The Saker interviewe Michael Hudson


Par The Saker − Le 18 octobre 2019 − Source thesaker .is

2015-09-15_13h17_31-150x112The Saker : la propagande américaine prétend souvent que les trois États baltes sont un véritable succès économique, tout comme la Pologne. Cette croyance a-t-elle une base factuelle ? Au début, il semblait que ces États connaissaient une croissance, mais celle-ci n’est-elle pas principalement, voire entièrement,  dûe aux subventions de l’UE, du FMI et des États-Unis ? En ce qui concerne de plus près les trois États baltes, et particulièrement la Lettonie, il s’agissait de républiques soviétiques «vitrines», dotées d’un niveau de vie élevé – du moins par rapport aux autres républiques soviétiques – et de nombreuses industries de haute technologie – y compris des contrats d’armement. Pourriez-vous nous décrire ce qui est vraiment arrivé à ces économies après l’indépendance ? Comment ont-ils « réformé » leurs économies en passant d’une économie ex-soviétique à une économie « libérale » moderne ?

Avant propos : 

J'ai récemment parlé à un membre de ma famille qui, en raison de son exposition constante et volontaire aux médias anglo-sionistes traditionnels, croyait sincèrement que les trois États baltes et la Pologne avaient connu une sorte de renaissance économique et culturelle merveilleuse et quasi miraculeuse grâce à leur rupture résolue avec le passé prétendument horrible des Soviétiques et leur soumission totale à l’Empire depuis. En l'écoutant, je me suis dit que ce genre de délire était probablement courant chez ceux qui sont toujours attentif et croient même à la propagande officielle. J'ai donc demandé à Michael Hudson, que je considère comme le meilleur des économistes américains actuels, qui a étudié les pays baltes en détail, de répondre à quelques questions fondamentales, ce qu'il a gentiment accepté, malgré un agenda chargé. Encore une fois, je tiens à le remercier sincèrement pour son temps, son soutien et son expertise.

The Saker

Michael Hudson : C’est une question piège, car tout dépend de ce que vous entendez par «succès».

Le néolibéralisme post-soviétique a été un grand succès pour les kleptocrates au sommet du pouvoir. Ils se sont approprié le domaine public, depuis les industries clés jusqu’aux biens immobiliers de valeur. Mais les Baltes ont en grande partie laissé leurs industries soviétiques s’effondrer, ne faisant aucun effort pour les sauver ou les réorganiser.

Le gros du problème, bien sûr, était que tous les liens avec l’industrie de l’époque soviétique étaient rompus lors de la dissolution de l’Union soviétique. Avec la disparition de leurs fournisseurs et de leurs marchés finaux, de la Russie à l’Asie centrale, les économies baltes ont dû tout recommencer – avec une politique fiscale très à droite et aucune aide du gouvernement, le gouvernement lui-même ayant été privatisé entre les mains d’anciens apparatchiks et de prédateurs.

La Lituanie a été légèrement meilleure dans sa politique industrielle. L’adhésion à l’UE et à l’OTAN en 2004, ainsi que les facilités de crédit, ont déclenché des bulles immobilières dans les pays baltes, largement gonflées par les banques suédoises qui ont profité de ces pays, dépourvus de leurs propres banques ou de la création de crédits publics. Le krach de 2008 qui en est résulté était les plus importants au monde en pourcentage du PIB, la Lettonie ayant subi la plus forte contraction du monde.

Les conseillers occidentaux néolibéraux qui ont pris le contrôle de ces économies – comme si c’était la seule alternative à la bureaucratie soviétique – ont imposé des programmes d’austérité écrasants pour rétablir la «stabilité» macroéconomique, c’est-à-dire la sécurité des terres et des infrastructures dont ils s’étaient emparés. Cela a été applaudi par les banquiers européens, qui pensaient que les Baltes avaient découvert une recette viable permettant aux gouvernements de conserver le pouvoir, malgré l’austérité, dans une apparence de démocratie. Ces politiques auraient effondré des gouvernements n’importe où ailleurs, mais la capacité d’émigrer, ainsi que les divisions ethniques contre les russophones, ont permis à ces gouvernements de survivre.

C’est une situation historiquement spécifique, mais les banquiers européens la proposent comme un modèle généralisé. L’INET de George Soros et ses institutions de premier plan associées ont été les premiers à subventionner cette financiarisation prédatrice. Le résultat a été un exode massif de personnes en âge de travailler en Lituanie et en Lettonie.  Les Estoniens se rendent simplement en Finlande. En même temps, leurs économies sont soutenues par les prêts des banques étrangères, qui rapportent des bénéfices à leurs pays d’origine et peuvent être inversés à tout moment.

Sur le plan politique, la révolution néolibérale a également été un succès pour les Cold Warriors [adeptes de la Guerre Froide] des États-Unis, qui ont envoyé des Baltes autochtones de Georgetown et d’autres universités pour imposer la doctrine du «marché libre», c’est-à-dire un marché «libre» de réglementation nationale contre le pillage du domaine public et des monopoles, et contre les taxes foncières et autres impôts sur le revenu. Les États baltes, comme la plupart des autres pays de l’ex-Union soviétique, sont devenus l’Est sauvage.

Ce qui a été laissé aux pays baltes était la terre et l’immobilier. Leurs forêts ont été rasées pour vendre du bois à l’étranger. Je décris tout cela dans mon livre, Killing the Host.

The Saker : après l’indépendance, les États baltes ont tenté de rompre le plus possible les liens avec la Russie. Cela incluait la construction de clôtures plutôt ridicules, le fait de forcer les Russes à développer leurs ports sur la Baltique, la fermeture de grandes usines rentables, dont une centrale nucléaire – je crois – ou leur vente à des intérêts étrangers qui les liquidaient ensuite, etc. Quel a été l’impact de cette politique de «dé-soviétisation économique» sur les économies locales ?

Michael Hudson : la dissolution de l’Union soviétique signifiait que les pays baltes perdaient leurs marchés traditionnels et devaient se recentrer sur l’Europe occidentale et, dans une certaine mesure, l’Asie.

La Lettonie et l’Estonie se sont vu attribuer des ordinateurs et des technologies de l’information, qui étaient très recherchées. Quand j’étais au Japon, par exemple, les PDG m’ont dit qu’ils s’intéressaient avant tout à la Lettonie pour externaliser le travail sur ordinateur.

La banque était également un secteur survivant. Gregory Lautchansky, ancien vice-recteur de l’Université de Riga, avait déjà joué un rôle important dans les années 80 pour le transfert à l’Ouest de l’argent du pétrole russe et du KGB.  Son entreprise, Nordex, a été vendue à l’homme d’affaire véreux Marc Rich. De nombreuses banques ont continué à guider les capitaux fuyant la Russie via des centres bancaires offshore aux États-Unis, en Grande-Bretagne et dans d’autres pays. Chypre a bien sûr été un autre acteur important dans ce domaine.

The Saker : les Russes sont toujours considérés comme des «non-citoyens» dans les républiques baltes ; Quel a été l’impact économique de cette politique, le cas échéant, de discrimination antirusse dans les États baltes ?

Michael Hudson : les russophones qui n’obtiennent pas la citoyenneté – qui nécessite de passer les tests de langue et d’histoire locale- sont empêchés d’exercer des fonctions politiques ou administratives. Alors que la plupart des russophones en dessous de l’âge de la retraite ont maintenant acquis cette citoyenneté, les moyens par lesquels cette citoyenneté doit être acquise ont provoqué des divisions.

Au début de l’indépendance, beaucoup de Russes ont été interdits de fonctions dans les institutions étatiques et ils se sont lancés dans les affaires commerciales, ce que de nombreux Baltes autochtones n’ont pas fait pendant l’ère soviétique, car cela n’était pas aussi rémunérateur que d’entrer dans une institution et de tirer profit de la corruption. Par exemple, l’immobilier était un fardeau à gérer. Les russophones, en particulier les juifs, se sont judicieusement concentrés sur l’immobilier.

Le plus grand parti politique est Harmony Center, dont les membres et les dirigeants sont principalement russophones. Mais les différents partis néolibéraux et nationalistes se sont unis pour bloquer sa capacité à agir au Parlement.

Étant donné que les russophones ne peuvent «voter qu’avec leurs pieds», nombreux sont ceux qui ont participé au vaste flux d’émigration, soit vers la Russie, soit vers d’autres pays de l’UE. De plus, la faible qualité des prestations sociales a conduit à une faible natalité.

The Saker : J’ai souvent entendu dire qu’un très grand nombre de locaux – y compris des non-Russes – avaient émigré des États baltes. Quelle en est la cause et quel a été l’impact de cette émigration sur les États baltes ?

Michael Hudson : Les États baltes, en particulier la Lettonie, ont perdu environ 30% de leur population depuis les années 1990, en particulier ceux en âge de travailler. En Lettonie, environ 10% de la perte est imputable aux Russes qui sont sortis peu après l’indépendance. Les 20% restants ont par la suite émigré.

La Commission européenne prévoit que la population lettone en âge de travailler diminuera de 1,6% par an au cours des 20 prochaines années, tandis que le taux de natalité restera aussi stable qu’à la fin des années 1980. Le nombre de retraités âgés de plus de 65 ans atteindra un demi million de personnes d’ici 2030, soit plus du quart de la population actuelle et peut-être environ le tiers de celle qui restera en 2030. Il ne s’agit pas d’un marché domestique susceptible d’attirer des investissements étrangers ou locaux.

En tout état de cause, l’Union européenne a considéré les économies post-soviétiques simplement comme des marchés pour leurs propres exportations industrielles et agricoles, et non comme des économies à construire au moyen de subventions publiques, comme l’ont fait les pays européens eux-mêmes, les économies américaine et chinoise. La devise européenne est la suivante: « Donnez à un homme un poisson et il sera nourri toute la journée avec vos surplus de poisson et de biens de consommation – mais donnez-lui une canne à pêche et nous perdrons un client. »

Les lecteurs intéressés peuvent consulter les ouvrages et articles suivants. Je pense que le travail principal a été effectué par Jeffrey Sommers et Charles Woolfson :

  • The Contradictions of Austerity: The Socio-Economic Costs of the Baltic Model (London: Routledge Press, 2014). Editors, J. Sommers & C. Woolfson. Foreword, J. Galbraith. ISBN: 978-0-415-82003-5.
  • Jeffrey Sommers, “No People, Big Problem’: Democracy And Its Discontents In Latvia’s National Elections,” Social Europe, October 17, 2018.
  • Jeffrey Sommers, “Decline of the Demos: Latvia, the Face of New Europe and Austerity’s Return,” in F. Jaitner, T. Olteanu and T. Spöri, eds., Crises in the Post-Soviet Space: From the dissolution of the Soviet Union to the conflict in Ukraine (Routledge Press, 2018) pp. 195-209. ISBN 9780815377245.
  • Jeffrey Sommers, “Austerity as a global prescription and lessons from the neoliberal Baltic experiment.” Economic & Labour Relations Review.  Keynote article, 25:3 (fall 2014) pp. 1-20. DOI 10.1177/1035304614544091. Co-authored with C. Woolfson and A. Juskaa.

The Saker : enfin, quel est, selon vous, l’avenir le plus probable pour ces États ? Réussiront-ils à devenir une «petite anti-Russie» aux portes de la Russie ? Les Russes semblent avoir bien réussi dans leur programme de substitution des importations, du moins lorsqu’ils tentent de remplacer les États baltes : cela signifie-t-il que les liens économiques entre la Russie et ces États ont maintenant disparu pour toujours ? Est-il trop tard ou existe-t-il encore des mesures que ces pays pourraient prendre pour inverser les tendances actuelles ?

Michael Hudson : les sanctions commerciales de Trump contre la Russie ont particulièrement nui aux pays baltes. L’agriculture était l’un de leurs principaux secteurs d’activité. La Lituanie, par exemple, était connue pour son fromage, même en Lettonie. Les sanctions ont amené les producteurs laitiers russes à développer leur propre fabrication de fromage, et l’agriculture est devenue l’un des secteurs les plus performants de la Russie.

C’est un marché qui, semble-t-il, sera définitivement perdu pour les États baltes. En réalité, Trump aide la Russie à suivre précisément la politique qui a enrichi l’agriculture américaine : l’isolement agricole a forcé le remplacement de la nourriture jusqu’alors étrangère par une agriculture domestique. Je pense que cela s’étendre également à des biens de consommation et à d’autres produits.

The Saker : merci pour votre temps et vos réponses !

Traduit par jj, relu par Hervé pour le Saker Francophone

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