après les meurtres à Charlie Hebdo de janvier de cette année. Cela complétait une loi de 2013 permettant la surveillance sans mandat d’Internet. On a donc clairement considéré que l’état de la surveillance en France laissait à désirer.

Ha’aretz, par l’intermédiaire d’Associated Press, a révélé le fait plutôt gênant que, le jour précédent le massacre de Paris, les renseignements irakiens avait envoyé une dépêche pour prévenir la coalition qu’Abou Bakr al-Baghdadi, le chef d’ISIS, avait ordonné une attaque contre ses membres. Les attaques annoncées pour   «les prochains jours » devaient être déployées contre les pays qui combattent en Irak et en Syrie, et incluraient aussi l’Iran et la Russie. Des « attentats ou des assassinats ou des prises d’otages » auraient lieu « dans les prochains jours ».

La réponse ? Selon un responsable de la sécurité française interrogé à ce sujet, elle a été que les renseignements français reçoivent ce genre de message, « tout le temps » et « tous les jours ».

Cet argument a été réfuté par quatre officiels du renseignement irakiens qui ont affirmé avoir indiqué à la France qu’elle était spécifiquement nommée dans la liste des pays à attaquer, avec des détails sur l’endroit où les assaillants s’étaient peut-être entraînés pour préparer l’attaque terroriste de Paris. Étant donné que le lieu était Raqqa en Syrie, la capitale de facto de État islamique, les yeux auraient dû s’écarquiller à cette perspective.

Le renseignement irakien a également donné des informations sur le fait qu’une cellule dormante serait déclenchée pour aider les attaquants, dans une opération impliquant 24 personnes : 19 attaquants et cinq autres pour encadrer l’action et s’occuper de la logistique. Il semble bien que l’appareil sécuritaire ait tellement grossi qu’il ne voit même plus ses pieds.

Mais Snowden a le profil idéal pour répondre aux besoins de ceux qui veulent se venger d’avoir été mis à nu. Deux dirigeants, l’actuel et le précédent, de la Central Intelligence Agency, veulent transférer leur fardeau sur les épaules du lanceur d’alerte, bien que Snowden ne soit d’aucune manière relié à quelque groupe terroriste que ce soit.

John Brennan, le directeur actuel, se lance sur la piste habituelle des agences de renseignement quand elles sentent que les défenseurs des libertés publiques sont en train de gagner, et que leurs pouvoirs risquent de décliner. Après Snowden, s’énerve Brennan, le monde est devenu une florissante pépinière de terroristes de plus en plus mystérieuse et impénétrable. (Il s’est bien gardé de parler des conséquences des actions ou réactions de politique étrangère.)

James Woolsey, l’ancien directeur, est encore plus virulent. Snowden, a-t-il dit sur MSNBC, avait « du sang sur les mains », parce que ses révélations avaient fourni des informations sur la surveillance des terroristes, qui ont conduit à un changement de tactique. Il n’était pas question évidemment de mettre au crédit des djihadistes le fait qu’ils se soient montrés plus malins que les services de sécurité malgré l’énorme supériorité de ces derniers en matériel et en ressources. Cette concession, pourtant crédible, serait impensable.

Ces attaques contre Snowden ont des conséquences diverses. Glenn Greenwald de l’Intercept suggère que cela fait le jeu d’ISIS 1. Il ne va peut-être pas aussi loin, mais il mentionne, en termes assez clairs, une perte de moyens au sein de la communauté du renseignement. Et cette perte de moyens s’est faite nettement sentir, à plusieurs stades avant les révélations de Snowden. L’attentat du train de Madrid en 2004, les attentats de Londres l’année suivante, et les attaques à Bombay de 2008 laissent penser que les services de renseignement s’étaient endormis au volant.

Le manuel d’opération des terroristes déconseille certainement depuis longtemps d’utiliser des moyens de communication qui permettent de localiser du matériel ou des personnes. Comme le dit Greenwald, sans prendre de gants, « Un terroriste capable de nouer ses lacets, – et je ne parle même pas de mener à bien une attaque de quelque importance – sait depuis des décennies qu’il faut éviter de communiquer par téléphone et Internet, à cause des services secrets américains ». (The Intercept, Nov 15)

Les services de renseignement voudraient évidemment empêcher les gens d’échapper à leur surveillance, et ils poussent leurs maîtres à interdire les protections cryptées dont l’usage est devenu courant dans le monde des communications privées. Mais les États ne peuvent pas avoir le beurre de la sécurité et l’argent du beurre : les intérêts commerciaux, les transactions commerciales et les intérêts privés veulent naturellement pouvoir bénéficier de canaux de communication de plus en plus sécurisés. C’est à la communauté du renseignement d’améliorer ses compétences et ses capacités, même s’il faut pour cela utiliser des formes de plus en plus impopulaires de renseignement humain. En d’autres termes, les chats trop gras doivent retrouver la forme.

Alex Shephard dans The New Republic compare l’effet Snowden tel que dénoncé par les responsables de la CIA, à l’effet Ferguson, qui a été invoqué en réponse aux critiques incessantes sur les brutalités policières. Cette théorie prétend, sans la moindre preuve, que la police ulcérée par les critiques, se retire de ces quartiers, à la plus grande joie des criminels.

Et pour l’effet Snowden, que les services de renseignement battent en retraite sous les coups des défenseurs des libertés publiques ou sont empêchés d’agir, pour le plus grand bonheur des terroristes. Ces théories ont une grande puissance rhétorique mais rien de substantiel ne les accrédite. Elles détournent l’attention des défaillances structurelles et procédurales qui ont nui au partage des renseignements. L’Europe, semble-t-il, n’a pas seulement du mal à présenter un front uni sur des questions telles que les réfugiés. Elle souffre aussi d’un grand retard dans des domaines comme la coopération sécuritaire.

Mais à leur corps défendant, ces justificateurs de pots cassés en révèlent, en fait, bien plus sur l’état critique de la situation qu’ils ne le voudraient. L’organisation ISIS est sans doute la seule à ricaner de satisfaction macabre en ce moment. Les services de renseignement, eux, semblent subir la loi des rendements décroissants, malgré des budgets de plus en plus importants, des installations de plus en plus spacieuses, et des pouvoirs de surveillance décuplés.

Binoy Kampmark a étudié au Commonwealth à Selwyn College, Cambridge. Il est maître de conférences à l’Université RMIT de Melbourne.

Traduit par Dominique Muselet

  1. Le titre de l’article est : Exploiter l’émotion suscitée par les attentats de Paris pour blâmer Snowden, détourne l’attention des vrais coupables : ceux qui ont aidé ISIS à se développer
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