Par M.K. Bhadrakumar – Le 10 mars 2024 – Source Indian Punchline
La réunion du président russe Vladimir Poutine avec les hauts fonctionnaires des ministères de l’économie et les dirigeants des régions du sud et de la mer d’Azov – historiquement appelée « Novorossiya » – représente une initiative majeure dans la géostratégie du Kremlin, avec des ramifications mondiales, alors que le conflit en Ukraine s’achemine vers une nouvelle phase.
Ce qui rend l’occasion poignante, c’est que Poutine transforme les épées en socs de charrue à un moment où les États-Unis et leurs alliés sonnent le clairon. En effet, l’une des façons de considérer la réunion de mercredi est de la considérer comme une riposte à la conjecture fantaisiste émise dix jours plus tôt par le président français Emmanuel Macron, selon laquelle les armées européennes pourraient marcher sur l’Ukraine pour repousser les Russes.
Poutine a envoyé un signal profond : les cris de guerre pour vaincre la Russie sont déjà du passé. Avec la prise de la ville stratégique d’Avdiivka et la progression rapide vers l’ouest depuis lors, des villes comme Pokrovsk, Kostyantynivka et Kramatorsk sont désormais confrontées à une ligne de front qui se rapproche rapidement et qui est parsemée de signes de l’approche de l’armée russe.
À mesure que les forces russes gagnent du terrain dans la région de Donetsk, il devient de plus en plus difficile de répondre à la question de savoir où elles s’arrêteront. Il reste encore beaucoup à faire. Une grande concentration de militaires russes face à Kharkov est de mauvais augure. Odessa est également dans le collimateur des Russes.
La progression des opérations russes peut sembler laborieuse. Au cours du mois dernier, les forces russes n’ont gagné qu’une centaine de kilomètres carrés de territoire ukrainien (selon le dernier rapport de guerre Russie-Ukraine du Belfer Centre) mais, dans une guerre d’usure, le point de basculement survient de manière inattendue et, avant que l’on ne reprenne son souffle, tout est terminé. Le Wall Street Journal a expliqué que l’Ukraine a peu de bastions militaires restants dans le Donbass, ce qui signifie qu’à chaque avancée russe, l’Ukraine doit se replier sur des positions souvent mal préparées.
Un article du New York Times intitulé » Frustrations mutuelles dans l’alliance américano-ukrainienne » se termine sur une note sombre, citant des responsables occidentaux et des experts militaires selon lesquels « un effondrement en cascade le long du front est une réelle possibilité cette année« .
Dans son discours sur l’état de l’Union prononcé jeudi devant le Congrès américain, le président Joe Biden s’est ostensiblement abstenu de porter un jugement sur la guerre, si ce n’est pour lancer un avertissement rhétorique au Kremlin : « Nous ne nous déroberons pas. Nous ne nous inclinerons pas« . Cette remarque sibylline pourrait signifier n’importe quoi, mais il a reconnu qu' »à l’étranger, la Russie de Poutine est en marche… »
Il est important de noter que Biden a mis en évidence son engagement passé de ne pas envoyer de troupes pour participer à la guerre en Ukraine. Il s’est concentré sur le projet de loi bipartisane sur la sécurité nationale, qui reprendrait l’aide militaire à grande échelle à l’Ukraine, dont l’avenir est aujourd’hui encore plus incertain en raison de la montée en puissance de Donald Trump en tant que candidat du Parti républicain.
La crainte que les États-Unis se retirent de la guerre prend les Européens aux tripes. La remarque du président français Emmanuel Macron la semaine dernière sur l’envoi de troupes terrestres occidentales en Ukraine reflétait la belligérance et la bravade qui accompagnent souvent la frustration. En début de semaine, Macron a exhorté les alliés de l’Ukraine à ne pas faire preuve de « lâcheté » en soutenant Kiev dans sa lutte contre les forces russes ; jeudi, il est allé plus loin lors d’une réunion avec les chefs des partis politiques français en prônant une approche « sans limites » pour contrer la Russie.
Mais il y a aussi une vision d’ensemble. Jeudi, Macron a rencontré la présidente moldave Maia Sandu, promettant le « soutien indéfectible » de la France à cet ex-pays soviétique, alors que les tensions montent entre Chisinau et les séparatistes pro-russes de la province sécessionniste de Transnistrie. Lors de la rencontre Macron-Sandu, les deux dirigeants ont signé un accord bilatéral de défense, ainsi qu’une « feuille de route économique« , bien qu’aucun détail n’ait été fourni.
Le moment choisi par la France pour conclure un accord de défense avec la Moldavie, qui fait suite à un pacte de sécurité conclu avec l’Ukraine le mois dernier, laisse entrevoir des considérations géopolitiques visant à s’implanter dans cette région vitale – où le Dniestr, qui prend sa source sur le versant nord des Carpates et coule vers le sud et l’est sur 1 350 km, se jette dans la mer Noire près d’Odessa – afin de contrer la montée en puissance de la Novorussie, qui est en pleine phase de renouvellement et de régénération.
Depuis plus de trois décennies, la Transnistrie est considérée comme le point d’allumage possible d’un conflit. La fin de la partie en Ukraine a un effet domino sur la Moldavie qui, encouragée par l’Occident, défie stratégiquement la Russie, étape par étape, pour « effacer » son influence et passer dans le camp de l’UE et de l’OTAN. La Russie observe la situation de près, mais sa patience s’épuise.
Sandu est un produit américain semi-fini – une Roumaine de souche qui s’est transformée en diplômée de la John F. Kennedy School of Government de Harvard, a fait un passage à la Banque mondiale et a été propulsée aux plus hauts échelons de la politique moldave, finalement en tant que candidat pro-européen à l’élection à la présidence moldave en 2016.
Sandu a le même patrimoine génétique qu’un autre personnage haut en couleur de l’espace post-soviétique que les États-Unis avaient préparé à un « changement de régime » à Tbilissi : Mikheil Saakashvili, qui a été président de la Géorgie pendant deux mandats consécutifs, de 2004 à 2013, à la suite d’une révolution colorée mise en scène depuis Washington. Le calcul stratégique, tant en Géorgie qu’en Moldavie, vise essentiellement l’expansion de l’OTAN dans la mer Noire, qui est historiquement une sphère d’influence russe.
Par conséquent, les récentes remarques de Macron sur le déploiement de troupes occidentales en Ukraine doivent être comprises correctement. Il ne se moque nullement de l’administration Biden – pas plus que l’Allemagne ne diffère de lui – puisqu’il repousse les limites et espère sauver la victoire des mâchoires de la défaite de l’OTAN en Ukraine. L’administration Biden sera tranquillement satisfaite des crises de colère de Macron contre le moulin à vent russe dans les régions de Novorussie et de la mer Noire.
La révélation surprenante de la discussion entre deux généraux allemands concernant la complexité logistique de la destruction létale du pont de Crimée montre que Berlin fait partie intégrante du projet ukrainien, malgré les lignes de fractures dans l’axe franco-allemand.
La France a goûté au sang en mettant en œuvre une stratégie similaire en Arménie, qui est virtuellement sortie de l’orbite russe et se débarrasse de son statut de membre de l’OTSC tout en cherchant à adhérer à l’UE et à l’OTAN. Son objectif est maintenant d’évincer la présence militaire russe en Transnistrie.
Réagissant au complot de l’Occident en Moldavie, la Transnistrie cherche la protection de Moscou. Cette région compte une importante population d’origine russe. La réponse du Kremlin a été positive et rapide. L’ombre du Donbass !
Lors de la réunion de mercredi au Kremlin sur le développement de l’économie et des infrastructures dans les nouveaux territoires, Poutine a insisté sur les plans de modernisation de la route Azov-mer Noire. Il a déclaré : « Nous avons de grands projets pour développer les routes dans la région Azov-mer Noire« .
Bien entendu, le développement des infrastructures et le renforcement des réseaux de transport constitueront un modèle important de la contre-stratégie russe. Moscou n’attend pas la fin définitive du conflit en Ukraine pour intégrer les nouveaux territoires dans son économie à long terme.
Le cœur du problème, en termes géopolitiques, est que la Novorussie renaît de ses cendres tel un phénix et devient, comme l’avait envisagé la Grande Catherine, la plus importante porte d’entrée tous temps de la Russie sur le marché mondial, reliant ses vastes ressources minérales inexploitées et son énorme potentiel agricole. George Soros le sait, Wall Street le sait, Biden le sait. Pour la France et l’Allemagne également, il s’agit d’une base de ressources inestimable si elles veulent un jour retrouver leur dynamisme économique.
Mais dans l’immédiat, le défi se situe dans la sphère politico-militaire : « On ne veut pas permettre à la Russie de gagner en Ukraine« , comme l’a résumé le premier représentant permanent adjoint de la Russie auprès des Nations unies, Dmitry Polyansky. La Russie a demandé une réunion du Conseil de sécurité sur l’Ukraine pour le 22 mars. Polyansky a déclaré que la Russie y dévoilerait les complots diaboliques de la France, de l’Allemagne et des États-Unis.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.