Par Chris Hedges – Le 11 mars 2015 – Source vineyardsaker
Tariq Ali appartient à la famille royale de la gauche. Ses plus de vingt ouvrages de politique et d’histoire, ses sept romans, ses scénarios et pièces de théâtre et ses articles dans le Black Dwarf, la New Left Review et d’autres publications ont fait de lui l’un des critiques les plus virulents du capitalisme de marché. Il lance ses foudres rhétoriques et ses critiques torrides sur les spéculateurs obséquieux et les oligarques des multinationales qui manipulent la finance mondiale et les idiots utiles dans la presse, le système politique et l’université qui les soutiennent. L’histoire de la fin du XXe et du début du XXIe siècles a prouvé qu’Ali, un intellectuel formé à Oxford et longtemps mouche du coche, une fois candidat trotskyste au Parlement britannique, est superbement prophétique.
Ali, né au Pakistan, à la fois pakistanais et britannique de nationalité, était déjà une icône de la gauche pendant les convulsions des années 1960. Mike Jagger aurait écrit Street Fighting Man après avoir participé, le 17 mars 1968, à une manifestation anti-guerre à Grosvenor Square, conduite par Ali, Vanessa Redgrave et d’autres devant l’ambassade américaine à Londres. Quelque 8 000 manifestants ont lancé de la boue, des pierres et des bombes fumigènes sur la police anti-émeute. La police montée a chargé la foule. Plus de 200 personnes ont été arrêtées.
Ali, lorsque nous l’avons rencontré la semaine dernière, peu de temps avant sa conférence en mémoire d’Edward W. Saïd à l’université de Princeton, a applaudi les affrontements de rue et ouvertement soutenu les manifestations contre l’état qui ont éclaté pendant la guerre du Vietnam. Il a déploré la perte du radicalisme nourri de contre-culture des années 1960, soulignant que c’était «sans précédent dans l’histoire impérialiste» et que cela a produit «la période la plus chargée d’espoir» aux Etats-Unis, «intellectuelle
«Je ne peux pas donner d’exemple d’une autre guerre impérialiste dans l’histoire, et pas seulement dans l’histoire de l’Empire américain, mais dans l’histoire des empires britannique et français, où vous aviez des dizaines d’anciens GI et parfois même des GI en service marchant à l’extérieur du Pentagone et disant qu’ils voulaient la victoire des Vietnamiens, dit-il. C’est un événement unique dans les annales de l’empire. C’est ce qui a effrayé et terrorisé pour finir ceux qui étaient au pouvoir. Si le cœur de notre appareil commence à s’infecter, ont-ils demandé, que diable allons-nous faire?»
Cette défiance s’est exprimée jusque dans les salles de l’establishment. Des auditions du comité du Sénat pour les Relations étrangères sur la guerre du Vietnam ont ouvertement contesté et défié ceux qui orchestraient l’effusion de sang. «La manière dont les questions étaient posées a éduqué une grande partie de la population», affirme Ali à propos des auditions conduites par des libéraux comme J. William Fulbright. Il ajoute tristement que «de telles auditions ne pourraient plus jamais avoir lieu».
«L’élite dirigeante a dû contrecarrer cet état esprit et c’est ce qu’elle a fait avec beaucoup de succès. Ce recul a été complété par l’implosion de l’Union soviétique. Ils se sont assis et ont dit : ‹Formidable, maintenant nous pouvons faire ce que nous voulons. Il n’y a rien à l’étranger, et ce que nous avons chez nous – des sales gosses qui protestent à propos de l’Amérique du Sud et du Nicaragua ou des Contras – ce sont des broutilles.› Peu à peu, la dissidence a diminué.»
Au début de la guerre en Irak, les manifestations, quoique massives, étaient généralement des événements éphémères.
«C’était une tentative pour stopper la guerre. Une fois qu’elle a échoué, c’était fini. C’était un sursaut. Elles [les autorités] ont fait sentir aux gens qu’ils ne pouvaient rien faire; que quoi que fasse le peuple, ceux au pouvoir feraient ce qu’ils veulent. C’était la première prise de conscience que la démocratie elle-même avait été affaiblie et qu’elle était en danger.»
La soumission du système politique à l’oligarchie du Big Business à travers la corruption, la réécriture des lois et des règlements pour supprimer le contrôle sur leurs sociétés, la confiscation de la presse, en particulier la presse en-ligne, par une poignée de sociétés afin de faire taire la dissidence, et la montée de l’État sécuritaire et de la surveillance systématique ont conduit à la mort du système des partis et à l’émergence de ce que Ali appelle un extrême-centre. Les travailleurs sont impitoyablement sacrifiés sur l’autel du profit des entreprises – un scénario radicalement réalisé en Grèce. Et il ne reste aucun mécanisme ou institution au sein des structures du système capitaliste pour arrêter ou atténuer la reconfiguration de l’économie mondiale en un néo-féodalisme sans merci, un monde de seigneurs et de serfs.
«Cet extrême-centre, peu importe le parti, agit efficacement en collusion avec les multinationales hypertrophiées, sélectionne leurs intérêts et mène des guerres dans le monde entier, dit Ali. Cet extrême-centre s’étend partout dans le monde occidental. C’est pourquoi de plus en plus de jeunes se fichent du système démocratique tel qu’il existe. Tout cela résulte directement de ce qui a été dit aux gens après l’effondrement de l’Union soviétique: Il n’y a pas d’alternative.»
La bataille entre la volonté populaire et les exigences des oligarques des multinationales, qui plongent un nombre croissant de gens sur toute la terre dans la pauvreté et le désespoir, devient de plus en plus insaisissable. Ali remarque que même des dirigeants qui comprennent la force de destruction du capitalisme sans limites – comme le nouveau Premier ministre de gauche en Grèce, Alexis Tsipras – continuent d’être intimidés par le pouvoir économique et militaire dont disposent les grands dirigeants d’entreprises. C’est en grande partie pourquoi Tsipras et son ministre des Finances, Yanis Varoufakis, ont cédé devant les exigences des banques européennes pour obtenir une prolongation de quatre mois de l’actuel plan de sauvetage de la Grèce de 272 milliards de dollars. Les dirigeants grecs ont été contraints de promettre la mise en œuvre de davantage de réformes économiques d’austérité et de revenir sur la promesse pré-électorale du parti au pouvoir de Tsipras d’effacer une grande partie de la dette souveraine de la Grèce. Cette dette se monte à 175% du PIB. Cet accord de quatre mois, Ali le souligne, est une tactique dilatoire, qui menace d’affaiblir le large soutien des Grecs à Syriza. La Grèce ne peut pas rembourser ses dettes. La Grèce et les autorités européennes entreront donc en collision. Et cette collision pourrait déclencher un effondrement financier en Grèce, voire la faire sortir de la zone euro, et donner naissance à des soulèvements populaires en Espagne, au Portugal et en Italie.
Le prix à payer pour relever ce défi ouvert, qui, souligne Ali, est notre unique chemin pour échapper à la tyrannie des multinationales, sera douloureusement élevé au moins dans un premier temps. Nos oligarques n’ont pas l’intention de se laisser condamner à mort sans se défendre sauvagement.
Ali rappelle que même son ami défunt Hugo Chavez, le fougueux président socialiste du Venezuela, n’était pas insensible à l’intimidation des forces de l’establishment. «Je me rappelle avoir parlé de nombreuses fois à Chavez, et lui avoir demandé: Commandant, pourquoi vous arrêtez-vous là? Il m’a répondu que ce n’était pas réaliste de le faire à ce moment, que nous pouvions les réguler, mener la vie dure au capitalisme, utiliser l’argent du pétrole pour les pauvres, mais que nous ne pouvions pas renverser le système.» Et il ajoute : «Les Grecs et les Espagnols disent la même chose.»
«Je ne sais pas ce qu’a pensé Syriza, poursuit-il. S’il a pensé que nous pouvons diviser les élites européennes, que nous pouvons mener une grande campagne de propagande et qu’ils seront forcés à des concessions, c’était stupide. Les élites européennes, emmenées par les Allemands, ne se fissurent pas facilement. Elles ont piétiné les Grecs. Les dirigeants grecs auraient dit à leur propre peuple: ‹Nous allons essayer d’obtenir les meilleures conditions – sinon, nous vous rapporterons ce qui est arrivé et ce que nous devons faire.› En effet, ils sont tombés dans le piège européen. Les Européens n’ont pratiquement fait aucune concession importante.»
L’affrontement entre les Grecs et les élites économiques qui dominent l’Europe, «n’est pas économique», soutient Ali. L’Union européenne est «prête à dépenser des milliards pour combattre les Russes en Ukraine. Ce n’est pas une question d’argent. Ils peuvent gaspiller leur foutue monnaie, comme ils se préparent à le faire et le font en Ukraine. Avec les Grecs, ils prétendent que c’est pour des raisons économiques, mais c’est politique. Ils craignent que si les Grecs s’en tirent, la maladie se propage. Il y a des élections en décembre en Espagne. Si Podemos [le parti de l’aile gauche en Espagne] gagne, avec la Grèce qui aurait déjà gagné et emprunterait, même modestement, une voie différente, les Espagnols diraient que les Grecs l’ont fait. Ensuite, il y a les Irlandais, qui attendent patiemment avec leurs partis progressistes, et qui disent ‹Pourquoi ne ferions-nous pas ce que Syriza a fait? Pourquoi ne pas nous unir et prendre d’assaut notre extrême-centre?›»
Ali dit qu’il a été «choqué et fâché par tous les espoirs qui ont été placés dans Obama par la gauche». Il a fustigé ce qu’il appelle l’obsession américaine de l’identité. Barack Obama, selon lui «est un président impérialiste et se conduit comme tel, indépendamment de la couleur de sa peau». Ali désespère de la politique du genre qui alimente une éventuelle course à la présidence de Hillary Clinton, qui serait la première femme présidente.
«Ma réponse : et alors qu’est-ce-que ça peut foutre? Si elle bombarde des pays et lance des drones sur des continents entiers, quelle différence fait son sexe si sa politique est la même? C’est ça l’important. La politique a été dévaluée et avilie sous le néolibéralisme. Les gens se replient sur la religion ou l’identité. C’est désastreux. Je me demande s’il est même possible de créer quelque chose à une échelle nationale aux États-Unis. Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux se concentrer sur les grandes villes et les États pour développer quelques mouvements où ils pourraient avoir une influence, à Los Angeles, à New York ou dans des États comme le Vermont. C’est peut-être plus sage de se concentrer sur trois ou quatre choses, pour montrer que c’est possible. Je ne peux pas imaginer que l’ancienne manière de construire un parti politique de gauche, sur le modèle des structures républicaines et démocratiques, pourrait marcher. Ces gens ne travaillent qu’avec l’argent. Ils ne parlent même jamais avec des gens ordinaires. C’est la démocratie de la carte de crédit. La gauche ne peut pas et ne doit pas les imiter. L’Amérique est la noix la plus dure à casser, mais tant qu’elle ne l’est pas, nous sommes condamnés à échouer.»
Ali craint que si les Américains prenaient conscience politiquement et se mettaient à résister, l’État profond imposerait une forme nue de répression militarisée. La réaction du gouvernement aux bombes qui ont explosé en 2013 lors du marathon de Boston l’a abasourdi. Les autorités «ont fermé une ville entière avec le soutien de la population». Il affirme que la déclaration virtuelle de loi martiale à Boston était une répétition générale.
«S’ils peuvent le faire à Boston, ils peuvent le faire dans d’autres villes. Ils avaient besoin d’essayer à Boston pour voir si cela fonctionne. Cela m’a terrifié.»
«La fabrication de menaces engendre la peur. Cela crée des citoyens somnambules. Ils les officiels] n’ont jamais essayé de le faire à cette échelle quand ils combattaient l’Union soviétique et l’ennemi communiste, qui était censé être la menace la pire et la plus dangereuse qu’on ait jamais connue. Maintenant, ils le font au motif de lutter contre une poignée de terroristes sanguinaires.» Mais des groupes comme Black Lives Matter donnent un peu d’espoir.
«Les partis de gauche traditionnels ont été anéantis, et il en va de même pour les segments radicaux de la population afro-américaine et leurs organisations, explique-t-il. Ils ont été physiquement éliminés. Martin Luther King et Malcolm X, parmi les leaders les plus doués, ont été assassinés. Les zones où vivent les noirs sur la côte Ouest ont été inondées de drogues. C’était une attaque soigneusement planifiée. Mais les jeunes gens qui sont arrivés à Black Lives Matter ont retrouvé cet esprit ancien. Lorsque Jesse Jackson est allé à Ferguson et s’est engagé dans la démagogie, il s’est fait chahuter. Ils ont fait la même chose sur la côte Est avec [Al] Sharpton. Ces leaders noirs, achetés, sont vus pour ce qu’ils sont.»
Ce qui préoccupe le plus Ali est que les organisations comme Black Lives Matter se contentent trop souvent de réagir aux événements et «ne comprennent pas entièrement que traiter ce problème de violence continuelle de l’État contre les citoyens exige des mouvements politiques». Il s’inquiète que les Américains manquent de compréhension de leur propre histoire et que très peu soient instruits en théorie révolutionnaire de base, de Karl Marx à Rosa Luxembourg. Cet analphabétisme, dit-il, signifie que les mouvements d’opposition sont souvent incapables d’analyser efficacement les structures et les mécanismes du pouvoir capitaliste et ne peuvent pas formuler de réponse politique sophistiquée.
«Pourquoi la classe ouvrière américaine n’a-t-elle pas produit un parti travailliste ou un bon parti communiste? La répression. Si vous regardez… ce qui s’est passé en Amérique dans les premières décennies du XXe siècle, vous voyez que des mercenaires privés étaient engagés pour stopper l’organisation politique. C’est une histoire qui n’est pas soulignée. Ce misérable néolibéralisme a dégradé l’enseignement de l’histoire. C’est un sujet qu’ils haïssent vraiment. C’est une politique qu’ils peuvent reprendre, parce qu’ils utilisent l’anticommunisme. Mais l’histoire est un énorme problème. Vous ne pouvez pas comprendre l’émergence de Syriza sans comprendre la Seconde Guerre mondiale, le rôle des partisans, le rôle du parti communiste qui a organisé les partisans et comment, à un moment donné, 75% du pays était contrôlé par ces partisans. Ensuite, l’Ouest est arrivé et a lancé une nouvelle guerre, Churchill l’a faite avec le soutien de Truman [et de Staline, Note du Saker Fr], pour vaincre ces gens.»
«J’étais favorable au mouvement Occupy, mais pas avec l’idée de n’avoir aucune revendication. Ils auraient dû avoir une charte réclamant un service de santé gratuit, la fin du contrôle des entreprises pharmaceutiques et des compagnies d’assurance sur le service de santé, l’éducation gratuite à tous les niveaux pour tous les Américains. L’idée, défendue par des anarchistes comme John Holloway, que vous pouvez changer le monde sans prendre le pouvoir, est sans avenir. J’ai beaucoup de respect pour les anarchistes qui se mobilisent et luttent pour les droits des immigrés. Mais je suis critique à l’égard de ceux qui théorisent une politique qui n’est pas politique. Vous devez avoir un programme politique. Les anarchistes d’autrefois, en Espagne par exemple, avaient un véritable programme politique. Ce type d’anarchisme n’aboutit à rien. Et probablement que la moitié de ces groupes sont infiltrés. Nous avons les chiffres de tellement de gens du FBI qui étaient au parti communiste et dans leurs descendants trotskystes. C’était un nombre énorme. Les gens du FBI faisaient les décisions importantes.»
Ali soutient que l’échec des citoyens à construire des mouvements de masse pour démanteler la surveillance généralisée dans la foulée des révélations d’Edward Snowden est un exemple de notre propre aveuglement et de notre complicité dans notre propre oppression. Le culte du moi, un produit de la propagande de l’industrie néolibérale, infeste chaque aspect de la société et de la culture et conduit à la paralysie.
«Hollywood a remis un Oscar à Citizenfour et c’est le plus loin qu’il puisse aller. Comme si ça comptait. C’est ça qui est effrayant. Aucun mouvement civil n’a surgi, unifiant les citoyens contre la surveillance de masse. Le néolibéralisme a efficacement détruit la solidarité et l’empathie, avec l’aide des nouvelles technologies. C’est une culture du narcissisme.»
Ali prédit que l’actuelle spéculation mondiale pourrait déboucher sur un autre crash financier catastrophique. Ce nouveau crash donnera naissance à des «mouvements et des gens qui diront: Assez!» Si ces mouvements construisent des programmes politiques radicaux avec une vision socialiste alternative pour la société, notre capitalisme autoritaire peut être battu, mais si cette vision est absente, si la révolte n’est que réactive, les choses s’aggraveront. L’épicentre de cette bataille, soutient-il, sera aux Etats-Unis.
«Si rien ne se passe aux Etats-Unis, si rien n’est créé pour défier les excès du système et de l’empire, la situation sera mauvaise pour nous tous. On est condamné s’il ne se passe rien aux Etats-Unis.»
Chris Hedges a été pendant près de vingt ans correspondant en Amérique centrale, au Moyen-Orient, en Afrique et dans les Balkans. Il a fait des reportages dans plus de cinquante pays et a travaillé pour The Christian Science Monitor, National Public Radio, The Dallas Morning News et The New York Times, pour lequel il a été correspondant étranger pendant quinze ans.
Article original Information Clearing House (en anglais)
Pour s’informer sur le dernier ouvrage de Tariq Ali, The Extreme Centre: A Warning, cliquer ici.
Traduit par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone